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Accident mortel d’un jeune travailleur : détermination de l’existence d’un accident du travail

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 12 décembre 2022, R.G. 19/353/A et 20/2.062/A

Mis en ligne le lundi 31 juillet 2023


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 12 décembre 2022, R.G. 19/353/A et 20/2.062/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 12 décembre 2022, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) conclut que, pour qu’il y ait contrat de travail, entraînant l’application de la loi du 10 avril 1971, il faut qu’existe entre les parties un accord sur le montant de la rémunération ou sur les éléments permettant de déterminer ce montant : ceci n’exige pas une indication expresse du montant de la rémunération elle-même.

Les faits

Un jeune ouvrier de vingt ans est décédé alors qu’il était occupé à démolir un mur (de neuf mètres de hauteur) situé dans un parking intérieur appartenant à une personne physique. Il est décédé suite à l’écrasement de sa cage thoracique par les blocs du mur écroulé.

Une procédure a été lancée à l’initiative de l’auditorat du travail devant le Tribunal correctionnel de Liège contre le commettant, d’une part pour défaut de déclaration et infractions à la loi du 4 août 1996 et de l’autre pour défaut de prévoyance et de précaution mais sans intention d’intenter à la personne d’autrui ayant involontairement causé la mort.

Les préventions ont été déclarées établies par jugement du tribunal correctionnel. Appel a été interjeté et, par arrêt du 13 décembre 2018, la cour d’appel a confirmé le jugement, sous réserve de deux émendations, étant d’une part une augmentation des heures de la peine de travail et d’autre part le renvoi de l’affaire devant le Tribunal du travail de Liège en application de l’article 74, alinéa 2, de la loi du 10 avril 1971, afin que ce dernier détermine s’il y avait accident du travail au sens légal et si les faits devaient donner lieu à une indemnisation en application de la loi.

L’affaire a été inscrite au rôle général du tribunal à l’initiative de l’auditorat. La mère du jeune ouvrier a pour sa part déposé une requête contradictoire contre l’assureur-loi d’une société dont le commettant était gérant et contre FEDRIS. Les causes ont été jointes par le tribunal.

Position des parties devant le tribunal

La demanderesse (mère du jeune travailleur) demande l’application de la loi du 10 avril 1971 sans développer d’arguments particuliers quant à l’existence ou non du contrat de travail ni concernant la qualification de l’accident.

Le commettant conteste qu’il y ait accident du travail au motif qu’aucune rémunération en argent n’avait été convenue et qu’aucun lien de subordination ne pouvait être retenu, la proposition de démolition émanant du travailleur, qui avait proposé de récupérer des matériaux et des châssis et étant totalement libre dans son organisation et son horaire.

FEDRIS retient que les éléments constitutifs du contrat de travail sont réunis, le commettant ayant confié un travail contre rémunération en nature, relevant que la qualification de contrat d’entreprise ne peut être retenue car le travailleur ne disposait d’aucune compétence pour accomplir des travaux de démolition non plus que d’un outillage adéquat pour ce faire. FEDRIS souligne également que le commettant est en défaut d’assurance pour couvrir les accidents du travail (l’accident était survenu lors de travaux effectués dans un parking lui appartenant personnellement et non à la société dont il est gérant). A titre subsidiaire, si le tribunal devait retenir que les travaux étaient effectués pour compte de la société, FEDRIS demande la condamnation de l’assureur-loi.

Quant à ce dernier, il plaide l’absence de contrat de travail entre le travailleur et la société qu’elle assure, les travaux ayant été effectués pour compte propre du gérant à titre privé.

La décision du tribunal

Le tribunal fait une remarque liminaire quant à l’autorité de la chose jugée de l’arrêt de la cour d’appel, contestée par le commettant.

Il reprend la doctrine de Charles-Eric CLESSE (Ch.-E. CLESSE, « Procédure judiciaire », Droit pénal social, Larcier, 2022, p. 643), qui a rappelé que l’article 74, alinéa 2, de la loi du 10 avril 1971 ne vise pas uniquement les questions relatives à l’existence de l’accident ou à ses éléments constitutifs, mais toute question qui se pose quant à l’interprétation de la loi elle-même. L’auteur conclut que, si le juge correctionnel est saisi d’une contestation relative au champ d’application de la loi – ainsi quant à l’existence d’un lien de subordination –, il doit saisir le tribunal du travail et poser cette question préjudicielle. A défaut, la décision du juge pénal est sur ce point dépourvue de l’autorité de la chose jugée. Le tribunal conclut sur la question que l’étendue de la chose jugée se limite à ce qui a été certainement et nécessairement jugé par le juge pénal relativement aux faits mis à charge du prévenu, qui sont des préventions pouvant être imputées sans que soit constatée l’existence d’un contrat de travail.

