Commentaire de Trib. trav. néerl. Bruxelles, 28 septembre 2023, R.G. 22/547/A
Mis en ligne le samedi 13 janvier 2024, par Sophie Remouchamps
Trib. trav. néerl. Bruxelles, 28 septembre 2023, R.G. 22/547/A
Dans un jugement du 28 septembre 2023, le tribunal du travail néerlandophone de Bruxelles a jugé, suite au licenciement d’un travailleur protégé au sens de la loi du 19 mars 1991, que, l’indemnité de protection n’étant pas une indemnité compensatoire de préavis, il n’y a pas lieu d’en soustraire les quatre semaines prévues pour financer l’outplacement du travailleur et que, par ailleurs, cette indemnité est cumulable avec une indemnité pour discrimination au sens de la loi du 10 mai 2007.
Les faits
Un employé d’une société active dans le secteur informatique sise à Zaventem a rempli plusieurs mandats au sein de l’entreprise depuis son engagement. Il fut dans un premier temps membre du conseil d’entreprise (élections sociales de 2000) et fut réélu lors des quatre élections suivantes. Il a également été secrétaire de ce conseil. En outre, depuis 2016, il a été élu membre du CPPT. L’intéressé est délégué de la CNE, organisation affiliée à la CSC.
Depuis 2015, il coordonne au sein de l’entreprise le travail des représentants du personnel et des délégués syndicaux pour son organisation. Ses activités syndicales, à mi-temps à partir de 2008, sont exercées à temps plein depuis 2012.
Le 27 juillet 2019, la société procède à la rupture de son contrat de travail sur le champ.
Celle-ci intervient après un entretien. Le courrier de licenciement reprend, comme motivation, des faits liés à sa conduite lors du dernier CPPT, ceci conjugué à un passé « lourd » en termes d’insubordination, de non-respect des règles et de refus injustifié d’accomplir la moindre prestation de travail ou formation pour l’employeur. La société précise ne pas pouvoir poursuivre une relation de travail avec un travailleur qui se considère au-dessus des règles les plus élémentaires de toute relation de travail et n’a pas de respect pour ses collègues et sa hiérarchie.
Des exemples des griefs formulés sont donnés, la société pointant des faits remontant à 2009. Elle souligne que, en 2015, lui fut reproché de ne pas s’être présenté au siège de l’entreprise et d’être resté à son domicile sans accord préalable de sa hiérarchie (le travail syndical étant effectué à son domicile). La société fait également état de privilèges qu’il se serait octroyés et en donne des exemples. Elle renvoie à un avertissement notifié le 11 août 2015, dans lequel elle lui reprochait ces pratiques, signalant notamment que son mandat ne pouvait entraîner ni avantage ni préjudice particulier.
Après avoir explicité d’autres griefs, la société en vient à la séance du CPPT du 9 juillet 2019, où elle considère que le point de non-retour a été atteint, l’intéressé ayant, 10 minutes après le début de la réunion, lancé une série d’attaques personnelles, injustifiées et inutiles, dépassant les limites de son mandat et la liberté d’expression. Les griefs sont ici également très détaillés. Est en outre pointé le fait qu’il a été en incapacité de travail, pour la réunion du conseil d’entreprise, qui devait se tenir deux jours plus tard.
Pour la société, le motif du licenciement est qu’elle n’accepte pas la manière dont l’intéressé gère son mandat et de manière plus générale sa relation de travail avec l’employeur, ceci étant constitutif d’une insubordination grave, mettant à mal la confiance qui doit normalement présider à la poursuite de la relation de travail.
La société informe également l’intéressé de la possibilité de bénéficier d’un outplacement.
Le 29 juillet 2019, elle est mise en demeure, par l’organisation syndicale, qui conteste la régularité du licenciement. Elle répond à ce courrier.
Le conseil de l’intéressé adresse alors une nouvelle mise en demeure de paiement de l’indemnité de protection.
