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Evaluation du marché du travail en cas d’incapacité permanente suite à un accident du travail

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 24 avril 2023, R.G. 2021/AB/215

Mis en ligne le mardi 6 février 2024


C. trav. Bruxelles, 24 avril 2023, R.G. 2021/AB/215

Dans un arrêt du 24 avril 2023, la Cour du travail de Bruxelles rappelle que le juge peut s’écarter des conclusions du rapport d’expertise judiciaire, en l’espèce quant à l’évaluation du taux d’incapacité permanente de travail proposé par l’expert judiciaire, l’examen des séquelles sur le plan socio-professionnel étant une question que le juge maîtrise et qui relève de son champ de compétence exclusif.

Les faits

Une ouvrière, au service d’une société de titres-services, est victime d’un accident du travail en 2013. Elle s’est tordu le pied gauche dans un renfoncement du trottoir alors qu’elle allait faire des courses pour une utilisatrice. Une « grosse entorse » est diagnostiquée. Il est constaté que, pendant de nombreux mois, l’intéressée se déplace avec deux cannes-béquilles et, finalement, deux ans et demi après l’accident, en chaise roulante.

L’assureur-loi dresse, via son médecin-conseil, un rapport de consolidation en août 2016, concluant à une absence d’incapacité permanente de travail.

L’intéressée ne marquant pas accord avec cette conclusion, il porte l’affaire devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles, qui désigne un expert. Dans son rapport, celui-ci propose un taux d’incapacité permanente de 30% ainsi qu’une aide de tiers fixée à 16% (s’inspirant pour celle-ci de la grille de Lucas-Stehman).

Le jugement du tribunal du travail du 29 septembre 2020

Le tribunal porte le taux d’I.P.P. à 65%.

Il constate que l’expert s’est entouré de plusieurs sapiteurs : un spécialiste en médecine physique et revalidation, un radiologue, un psychiatre, un psychologue et un ergologue. Il reprend les constats faits par chacun de ceux-ci et conclut, eu égard à l’avis de l’expert selon lequel seuls des travaux en position assise peuvent être envisagés, avec le maintien en chaise roulante, qu’il y a lieu de s’écarter de l’avis de l’expert.

Les éléments retenus par le premier juge pour conclure à l’insuffisance du taux de 30% sont l’impossibilité pour l’intéressée d’effectuer tout travail impliquant une station debout ou des déplacements (impossibles en chaise roulante), ce qui limite considérablement son accès au marché du travail. Pour les critères socio-économiques, il note qu’elle est âgée de quarante-quatre ans à la date de la consolidation et qu’elle a une qualification professionnelle faible, n’ayant suivi qu’un enseignement de type spécialisé et n’ayant eu une expérience professionnelle que très réduite, limitée au secteur du nettoyage – secteur qui ne lui est plus accessible.

Sur le critère de la capacité d’adaptation et de rééducation professionnelle, celui-ci est également considéré comme faible, vu son âge, sa faible qualification acquise et les troubles psychiques (syndrome anxio-dépressif) dont elle reste atteinte.

Pour les professions restant accessibles, celles-ci n’ayant pas été détaillées par l’expert, le tribunal note que celles proposées par l’ergologue doivent être écartées (comptable ou aide-comptable, bibliothécaire, cuisinière, accueil de clients). Celui-ci a également tenu compte du fait que, vu son statut de personne à mobilité réduite, l’intéressée peut postuler dans des services de réinsertion socio-professionnelle ainsi que dans des institutions publiques et parapubliques (obligées d’avoir dans leur personnel 3% de personnes handicapées).

Le tribunal considère qu’il y a lieu d’écarter ces développements, renvoyant à l’arrêt de la Cour de cassation du 15 décembre 2014 (Cass., 15 décembre 2014, n° S.12.0097.F), qui enseigne que le marché de l’emploi protégé ne relève pas des possibilités de réinsertion du travailleur si celui-ci n’y était pas mis au travail au moment de l’accident.

L’appel

L’assureur-loi postule la confirmation des conclusions de l’expert, qui a retenu 30% d’I.P.P. Il demande à titre subsidiaire la désignation d’un collège d’experts sur la question.

L’intimée, pour sa part, demande la confirmation du jugement a quo sur l’ensemble de ses dispositions, sous réserve du montant de l’aide de tiers, pour lequel elle forme une demande additionnelle.

L’arrêt de la cour

La cour reprend longuement l’avis de l’expert, qui a détaillé les séquelles subjectives ainsi qu’objectives et a retenu une composante psychogène évidente. Les avis des sapiteurs sont également reproduits en substance ainsi que la conclusion de l’expertise pour ce qui est de l’aide de tiers, l’expert ayant retenu les items de la grille de Lucas-Stehman.

Après un bref rappel des principes guidant l’indemnisation de l’incapacité permanente, étant la détermination de la perte de concurrence de la victime, la cour reprend une dernière règle en matière d’expertise, étant que le taux retenu et proposé par l’expert ne lie pas le juge, sa mission ne pouvant avoir pour objet que de procéder à des constatations ou de donner un avis d’ordre technique.

