Terralaboris asbl

La dénonciation d’une convention collective de travail à durée déterminée sans clause de reconduction tacite n’est pas autorisée

Commentaire de Prés. Trib. trav. Hainaut (div. Charleroi), 24 novembre 2023, R.R. 23/5/C

Mis en ligne le jeudi 29 février 2024


Prés. Trib. trav. Hainaut (div. Charleroi), 24 novembre 2023, R.R. 23/5/C

Statuant en référé, la présidente du tribunal du travail du Hainaut, division Charleroi, a rendu le 24 novembre 2023 une ordonnance dans laquelle elle rappelle que la loi du 5 décembre 1968 n’autorise pas la dénonciation d’une convention collective à durée déterminée ne contenant pas de clause de tacite reconduction.

Les faits

Un litige oppose la société Ryanair à ses pilotes (prestant dans le cadre de contrats de travail et soumis à la loi belge).

Des accords d’entreprise ont été conclus par le passé, contenant des dispositions normatives individuelles relatives à l’horaire de travail.

Le premier de ceux-ci concerne les pilotes dont la base d’affectation est sise en Belgique. Il s’agit d’une convention collective de travail conclue pour une durée déterminée du 1er janvier 2019 au 31 mars 2023.

Celle-ci règle notamment l’organisation des temps de travail et des temps de repos. Le schéma en vigueur est celui du ‘5/4’. L’horaire ainsi arrêté consiste en un rythme de 5 jours de travail d’affilée, suivi de 4 jours de repos.

Il est prévu que cet horaire de travail ne sera appliqué que pour la durée de la convention collective.

La Convention prévoit également qu’une nouvelle CCT sera conclue à son terme.

La crise liée au virus du COVID-19 à partir de mars 2020 a amené Ryanair à entamer la procédure Renault en juillet 2020, annonçant son intention de procéder au licenciement collectif de 44 pilotes et de 47 membres du personnel de cabine, chiffre qui a été porté à 66 pilotes et 106 membres du personnel de cabine en septembre 2020.

Les consultations sont intervenues dans le cadre de la procédure Renault.

A ainsi été négocié et conclu début octobre 2020 un accord concernant les pilotes, accord entré en vigueur le 1er octobre 2020. Celui-ci figure dans une convention collective de travail d’entreprise du 14 mai 2021.

Cet accord constitue un avenant à la convention collective de 2019. Il est conclu pour la période du 1er octobre 2020 au 1er octobre 2024, prolongeant la durée de la convention collective de 2019 jusqu’à cette date. Il prévoit également que les parties s’engagent à commencer à négocier une nouvelle CCT au moins 9 mois avant l’expiration de celle en cours, c’est-à-dire en janvier 2024.

Des dispositions sont prévues dans la convention de 2021, couvrant notamment la réduction (avec restauration à terme) des rémunérations des pilotes, ainsi que le recours à d’autres mesures afin d’éviter les licenciements (chômage temporaire, prise de congés volontaires non rémunérés, passage à temps partiel, …) ainsi que le recours aux horaires 5/4, certains aspects devant toutefois être modifiés pour maintenir la flexibilité et accroître la productivité.

Cet accord a été appliqué et a permis d’éviter les licenciements.

En mars 2022, la société annonce qu’elle ne respectera pas les dispositions relatives à la restauration du salaire de la convention collective du 14 mai 2021, au motif d’indexations sectorielles obligatoires intervenues.

Deux procédures sont alors introduites en septembre 2022devant le tribunal du travail du Hainaut, division Charleroi, par 46 pilotes. Celles-ci visent à constater que la convention collective du 14 mai 2021 est entachée de nullité, les parties requérantes demandant au tribunal d’ordonner l’anéantissement rétroactif de tout ce qui a été fait en application de cette convention et de condamner la société à des arriérés de salaire, celui-ci ayant dû être payé à 100%, arriérés à majorer des indexations intervenues, ainsi que du complément d’entreprise au cours des périodes de chômage économique COVID-19.

Ces procédures sont toujours pendantes devant le tribunal du travail.

Le 1er avril 2023, la société dit avoir complètement rétabli les salaires et avoir mis fin aux mesures de productivité. Elle dénonce la convention collective de 2021 par courrier recommandé du 28 avril 2023, moyennant un préavis de 6 mois, considérant que celle-ci n’a plus de raison d’être, vu que les salaires sont rétablis et les mesures spécifiques terminées. La date donnée pour l’expiration de la CCT est le 29 octobre 2023.

Des négociations interviennent mais n’aboutissent pas, la société exigeant comme préalable que les pilotes retirent leur action en justice.

Le Bureau de conciliation de la commission paritaire intervient, considérant qu’il faut dissocier complètement ces procédures judiciaires individuelles des négociations collectives.

Le SPF Emploi refuse quant à lui d’acter la dénonciation de la convention collective, celle-ci n’étant pas régulière vu que la convention est conclue à durée déterminée. Il informe qu’un recours est possible devant le Conseil d’État.

Des discussions, démarches et échanges de courrier ont lieu entre juin et août 2023.

Par citation du 14 septembre 2023, soit plus de 4 mois et demi après l’envoi du courrier du 28 avril 2023, une procédure en référé est introduite à l’initiative de l’organisation syndicale soutenant les pilotes afin d’obtenir la condamnation de la société à continuer à appliquer les dispositions de la convention collective de 2021 concernant les horaires de travail après la date du 29 octobre 2023.

Parallèlement, le 22 septembre 2023, la société et les pilotes marquent accord pour entamer un processus de médiation devant le SPF Emploi. Dans le cadre de celui-ci, la société suspend la suppression de l’horaire 5/4 jusqu’au 22 novembre 2023.