Le 3 septembre 2019, la société procède au paiement de cette indemnité, de l’ordre de 195.000 €.
Une procédure judiciaire est lancée en langue française, procédure qui est déclarée nulle, vu la localisation de la société en région flamande. Une nouvelle citation est introduite devant le tribunal, cette fois en langue néerlandaise.
Objet de la demande
L’intéressé postule, en premier lieu, les intérêts sur l’indemnité de protection, celle-ci ayant été payée 41 jours trop tard, selon lui. Il renvoie à l’article deux, premier alinéa, 3°, de la loi sur la protection de la rémunération, en vertu duquel les intérêts sont dus de plein droit à partir du moment où l’indemnité elle-même est due.
Il demande également un complément d’indemnité de protection en corrigeant la rémunération de référence vu l’usage privé d’une voiture de société, ainsi que d’un GSM et le bénéfice d’une assurance de groupe.
Il conteste en outre la retenue de quatre semaines de rémunération (outplacement), l’indemnité payée n’étant pas une indemnité compensatoire de préavis.
Enfin, il demande paiement d’une indemnité pour discrimination, sur pied de la loi du 10 mai 2007, indemnité de l’ordre de 26.000 €.
La décision du tribunal
Le tribunal statue successivement sur la question du solde d’intérêts, ainsi que la rémunération de référence et aborde le point relatif à l’indemnité forfaitaire pour discrimination.
Pour ce qui est des deux premiers postes, elle tranche en droit la question de l’exigibilité de l’indemnité, eu égard à l’argument de l’employeur selon lequel cette indemnité n’est due qu’après 30 jours suivant la demande de réintégration. Le tribunal suit ici la position de l’employeur, le droit à cette indemnité n’existant que 30 jours après l’envoi de la demande de réintégration, qui entraîne – en cas de refus – le droit à l’indemnité de protection (le tribunal renvoyant à un arrêt de la Cour de cassation du 16 mai 2011 – S.10.0093.N).
Sur la composition de la rémunération de référence, le tribunal apprécie la contre-valeur des avantages (usage privé du véhicule : 400 €/mois ; usage privé du GSM – incluant Internet : 12 €/mois et assurance de groupe (en termes annuels) : 1.909 €). Elle fixe dès lors le montant à prendre en considération.
Il retient par ailleurs, sur la non-déduction des quatre semaines de rémunération pour outplacement, que les dispositions de la loi du 3 juillet 1978 (articles 67 à 69) ne peuvent être interprétées de manière extensive : le travailleur a perçu en l’espèce une indemnité de protection sur la base de la loi du 19 mars 1991 et non une indemnité de rupture. Les quatre semaines doivent dès lors lui être payées.
Le tribunal en vient, ensuite, à l’indemnité pour discrimination.
La position du demandeur est qu’il existe différents faits concordants de nature à présumer l’existence d’une discrimination directe : le moment du licenciement, le non-respect de la procédure prévue par la loi du 19 mars 1991 ainsi que les éléments repris dans la lettre du de rupture, qui vise ses activités syndicales.
Le tribunal relève que la société échoue à apporter la preuve contraire.
Il en vient à la question du cumul, reprenant la position des parties.
L’employé conteste l’interdiction de cumul, dans la mesure où ni la loi anti discrimination et ni celle du 19 mars 1991 ne contiennent une telle interdiction et que le législateur ne l’a pas davantage envisagée. Il plaide que la loi du 19 mars 1991 protège les représentants du personnel et vise uniquement la réparation du préjudice lié au mandat et que, en conséquence, les deux lois ont un objet différent et couvrent un dommage distinct.
La société conteste l’ensemble des éléments de l’argumentation du travailleur.
Pour le tribunal, l’interdiction de cumul n’est prévue par aucun texte, non plus que par la directive 2000/78 du 27 novembre 2011, soulignant que l’article 16 de la loi du 19 mars 1991 mentionne explicitement que l’indemnité de protection vaut indépendamment de toute autre indemnisation du fait d’un dommage matériel ou moral. Pour le tribunal, les deux législations ont un objectif différent et couvrent un dommage distinct.
