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Faute de l’O.N.S.S. suite à une décision tardive : sanction

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 20 février 2023, R.G. 2022/AL/82

Mis en ligne le vendredi 28 juillet 2023


Cour du travail de Liège (division Liège), 20 février 2023, R.G. 2022/AL/82

Terra Laboris

Dans un arrêt du 20 février 2023, la Cour du travail de Liège (division Liège), statuant à propos d’un litige relatif à la réduction des cotisations de sécurité sociale pour premiers engagements, a jugé que la réparation du préjudice subi suite à la tardiveté d’une décision de l’O.N.S.S. peut dépasser la simple suspension du cours des intérêts.

Les faits

Une société familiale constituée en 2013 est active dans le secteur de l’immobilier, louant les immeubles qu’elle possède. Deux de ses fondateurs (époux) créent deux autres sociétés, s’occupant de gestion dans le domaine médical. Ils se sont également intégrés avec des tiers dans d’autres projets, étant des centres d’accueil pour personnes handicapées, un centre médical intégré, etc. Enfin, un de ces tiers a constitué une société de consultance dans le secteur médical.

La société initialement constituée a obtenu, pour cinq membres de son personnel occupés entre 2017 et 2020, des réductions de cotisations sociales « premiers engagements ». En mai 2021, l’O.N.S.S. a revu le dossier, estimant que les diverses sociétés créées constituent une même unité technique d’exploitation, essentiellement pour six d’entre elles. Les réductions « groupes-cibles » sont annulées et un remboursement de l’ordre de 40.000 euros est demandé.

L’Office introduit une procédure devant le Tribunal du travail de Liège et obtient un jugement par défaut, contre lequel la société interjette appel. Elle procède au paiement pour arrêter le cours des intérêts.

Position des parties devant la cour

La société appelante fait grief à l’O.N.S.S. de ne pas l’avoir invitée à faire valoir ses moyens de défense avant l’adoption de la décision en cause, considérant qu’il y a là une violation des droits de la défense ainsi que du principe de minutie. Elle sollicite en conséquence l’annulation de la décision. Elle considère également que celle-ci a un caractère tardif, ayant ainsi violé le principe de sécurité juridique et du délai raisonnable, et ce d’autant que cette décision est intervenue à un moment où elle n’occupait plus de personnel. Il y a en outre une faute civile en lien causal avec le dommage, eu égard à la longueur du délai mis à revoir la décision initiale. Enfin, sur le fond, elle conteste l’existence d’une même unité technique d’exploitation. Elle décline en outre divers arguments, à titre subsidiaire et plus subsidiaire encore.

Pour ce qui est de l’O.N.S.S., il défend la décision administrative et demande la confirmation du jugement.

La décision de la cour

La cour est amenée à rencontrer l’ensemble des critiques de la société en ce qui concerne les principes de bonne administration, étant en l’espèce le défaut d’audition préalable et la question du délai raisonnable, avant de se pencher sur la réduction des cotisations elles-mêmes.

Pour la cour, les principes de bonne administration pertinents sont celui d’égalité devant la loi, l’obligation de motivation matérielle, le caractère contradictoire de la procédure et le droit d’être entendu, le principe du raisonnable et ceux qui en sont dérivés (délai raisonnable et proportionnalité), le principe de confiance légitime, ainsi que celui de prudence et de devoir de minutie. La cour renvoie sur la question à la doctrine de J.-Fr. NEVEN et de D. DE ROY (J.-Fr. NEVEN et de D. DE ROY, « Principes de bonne administration et responsabilités de l’O.N.S.S. », La sécurité sociale des travailleurs salariés. Assujettissement, cotisations, sanctions, Bruxelles, Larcier, 2010, pp. 530 et s.).

Sont particulièrement pointées par la société la violation du principe contradictoire et du droit d’être entendu ainsi que celle du respect du délai raisonnable.

Sur le premier, la cour reprend le dossier administratif, qui révèle que le gérant a été entendu. Des extraits d’une audition sont repris. A supposer un défaut de contradiction durant la phase administrative établi – ce qui n’est pour la cour pas le cas –, le défaut d’audition serait sans conséquence sur le refus de réduction litigieux et, partant, ne pourrait constituer une faute à l’origine d’un dommage.

Pour ce qui est du délai raisonnable et de la demande de ne pas appliquer la décision sur pied de l’article 159 de la Constitution, la cour reprend la jurisprudence de la Cour de cassation (Cass., 24 novembre 1988, n° 8.242, notamment), selon laquelle cette disposition ne fait pas de distinction entre les actes visés et s’applique aux décisions, même non réglementaires, de l’administration et aux actes administratifs, fussent-ils individuels.

Pour la cour, il est exact que la décision est tardive mais, même envisagé en combinaison avec l’article 159 de la Constitution, il ne peut découler de ce constat que les cotisations ne seraient pas dues, la société en étant redevable, ces cotisations étant prévues par la loi du 27 juin 1969. Elle rappelle encore que la réduction est une exception à l’obligation de payer les cotisations entières et que, dans ce type de litige, la cour doit statuer sur les droits respectifs de l’O.N.S.S. et de l’employeur et non sur la décision qui se borne à les constater.