Il en vient ainsi à la recherche des éléments permettant de vérifier l’existence du contrat de travail. Il rappelle quelques principes, soulignant que ce contrat suppose un accord des parties sur le montant de la rémunération ou sur les éléments permettant de déterminer ce montant. Renvoyant à un arrêt de la Cour de cassation du 22 novembre 2004 (Cass., 22 novembre 2004, n° S.04.0090.N), il précise que l’accord sur le paiement d’une rémunération ne requiert pas une indication expresse du montant de celle-ci : il suffit qu’il soit convenu qu’une rémunération sera payée et que celle-ci soit déterminable. C’est l’intention de rémunérer les prestations de travail qui doit être établie.

Il en vient ainsi à l’examen des éléments du dossier, rappelant que le commettant avait envisagé la démolition du mur en question, étant en infraction urbanistique, et que le travailleur a été sollicité par lui pour réaliser les travaux en cause. Le mur se situait sur la propriété privée de l’intéressé et le choix de la démolition lui appartenait entièrement, tout comme la décision finale de procéder effectivement à celle-ci. Dès lors par ailleurs que le commettant avait l’intention de laisser au travailleur la propriété de matériaux (et de châssis) en contrepartie du travail fourni, un accord doit être constaté sur la réalisation du travail (la démolition) contre rémunération (les châssis et matériaux).

Plus délicate est pour le tribunal la question du lien de subordination, étant de déterminer si celui-ci existait entre l’ouvrier et le commettant lui-même ou entre l’ouvrier et la société.

Il rappelle que le jeune travailleur avait manifesté sa volonté de suivre une formation de peintre dans le cadre d’une convention de stage pour la société elle-même et qu’il avait travaillé quelques jours à l’essai pour celle-ci au mois d’août 2014 (l’accident étant survenu en septembre). Par ailleurs, la nature du travail n’a pas de lien avec les travaux de peinture, qui constituent l’objet social de la société. Le tribunal retient encore d’autres éléments factuels venant conforter la conclusion de l’existence d’un lien de subordination entre le commettant et le travailleur et conclut à l’existence d’un contrôle hiérarchique ou, à tout le moins, de la possibilité d’exercer un tel contrôle.

La conclusion est dès lors que les travaux effectués au moment de l’accident s’inscrivaient dans un contrat de travail conclu entre les deux personnes et qu’en conséquence la loi du 10 avril 1971 est applicable.

Le tribunal en vient enfin à l’existence de l’accident du travail lui-même, le jugement reprenant très brièvement les éléments constitutifs : l’événement soudain est l’écroulement du mur de blocs et la lésion est l’asphyxie par écrasement de la cage thoracique, l’accident s’étant produit au cours et par le fait de l’exécution du contrat de travail.

Enfin, il examine les montants de l’indemnisation légale, rappelant que le commettant n’avait pas d’assurance pour couvrir les accidents du travail et que FEDRIS va dès lors intervenir en application de l’article 58, § 1er, 3°, de la loi du 10 avril 1971.

Le tribunal ordonne la réouverture des débats sur les montants, accordant déjà à la mère des montants provisionnels pour frais funéraires, frais de transfert de la dépouille, de rente, ainsi qu’allocation de péréquation.

Intérêt de la décision

Le tribunal du travail a statué, dans le cadre de cette affaire, suite au renvoi par le juge correctionnel du dossier vers les juridictions du travail en application de l’article 74, alinéa 2, de la loi du 10 avril 1971. Il a rappelé la doctrine, qui a souligné l’étendue de la question préjudicielle, étant que celle-ci concerne tout point relatif à l’interprétation de la loi du 10 avril 1971, posée au tribunal correctionnel. L’on notera que la loi limite le renvoi à cette seule hypothèse, ne visant pas le tribunal de première instance.

Dans le cadre de l’examen des principes, le tribunal a également souligné la limite de la notion de chose jugée, étant qu’elle ne peut porter que sur ce qui a été certainement et nécessairement jugé par le juge pénal relativement aux faits mis à charge du prévenu mais non pour ce qui est des préventions ne pouvant être imputées sans que soit constatée l’existence d’un contrat de travail.

Le jugement a également très utilement rappelé, dans ce type de litige, que le contrat de travail suppose l’accord des parties sur le montant de la rémunération ou sur les éléments permettant de déterminer celui-ci. C’est la jurisprudence de la Cour de cassation dans plusieurs arrêts, le tribunal renvoyant aux décisions du 25 mai 1998 (Cass., 25 mai 1998, n° F.97.0083.F et Cass., 22 novembre 2004, n° S.04.0090.N). Dans ce dernier arrêt, la Cour de cassation a rappelé que, pour qu’il y ait contrat de travail, l’accord des parties sur le paiement d’une rémunération ne requiert pas une indication expresse du montant de celle-ci. Il suffit qu’il soit convenu qu’une rémunération sera payée et que la rémunération à payer soit déterminable.


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