L’indemnité de protection couvre notamment le non-respect des conditions de licenciement et des procédures reprises dans la loi, alors que la loi anti discrimination couvre le dommage subi du fait d’une discrimination opérée sur la base d’un critère protégé. Elle ne prévoit pas le paiement d’une indemnité pour un dommage découlant du licenciement mais couvre tout dommage aussi bien moral que matériel. Il ne s’agit pas du même dommage, découlant de la même cause.
Pour ce qui est de l’indemnité, le tribunal passe ensuite en revue les points importants de la loi anti discrimination, constatant qu’aucune contestation n’existe sur la circonstance qu’en l’espèce est visé le critère de la conviction syndicale.
Il retient qu’existent des éléments permettant de présumer, prima facie, de l’existence de la discrimination et conclut, avec le ministère public, que si la société soutient qu’il existe à la base du licenciement des faits inadmissibles, elle ne les établit pas. Ceux-ci ne sont pas suffisamment avérés et le tribunal fait dès lors droit à la demande sur ce point.
Enfin, il examine brièvement une demande de dommages et intérêts pour abus de droit et estime celle-ci non fondée, l’intéressé ne démontrant pas une faute différente du non-respect des règles relatives à la rupture du contrat.
Intérêt de la décision
Trois points importants seront tranchés dans cette affaire.
Le premier est sans conteste celui relatif au cumul de l’indemnité de protection prévue par la loi du 19 mars 1991 et de celle allouée en cas de licenciement intervenant sur la base d’un critère protégé par la loi du 10 mai 2007. Ainsi que le relève très judicieusement le tribunal, aucun texte n’interdit le cumul de ces deux indemnités, les deux législations poursuivant des buts différents et le préjudice réparé étant distinct.
Par ailleurs, l’on notera que le tribunal a fait droit à la position du demandeur, qui estime que, si le travailleur bénéficie d’une indemnité dans le cadre de la loi du 19 mars 1991, il s’agit d’une indemnité de protection spécifique (par ailleurs non cumulable avec l’indemnité de rupture) et que celle-ci ne peut se voir retrancher les quatre semaines liées à l’outplacement, comme dans le cas du paiement d’une indemnité de rupture.
Enfin, l’on sait que, par le passé, les juridictions du travail ont été fréquemment interrogées sur la sanction d’un licenciement d’un travailleur bénéficiant de la protection de la loi du 19 mars 1991 intervenant sans respecter la procédure prévue par la loi, étant la saisine préalable soit du tribunal du travail soit de la commission paritaire. La loi anti discrimination ouvre une voie en vue de la réparation de ce manquement, étant que, selon les principes généraux, si le travailleur établit des faits faisant présumer a priori de l’existence d’une violation de la loi, il appartient à la société d’établir la preuve contraire, étant que le licenciement (ou la mesure envisagée) ne repose pas sur un critère protégé.
À cet égard, l’on peut renvoyer un arrêt de la Cour du travail de Mons du 9 septembre 2022 (C. trav. Mons, 9 septembre 2022, R.G. 2022/AN/1205 (décision commentée), qui a considéré que dès lors que le travailleur bénéficiait de la protection de la loi du 19 mars 1991, celle-ci étant d’ordre public et n’autorisant son licenciement que pour des motifs encadrés (motif grave préalablement admis par la juridiction du travail ou motif d’ordre économique ou technique préalablement reconnu par l’organe paritaire compétent), le licenciement intervenu sans respecter les procédures imposées constitue la présomption de discrimination exigée par la loi du 10 mai 2007. La charge de la preuve de l’absence de discrimination revient à la société, qui doit établir celle-ci ou prouver que la distinction directe qui a été opérée est objectivement justifiée par un but légitime et que les moyens de réaliser ce but étaient appropriés et nécessaires. (Rappelons qu’un recours en cassation a été introduit contre cet arrêt).