Commentaire de C. trav. Bruxelles, 21 décembre 2022, R.G. 2021/AB/347
Mis en ligne le vendredi 14 juillet 2023
Cour du travail de Bruxelles, 21 décembre 2022, R.G. 2021/AB/347
Terra Laboris
Dans un arrêt du 21 décembre 2022, la Cour du travail de Bruxelles considère que, si deux indemnités sont postulées suite au licenciement, étant une indemnité pour abus de droit de licencier et une indemnité C.C.T. n° 109, cette dernière doit s’effacer devant l’indemnité que le travailleur pourrait obtenir en raison d’un abus de droit.
Les faits
Une employée de banque se retrouve, après sept ans d’ancienneté, en incapacité de travail pour maladie, étant constatés des symptômes de burnout. A sa reprise du travail, elle entreprend de contacter le conseiller en prévention-aspects psychosociaux et rencontre la directrice des ressources humaines, à qui elle s’ouvre de mauvaises relations avec son supérieur hiérarchique, se plaignant essentiellement du comportement de ce dernier à son égard.
Quelque temps après, elle est convoquée par un autre membre de la direction, qui souhaite la rencontrer eu égard à des « éléments véritablement interpellants » en ce qui concerne la conduite de certains de ses dossiers, qui avaient dû être pris en charge par des collègues vu son absence pour vacances. La convocation précise également que des éléments graves avaient été portés à la connaissance de la direction et que ceci exigeait des explications immédiates.
A sa reprise du travail, l’intéressée est convoquée et, lors de l’entretien qui se tient, il lui est reproché de ne pas avoir respecté les procédures internes. Le compte rendu de l’entretien lui est envoyé par voie recommandée (compte rendu très détaillé), lequel conclut qu’il a été pris acte des éléments d’éclaircissement apportés et qu’une décision rapide interviendra.
Deux jours plus tard, un courrier de licenciement pour motif grave lui est adressé.
L’employée conteste les reproches qui lui sont faits, par la voie de ses conseils. Elle avait entre-temps sollicité un entretien personnel avec le conseiller en prévention et elle introduit alors une demande d’intervention psychosociale formelle, décrivant des faits de harcèlement dont elle aurait été victime.
Dans le délai légal, les motifs du licenciement sont notifiés dans un long courrier circonstancié. Elle est informée dans le même temps par le service externe que la plainte ne pourrait pas être reçue, étant postérieure au licenciement.
Une procédure est introduite immédiatement devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles, réclamant diverses sommes (une indemnité compensatoire de préavis, une indemnité pour non-respect de la procédure préalable au licenciement de secteur, une prime de fin d’année, une indemnité pour abus de droit équivalente à six mois de rémunération, ainsi qu’une autre de dix-sept semaines pour licenciement manifestement déraisonnable, une autre encore pour discrimination sur la base de l’état de santé actuel de six mois de rémunération, ainsi enfin qu’un dommage moral en raison de faits de violence et de harcèlement moral au travail à l’origine de l’incapacité de travail).
La société n’introduit pas de demande reconventionnelle, se limitant à solliciter la condamnation de la demanderesse aux dépens, en ce compris l’indemnité de procédure, qui est fixée par la banque à 12.000 euros.
Le tribunal du travail statue par jugement du 19 mars 2021 (R.G. 20/1.463/A). Il accueille partiellement les demandes, étant l’indemnité compensatoire de préavis, celle également due vu la procédure de licenciement dans le secteur des banques, la prime de fin d’année et, enfin, des montants au titre d’« unités d’intéressement différé » acquises au moment du licenciement.
La banque interjette appel, de même que la demanderesse originaire, cette dernière demandant que les postes rejetés en première instance (essentiellement l’indemnité pour abus de droit, pour licenciement manifestement déraisonnable, pour discrimination et pour dommage moral) lui soient alloués.
La décision de la cour
La cour rend un arrêt particulièrement motivé sur chacun des postes.
