Commentaire de Trib. trav. Hainaut (div. Charleroi), 10 octobre 2022, R.G. 21/858/A
Mis en ligne le mardi 13 juin 2023
Tribunal du travail du Hainaut (division Charleroi), 10 octobre 2022, R.G. 21/858/A
Terra Laboris
Dans un jugement du 10 octobre 2022, le Tribunal du travail du Hainaut (division Charleroi) conclut au caractère abusif du licenciement d’une ouvrière qui réclamait le statut d’employée, vu la nature des fonctions qu’elle exerçait au sein d’une société de titres-services.
Les faits
Une travailleuse a été engagée par une société de titres-services, pour laquelle elle a presté du 7 octobre 2016 au 11 mai 2020. Divers contrats et avenants sont intervenus, l’intéressée prestant à temps partiel et son horaire ayant été augmenté et, ensuite, réduit à partir du 1er septembre 2019. Précédemment, elle avait été écartée pour cause de grossesse de juin 2018 à mars 2019. Ses fonctions ont évolué au fil du temps, ayant été aide-ménagère pendant la période ayant précédé l’écartement et, ensuite, employée administrative dans une « centrale de repassage ».
Le 17 janvier 2020, l’employeur a mis fin au contrat moyennant prestation d’un préavis de treize semaines, qui a été presté. Le motif du chômage est « ne convient plus ».
Une requête a été déposée devant le Tribunal du travail du Hainaut (division Charleroi) le 10 mai 2021, la demanderesse sollicitant essentiellement l’octroi de dommages et intérêts. Il s’agit d’un montant de 2.500 euros nets pour abus de droit de licencier et de 1.250 euros nets en réparation d’une discrimination. Un euro provisionnel est également sollicité pour d’autres sommes (primes, pécules et arriérés de rémunération ou autres).
La décision du tribunal
Le tribunal reprend la réglementation relative aux titres-services, rappelant la loi du 20 juillet 2001 visant à favoriser le développement de services et d’emplois de proximité, le système ayant pour objectif d’augmenter le volume de l’emploi, de combattre le travail illégal, de subvenir à certains besoins en services et de concourir à la croissance économique par le développement de nouvelles activités. Il reprend pour ce les travaux préparatoires (Exposé des motifs, Doc. parl., Ch. repr., 2000-2001, n° 1281/2001, p. 9).
Il rappelle le fonctionnement du système, via l’émission de titres-services par une entreprise émettrice, titres qui constituent un mode de paiement et dont l’utilisation permet un traitement fiscal favorable. En 2001, le système était géré par l’ONEm, s’agissant d’une question de la compétence de l’autorité fédérale. Depuis le 1er juillet 2014, à la suite de la sixième réforme de l’Etat, ce sont les Régions qui sont compétentes, une période transitoire ayant été prévue, jusqu’au 31 décembre 2015. Actuellement, il existe dès lors trois types de titres-services (wallons, flamands et bruxellois).
Le tribunal précise que les dispositions légales ont été adaptées, mais sur certains points, les textes fédéraux d’origine restant applicables tant qu’ils n’ont pas été modifiés.
Pour ce qui est des travaux autorisés, ceux-ci sont énumérés strictement par la réglementation. Il peut s’agir de travaux au domicile de l’utilisateur (nettoyage, lessive, repassage et, éventuellement, couture et préparation de repas) ou en dehors du domicile de celui-ci (courses, accompagnement par transport d’une personne à mobilité réduite, repassage et petits travaux de couture occasionnels).
L’activité de repassage ainsi que les activités assimilées sont décrites à l’arrêté royal du 12 décembre 2001, étant l’enregistrement, le triage, le contrôle, l’assemblage, l’emballage et la livraison.
En Région wallonne, l’entreprise s’engage, en vertu de l’article 2quater de l’arrêté royal du 12 décembre 2001 (disposition adaptée), à organiser l’enregistrement des titres-services de manière telle que puissent être vérifiés précisément à la fois les prestations mensuelles de chaque travailleur individuellement, l’utilisateur et les titres-services correspondant aux prestations.
Le tribunal cite un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 28 mars 2018 (R.G. 2016/AB/1.110), qui a rappelé que la limitation du système à certaines activités est strictement nécessaire, compte tenu de l’importance de la subvention publique.
Après ce rappel des règles applicables, il passe à l’examen des fonctions exercées par la demanderesse.
Il n’est pas contesté que son travail d’aide-ménagère a évolué vers des fonctions administratives (gestionnaire de la centrale). Pour l’employeur, ces fonctions sont reprises dans celles autorisées par la réglementation sur les titres-services, la société exposant qu’elle complétait le document journalier interne avec le nombre de clients, les bons de repassage avec les intervenants, etc. L’intéressée a demandé la qualification d’employée en commission paritaire n° 200. La prestation ne pouvant être payée avec des titres-services, il a refusé.
Le tribunal acte que la société admet dès lors ne pas avoir donné le statut d’employée pour des raisons financières, étant qu’elle n’aurait plus pu bénéficier des subsides en cause.