Pour ce qui est de la conséquence du dépassement du délai raisonnable, ce n’est dès lors pas la perte du droit de l’O.N.S.S. de réclamer les cotisations litigieuses mais uniquement la réparation du préjudice causé par la faute de l’O.N.S.S. La cour souligne ici que celui-ci peut d’ailleurs être plus large que la seule charge des intérêts.

Avant de clore son raisonnement sur cette question, elle envisage le cadre légal de la réduction des cotisations pour premiers engagements, faisant un très long rappel, fouillé et nuancé, de l’apport de la jurisprudence de la Cour de cassation ainsi que des juridictions de fond. Elle s’attache également à la notion d’augmentation de l’emploi, condition essentielle pour l’octroi de la réduction de cotisations. Celle-ci ne peut en effet être obtenue que si l’effectif du personnel de l’unité technique d’exploitation a augmenté au moment de l’engagement du nouveau travailleur et que les autres conditions légales sont remplies.

Elle en vient ensuite à l’examen des liens entre les sociétés, retenant l’existence d’un lien social entre la société immobilière et les autres personnes morales, ainsi qu’un lien économique. Elle approuve dès lors la décision de l’O.N.S.S., qui a conclu à l’existence d’une unité technique d’exploitation et à sa conclusion qu’il n’y a pas d’engagement de personnel au sens d’un gain net de travailleurs au sein de celle-ci.

Elle en revient, ensuite, à la question de la responsabilité de l’O.N.S.S. L’Office considère que, si la décision a été prise avant l’expiration du délai de prescription, il ne peut y avoir violation du principe du délai raisonnable, renvoyant à un arrêt de la Cour de cassation du 27 mai 2013 (Cass., 27 mai 2013, n° S.12.0005.F), dont l’enseignement est que le dépassement du délai raisonnable ne peut avoir pour effet de dispenser du paiement des cotisations.

Pour la cour du travail, rien ne fait cependant obstacle à ce qu’une faute de l’O.N.S.S. puisse être mise en lien causal avec un dommage et donner lieu à des dommages et intérêts, distincts des cotisations elles-mêmes. La responsabilité de l’Office peut en effet être engagée, renvoyant ici à la doctrine de P. JOASSART (P. JOASSART, « De la nature administrative des décisions de l’O.N.S.S. et de ses conséquences », La sécurité sociale des travailleurs salariés. Assujettissement, cotisations, sanctions, Bruxelles, Larcier, 2010, p. 501).

Il peut dès lors y avoir faute dans le comportement de l’O.N.S.S. indépendamment de la question de la prescription. En l’espèce, la cour rappelle que la première demande de réduction date du 29 mars 2017 et que celle-ci a été répétée cinq fois par la suite. Or, la décision intervient en mai 2021, soit quatre ans plus tard. Pendant ce délai, la cour note que les premiers actes d’enquête ont été posés deux ans après la demande et que celle-ci a été abandonnée jusqu’en février 2021, où elle a été close en deux mois.

Pour la cour, la faute de l’O.N.S.S. peut s’entendre d’une erreur de conduite (selon le critère de l’autorité normalement soigneuse et prudente placée dans les mêmes conditions), comme une erreur invincible, ou encore d’une autre cause de justification, de la violation d’une norme de droit national ou d’un traité international ayant des effets directs dans l’ordre interne, qui impose à cette autorité de s’abstenir ou d’agir d’une manière déterminée.

Elle se penche, enfin, sur le lien causal et retient qu’au moment où la décision a été prise, la société n’avait plus de personnel et était dès lors privée de la possibilité d’adapter sa politique d’engagement et, par ailleurs, qu’elle n’a pas anticipé dans sa trésorerie une dette d’une telle importance et n’a pu la payer que moyennant la vente d’un immeuble.

Tout en rejetant que le préjudice puisse être fixé à hauteur des cotisations, la cour retient l’existence de celui-ci pour les désagréments décrits par la société et le fixe en équité à 8.500 euros.

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la Cour du travail de Liège (division Liège) contient un rappel très utile des principes en la matière, question qui fait l’objet d’une jurisprudence très fournie.

Ce n’est cependant pas là son seul intérêt, puisque la société appelante a fait valoir la violation de principes généraux du droit, étant essentiellement les principes de bonne administration. La cour a rappelé les diverses facettes que ceux-ci peuvent avoir, étant essentiellement en question ici celui du délai raisonnable, la société considérant qu’il y a, du fait de ce dépassement, violation du principe de sécurité juridique. Elle a en conséquence sollicité le refus d’application de la décision pour l’avenir en vertu de l’article 159 de la Constitution et a demandé que soit retenue l’existence d’une faute civile devant donner lieu à des dommages et intérêts.

La cour du travail, reprend également l’arrêt POELMANS de la Cour européenne des droits de l’homme (Cr.E.D.H., 3 février 2009, Req. n° 44.807/06, POELMANS c/ BELGIQUE), qui a confirmé l’application du délai raisonnable à un litige de sécurité sociale.

Sur le plan des règles de droit, elle consacre en outre des développements importants à l’article 159 de la Constitution, dont elle rappelle qu’il s’applique aux décisions, mêmes non réglementaires, de l’administration et aux actes administratifs, fussent-ils individuels.

Enfin, la décision est intéressante sur la sanction de la faute, étant que, si elle ne peut entraîner la non-débition des cotisations elles-mêmes, la réparation du préjudice qu’elle cause peut excéder la suspension du cours des intérêts.


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