Son examen commence par le motif grave de licenciement, dont elle rappelle les grands principes, notamment quant au respect des délais. Elle souligne ici que la banque a eu la sagesse d’effectuer une audition et que la personne ayant le pouvoir de rompre les contrats de travail n’a été informée qu’à une date donnée, à laquelle est fixée la connaissance certaine des faits imputés. La cour rejette que cette audition ait été utilisée à des fins dilatoires, soulignant qu’en l’espèce, elle constitue le point d’aboutissement naturel d’une enquête qui, au vu des faits reprochés de non-respect d’une procédure officielle et obligatoire, méritait plus que jamais de recueillir les explications de la travailleuse afin de se forger une conviction.
Sur le fond du motif grave, la cour reprend longuement les faits et les échanges entre les parties. Elle constate des fautes dans plusieurs dossiers, dont un en particulier, fautes qu’elle considère graves dès lors qu’elles exposent les clients concernés à des déconvenues financières, font courir pour la banque le risque d’engager sa responsabilité et sont susceptibles de placer celle-ci dans une position délicate dans l’éventualité d’un contrôle. Elle conclut que l’impact négatif sur la relation de confiance d’actes posés sciemment et en cascade, en infraction à la procédure interne de la banque, ne peut être relativisé en considération de l’absence de préjudice, s’agissant d’une procédure mise en place dans un cadre légal contraignant pour prévenir tout dommage. Ces fautes suffisent en elles-mêmes pour avoir pu rendre immédiatement et définitivement impossible la poursuite de la collaboration professionnelle.
La cour passe à l’examen d’autres faits, qu’elle apprécie séparément quant à leur existence ou leur gravité. Elle conclut son examen en réformant le jugement, qui avait admis le droit à une indemnité compensatoire de préavis.
Le poste relatif à l’indemnité sectorielle est dès lors également rejeté, ainsi que la prime de fin d’année et les unités d’intéressement différé.
Elle examine ensuite la question du cumul d’une demande d’indemnité pour abus de droit de licencier ainsi que d’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable au sens de la C.C.T. n° 109, retenant que ces deux demandes sont formulées à titre principal et mises sur le même pied, ce qui est réitéré ainsi en degré d’appel. Elle souligne qu’une difficulté à cet égard peut résulter de l’article 9, § 3, de la C.C.T. n° 109, qui limite les possibilités de cumul, étant que celui-ci est refusé avec toute autre indemnité due par l’employeur à l’occasion de la fin du contrat de travail hors indemnité de préavis, indemnité de non-concurrence, indemnité d’éviction ou indemnité complémentaire payée en plus des allocations sociales. Pour la cour, en règle, il y a interdiction de tout cumul de l’indemnité prévue par la C.C.T. n° 109 avec « toute autre indemnité » qui serait « due par l’employeur à l’occasion de la fin du contrat de travail ». Par dérogation, un cumul est autorisé avec quatre indemnités.
Or, les dommages et intérêts dus en réparation du préjudice causé par l’employeur suite à un abus de droit de licencier sont une indemnité « due par l’employeur à l’occasion de la fin du contrat de travail » et réparent le préjudice causé par la faute commise par l’employeur à l’occasion de la rupture et donc de la fin du contrat. Elle devrait dès lors s’effacer devant l’indemnité que le travailleur obtiendrait en raison d’un abus de droit de licencier, approche que la cour considère se concilier parfaitement avec la hiérarchie des sources des obligations dans les relations de travail telle que fixée à l’article 51 de la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires.
Que cette indemnité pour abus de droit sanctionne un comportement différent de l’employeur et qu’elle vise également un dommage distinct de celui couvert par l’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable n’est pas de nature à justifier, pour la cour, une autre lecture de la disposition. Le texte de l’article 9, § 3, est clair et ne prête pas à une autre interprétation.
La cour s’écarte également des suites qui pourraient être données au commentaire de l’article 8 de la C.C.T. n° 109, selon lequel le contrôle du caractère déraisonnable du licenciement « ne porte pas sur les circonstances du licenciement » mais sur la question du motif (en lien ou non avec les motifs autorisés). La cour cite une doctrine contraire (B. PATERNOSTRE et M.-C. PATERNOSTRE, « Licenciement manifestement déraisonnable et abus du droit de rupture : cumul des indemnités ? », Ors., 2018/2, p. 26).