Le 23 octobre 2023, une nouvelle procédure est introduite au fond devant le tribunal du travail du Hainaut, division de Charleroi, par les deux organisations syndicales (la centrale et la nationale). Dans le cadre de celle-ci, elles sollicitent du tribunal qu’il dise pour droit que la dénonciation de la convention collective du 14 mai 2021 est sans effet et que les dispositions relatives à l’horaire de travail de la convention antérieure (du 31 janvier 2019), telle que modifiée en 2021, se sont intégrées aux contrats de travail individuels jusqu’à ce qu’une nouvelle convention collective intervienne. Les parties requérantes demandent également au tribunal d’enjoindre à Ryanair d’organiser leur travail selon le schéma 5/4.

La décision de la présidente du Tribunal

La société défenderesse plaidant que la demande est irrecevable à défaut d’intérêt, que les conditions du référé ne sont pas réunies (absence d’urgence et demande dépassant les limites du provisoire) et qu’elle n’est pas fondée, la Présidente aborde en premier lieu le débat relatif à la recevabilité par rapport à l’intérêt à l’action.

Elle retient que les organisations syndicales fondent leur droit à agir sur l’article 4 de la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires. L’ordonnance rappelle que la Confédération des syndicats chrétiens (C.S.C.) est une organisation représentative des travailleurs au sens de la loi du 5 décembre 1968, qu’elle comporte des centrales et des fédérations interprofessionnelles, qui sont des entités juridiques différentes, les fédérations assurant la défense des travailleurs affiliés et étant habilitées à défendre leurs affiliés en justice. Les parties demanderesses à la procédure en référé ne s’identifient pas aux parties, personnes physiques, qui ont introduit précédemment les actions au fond (l’une étant introduite par 17 pilotes, représentés par des délégués des services juridiques - qui défendent leurs affiliés et non les organisations dont ils sont membres - et l’autre par 29 autres pilotes représentés par des avocats).

Elle conclut sur ce point que les organisations démontrent justifier d’un intérêt né et actuel à l’action en référé au sens des articles 17 et 18 du Code judiciaire.

La Présidente passe à l’examen de l’urgence, question sur laquelle elle reprend les principes de l’action en référé. En l’espèce, elle constate que l’urgence est invoquée dans la citation et que si du temps s’est écoulé entre l’annonce de la société survenue le 28 avril 2023 et la citation devant le tribunal, le fait que les demanderesses aient voulu privilégier dans un premier temps la négociation est légitime, la concertation sociale étant la voie privilégiée des organisations représentatives des travailleurs. Elle conclut sur ce point que le délai mis pour intenter l’action en référé n’est pas déraisonnable dans le contexte de la cause et vu les explications données.

Le provisoire étant également contesté par la défenderesse au motif qu’il s’agirait pour les demanderesses de solliciter une mesure déclarative de droits qui porterait irrémédiablement atteinte aux droits des parties, cet argument est ensuite rejeté, au vu de l’objet circonscrit de la demande.

La Présidente reprend les principes énoncés dans la loi du 5 décembre 1968, soulignant que si son article 15 prévoit la possibilité de dénonciation d’une CCT conclue à durée indéterminée ou d’une CCT conclue à durée déterminée avec clause de reconduction, tel n’est pas le cas pour une CCT conclue à durée déterminée sans clause de reconduction.

La défenderesse, se fondant ici sur le droit des contrats, le tribunal rejette l’argument au motif que le droit commun des contrats ne peut être appliqué par analogie à une CCT, celle-ci étant une norme juridique qui se distingue d’une convention.

La conclusion de la présidente du tribunal est que la dénonciation de la CCT de 2021 n’apparaissant pas régulière, les parties demanderesses peuvent se prévaloir du maintien des dispositions de celle-ci et partant du maintien du roster 5/4 dans les limites de ce qu’elles réclament dans le dispositif de leurs conclusions.

Intérêt de la décision

Dans cette affaire, les organisations syndicales ont pris l’initiative de la procédure sur pied de l’article 4 de la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires, en vertu duquel ces organisations peuvent ester en justice dans tous les litiges auxquels l’application de la loi donnerait lieu et pour la défense des droits que leurs membres puisent dans les conventions qu’elles ont conclues.

Elles ont justifié leur action au motif qu’elle vise à assurer la défense des droits que les pilotes puisent dans la convention collective de travail qu’elles ont signée. L’action s’inscrit donc dans le champ d’application de la loi du 5 décembre 1968. Ceci suffit à justifier leur intérêt à agir ainsi que leur qualité. Il s’agit de la défense des droits individuels des membres du personnel et plus particulièrement de la question de l’organisation du temps de travail et du temps de repos.

La décision est par ailleurs très justement motivée sur la question de l’urgence. En l’espèce, plus de 4 mois se sont écoulés entre la décision de la société d’aviation et l’introduction de la procédure judiciaire. Ce délai n’est pas, pour la présidente du tribunal, anormal dans la mesure où le type de litige concerné suppose que, conformément à la tradition bien établie de concertation sociale, il est indispensable d’avoir préalablement donné toutes les chances à la négociation et à la possibilité d’un règlement extrajudiciaire. L’on notera que le bureau de conciliation de la commission paritaire a notamment été saisi, étape importante dans la confirmation du peu de chances de succès de la poursuite des négociations.

Enfin, l’ordonnance est intéressante sur le fond du litige - même s’il est rapidement tranché - étant que certaines conventions collectives du travail peuvent être dénoncées mais pas d’autres : la dénonciation est autorisée dans les conventions à durée indéterminée ainsi que dans celles à durée déterminée avec une clause de reconduction, mais non dans les conventions à durée déterminée n’ayant pas une telle clause.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be