L’examen du dossier fait apparaître que les fonctions exercées étaient des tâches administratives, qui ne se limitaient pas à des fonctions de gestion de la centrale (étant la gestion des plannings, l’encodage du chômage économique, des dérogations à l’horaire de travail à temps partiel, etc.). Il en découle que, l’intéressée n’effectuant plus aucun travail manuel depuis mars 2019 mais de nouvelles fonctions (en face d’une autre employée administrative d’ailleurs, employée qu’elle remplaçait au besoin), le travail était bien celui d’une employée. Le tribunal note encore que la seule gestion de la centrale de repassage n’aurait pas permis l’occupation de l’intéressée à raison de son horaire à temps partiel de trente-trois heures par semaine.
Il examine ensuite les chefs de demande, étant des dommages et intérêts pour abus de droit de licencier d’une part et pour discrimination injustifiée par rapport à l’autre employée, de l’autre.
Il reprend les critères de l’abus de droit dans la théorie générale (articles 1134 et 1382 du Code), rappelant qu’intervient dans l’appréciation de l’exercice du droit en cause le critère de proportionnalité. Il y a notamment abus de droit lorsque le préjudice causé est sans proportion avec l’avantage recherché ou obtenu par le titulaire du droit (avec renvoi à divers arrêts de la Cour de cassation, dont Cass., 19 mars 2015, n° C.13.0218.F).
En l’espèce, le tribunal examine les relations entre parties, l’employeur étant satisfait de la qualité des prestations de l’intéressée, ainsi que ceci ressort d’un courriel envoyé en janvier 2020, soit dans le décours du licenciement.
Pour la demanderesse, le licenciement est intervenu en représailles à ses demandes de se voir reconnaître le statut d’employée. Le tribunal note encore que la gérante a précisé avoir donné le préavis « à titre d’électrochoc », avec le sous-entendu qu’elle pouvait être réengagée si elle retrouvait sa motivation (le manque de motivation n’étant nullement établi dans le dossier).
Il conclut que le licenciement n’était pas justifié, ni par la qualité du travail ni par l’attitude de l’intéressée. En outre, l’employeur n’établit pas l’existence de motifs économiques, la société faisant des bénéfices. Il y a eu détournement du droit de licenciement de sa finalité économique et sociale.
L’abus de droit est ainsi retenu et doit être réparé par l’octroi de dommages et intérêts. Ceux-ci sont évalués ex aequo et bono à 2.500 euros nets (le tribunal renvoyant pour ce montant à C. trav. Mons, 10 septembre 2018, R.G. 2017/AM/60).
Un second chef de demande ayant été introduit, vu la discrimination vantée par la demanderesse au motif qu’elle n’aurait pas obtenu les avantages qu’elle aurait été en droit de recevoir si elle avait été employée, le tribunal retient qu’à défaut de demande écrite au dossier constatant la réclamation de l’intéressée desdits avantages, le préjudice matériel n’est pas avéré. Il reconnaît cependant un préjudice moral, étant le manque de reconnaissance de son travail. Un forfait de 100 euros est accordé pour ce chef de demande.
Reste encore un point relatif aux intérêts sur les dommages et intérêts. Ceux-ci n’étant pas de la rémunération, il n’y a pas d’intérêts légaux. En outre, aucune mise en demeure n’ayant été adressée, les intérêts judiciaires sont dus.
Intérêt de la décision
La demanderesse n’a pas introduit une action fondée sur la C.C.T. n° 109 mais s’est référée à la théorie générale de l’abus de droit. Elle était, dès lors, tenue de remplir son obligation de charge de la preuve, celle-ci appartenant au demandeur, en vertu du droit commun.
Elle s’est appuyée sur des figures de l’abus de droit : le manque de proportion avec l’avantage recherché ou obtenu par le titulaire du droit et le préjudice causé au co-contractant, le détournement de la finalité économique et sociale du droit et l’intérêt légitime de son exercice.
Dans ses développements, le tribunal rappelle à cet égard un jugement précédent du Tribunal du travail du Hainaut (division Tournai) du 21 juin 2019 (R.G. 18/225/A – précédemment commenté), qui a souligné que la pierre angulaire de la théorie de l’abus de droit est le respect des droits d’autrui. L’intérêt légitime est un des critères de l’abus de droit et la décision a souligné à cet égard que celui-ci peut exister lorsqu’un droit est exercé sans intérêt raisonnable et suffisant, ainsi en cas de disproportion entre le préjudice causé et l’avantage recherché ou obtenu. Il s’agit d’apprécier les intérêts en présence et, dans cet examen, le juge doit tenir compte de toutes les circonstances de la cause. Les arrêts de la Cour de cassation cités sont des arrêts rendus en chambre civile (et non sociale).
Le détournement de la finalité du droit de rupture a été retenu en l’espèce eu égard aux circonstances de la cause : absence de motif pouvant justifier la rupture (que ce soit sur le plan du travailleur ou pour un motif économique), contexte de mésutilisation par l’employeur de la réglementation en matière de titres-services et existence manifeste d’un statut qui ne correspondait pas à la nature des fonctions exercées. Le comportement de l’employeur est également intervenu au titre de circonstance particulière prise en compte par le tribunal.