Elle en conclut que c’est au travailleur d’articuler ses demandes au mieux de ses intérêts en tenant compte de cette règle. Elle appuie cette idée du choix à assumer en renvoyant également au commentaire de l’article 9, selon lequel, « en lieu et place de la sanction visée par le présent article, il reste loisible au travailleur de demander la réparation de son dommage réel, conformément aux dispositions du Code civil ». En conséquence, la cour considère qu’il faut traiter d’abord la demande d’indemnité pour licenciement abusif et ensuite, s’il échet, celle pour licenciement manifestement déraisonnable.
Elle en vient, ainsi, à l’examen de l’abus de droit, théorie dont elle rappelle le fondement, renvoyant à l’article 16 de la loi du 3 juillet 1978 ainsi qu’à l’article 1134 de l’ancien Code civil. Elle revient également sur les modes de preuve des éléments constitutifs de l’abus. Les développements relatifs à l’espèce sont brefs, eu égard à l’admission du motif grave.
Dans le cadre de la C.C.T. n° 109, la demande est également rejetée, la cour confirmant ici la conclusion du premier juge, vu l’existence de fautes liées à la conduite, qui ont d’ailleurs justifié, en degré d’appel, le motif grave.
Un rappel des principes est ensuite fait en ce qui concerne l’indemnité sollicitée pour discrimination. La conclusion de la cour est identique, le fondement du licenciement étant les fautes retenues. Elle constate ne relever aucune trace de discrimination fondée sur l’état de santé actuel ou futur dans le dossier, la circonstance que l’intéressée venait de déclarer une nouvelle période d’incapacité de travail ne changeant rien à la chose.
Enfin, pour le préjudice subi suite aux faits de harcèlement, le rappel des principes est également suivi d’un examen des éléments de fait présentés, et la cour conclut qu’il ne ressort pas des éléments soumis que l’on pourrait présumer l’existence de violence ou de harcèlement moral au travail.
L’appel de l’employeur est ainsi accueilli et l’appel incident rejeté. Les dépens sont fixés, pour les deux instances, à 25.000 euros, mis à charge de l’employée.
Intérêt de la décision
L’intérêt de cet arrêt du 21 décembre 2022 réside dans la position de la cour quant au cumul d’une demande d’indemnité pour abus de droit de licencier ainsi que de celle prévue par la C.C.T. n° 109.
Nous avons précédemment commenté un autre arrêt de la même date et rendu par la même chambre de la Cour du travail de Bruxelles (C. trav. Bruxelles, 21 décembre 2022, R.G. 2020/AB/702), où celle-ci a donné sa position sur la question d’autres cumuls, s’agissant en l’espèce d’une indemnité postulée suite au non-respect par l’employeur de la protection en cas de congé de paternité et de la convention collective de secteur prévoyant une procédure préalable au licenciement. Le cumul a été écarté, eu égard à l’interdiction de cumul visée à l’article 9, § 3, de la C.C.T. n° 109 (la cour ayant également précisé que certains travailleurs sont exclus du champ d’application de celle-ci, notamment ceux qui font l’objet d’un licenciement pour lequel l’employeur doit suivre une procédure spéciale fixée par la loi ou par une C.C.T.).
La question posée dans l’arrêt commenté (R.G. 2021/AB/347) concerne également l’article 9, § 3, de la C.C.T., mettant ici en lien les indemnités postulées au titre d’abus du droit de rupture et celles pour licenciement manifestement déraisonnable.
Pour la cour, peu importe que les indemnités sanctionnent un comportement différent de l’employeur et qu’elles visent un dommage distinct (celle-ci soulignant cependant que ce point est partagé par une importante doctrine et une « tout aussi importante » jurisprudence). Elle se fonde uniquement sur le texte de l’article 9, § 3, qui – étant une disposition claire – ne prête pas à une autre interprétation.
C’est, à notre sens, la première fois que de tels développements sont faits quant à la possibilité de cumul en cause.
La question mérite dès lors une réflexion approfondie.