Elle en vient ensuite, après avoir repris la position du premier juge, à l’examen du taux à retenir. Elle fait sienne la motivation du tribunal, qu’elle qualifie de « pertinente », sous réserve de précisions ultérieures. Elle rappelle, à l’intention de la partie appelante (qui fait grief au jugement de ne pas avoir exposé en quoi le taux de 30% proposé par l’expert n’avait pas été retenu mais avait été porté à 65%), que les conclusions médicales de l’expert n’ont pas été remises en cause mais que le tribunal s’est adéquatement appuyé sur celles-ci et les a confrontées au profil socio-professionnel de l’intéressée ainsi qu’aux restrictions observées au niveau du marché général de l’emploi. Il a abouti à une conclusion différente. Il n’est nul besoin de réinterroger l’expert ou de solliciter encore des pièces médicales, puisque la discussion se poursuit sur un terrain « que le juge maîtrise et qui relève de son champ de compétence exclusif ».

La cour poursuit en s’écartant, par ailleurs, du taux retenu par le tribunal et fixe celui-ci à 90%. Elle précise ne pas vouloir considérer que l’intéressée ne disposerait plus d’aucune capacité de gain mais que, vu son profil socio-professionnel et les sévères limitations fonctionnelles qu’elle endure, les métiers qui lui restent accessibles sont devenus « une denrée rare ».

Eléments à l’appui, la cour écarte les propositions du sapiteur ergologue, qu’elle qualifie d’« irréalistes », reprenant pour chaque fonction proposée (encodeur, employée de réception, caissière, guichetière, préparatrice de commandes, opératrice de call-center), les contrindications évidentes eu égard au profil de l’ouvrière. Elle reprend par ailleurs les métiers qui lui seraient encore accessibles, dont elle énonce qu’ils se résument à « très peu de chose ». Il s’agit d’un travail de couturière, notamment dans le secteur qui lui est familier, ainsi que d’un travail d’employée de bureau occupée à des tâches administratives simples.

La cour considérant avoir fait le tour de la question, elle juge sans intérêt la demande d’une nouvelle expertise.

Par ailleurs, reste également une discussion sur la question de l’aide de tiers. La cour reprend l’ensemble des principes utiles, dont ceux dégagés notamment dans un arrêt du 26 octobre 2020 (C. trav. Bruxelles, 26 octobre 2020, R.G. 2018/AB/352), renvoyant également à la doctrine (N. SIMAR, G. MASSART et M. STRONGYLOS, « L’aide de tiers en loi », Revue belge du dommage corporel et de médecine légale, Consilio, 2016/4, pp. 229 et 230). Elle souligne encore l’apport de la Cour de cassation, qui a rendu plusieurs arrêts sur la question (calcul de l’allocation, référence au R.M.M.M.G. et règle selon laquelle l’allocation complémentaire maximale n’est pas réservée à la victime nécessitant l’assistance la plus importante qu’il soit).

Pour déterminer le degré de nécessité de l’assistance, la cour renvoie au système des grilles, s’agissant notamment de la grille Elida et de la grille Lucas-Stehman, ainsi qu’à la méthode d’évaluation qui calcule le temps de travail pendant lequel la victime a effectivement besoin d’aide, méthode à laquelle il est souvent recouru en pratique. La formule est ainsi : (R.M.M.M.G. x nombre d’heures de travail de l’aidant) / 38 heures = allocation complémentaire. De nombreuses décisions ont été rendues, appliquant celle-ci, et la cour renvoie notamment à l’arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 26 octobre 2020 ci-dessus.

En l’occurrence, elle estime le taux de 16% correct.

Elle fait cependant droit à la demande de l’intimée, qui sollicite que l’allocation soit traduite en argent, donnant pour ce des éléments de calcul à partir du R.M.M.M.G. à temps plein et de l’état de dépendance effectif (en nombre d’heures), coefficient appliqué au R.M.M.M.G. en vigueur à la date de la consolidation. L’allocation annuelle est ainsi fixée à un montant de l’ordre de 15.100 euros.

La cour fait droit à la méthode, mais l’applique à un taux de 16% et non de 18%, eu égard à l’appréciation qu’elle fait quant à la difficulté ou l’impossibilité d’effectuer certains gestes.

Intérêt de la décision

Cette affaire illustre le pouvoir du juge quant à la fixation du taux d’incapacité permanente de travail après expertise.

L’on notera la progression des taux (0% proposé par l’assureur-loi, 30% par l’expert désigné par le tribunal, 65% par le tribunal lui-même et 90% par la cour). L’on notera également que la cour ne désavoue nullement l’expert judiciaire, dont elle suit les conclusions. Elle a cependant noté que celui-ci n’avait pas motivé les éléments concrets du marché du travail restant et que les exemples donnés par le sapiteur ergologue n’étaient nullement réalistes eu égard aux limitations de l’intéressée, étant celles existant précédemment, vu sa formation et son absence de qualifications, ainsi que celles entraînées par l’accident (impossibilité d’effectuer du travail en station debout, avec tous les gestes et toutes les positions que celle-ci implique).

L’examen de la cour est concret, celle-ci se fondant sur des professions réellement accessibles et non « purement imaginaires » ou se situant en dehors des métiers à la portée de la victime.

Sa démarche rappelle également que l’évaluation des séquelles est individuelle, qu’elle se fait au cas par cas eu égard à un ensemble de critères accompagnant la victime dans sa vie professionnelle (critères appartenant au passé professionnel et décrivant son marché du travail avant l’accident, ainsi que critères issus de celui-ci et ayant influencé négativement les perspectives professionnelles).


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