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Statut des travailleurs de plateforme : la Cour du travail de Bruxelles a tranché le cas de DELIVEROO

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 21 décembre 2023, R.G. 2022/AB/12, 2022/AB/43 et 2022/AB/118

Mis en ligne le mercredi 17 avril 2024


C. trav. Bruxelles, 21 décembre 2023, R.G. 2022/AB/12, 2022/AB/43 et 2022/AB/118

Par arrêt du 21 décembre 2023, la Cour du travail de Bruxelles retient que la relation de travail liant DELIVEROO à ses coursiers doit être requalifiée en relation de travail salariée et que DELIVEROO doit régulariser la situation de ceux-ci sur le plan de la sécurité sociale et du droit du travail.

Rétroactes

Par requête du 13 décembre 2019, l’Auditorat du travail avait saisi le Tribunal du travail francophone de Bruxelles afin de faire constater trois infractions de droit pénal social commises par la société DELIVEROO à l’égard de 115 de ses coursiers : la non-déclaration auprès de l’O.N.S.S. du montant des cotisations sociales dues, le non-paiement des cotisations de sécurité sociale et le non-paiement de la rémunération.

Outre l’ONSS, 28 coursiers avaient fait intervention volontaire dans la procédure afin de faire reconnaitre l’existence d’un contrat de travail les liant à DELIVEROO et demandaient que la société soit condamnée à exécuter les obligations qui lui incombent en sa qualité d’employeur, parmi lesquelles le paiement de la rémunération ainsi que la déclaration et le paiement des cotisations de sécurité sociale.

Plusieurs organisations syndicales avaient également fait intervention volontaire, afin d’obtenir la condamnation de DELIVEROO à appliquer aux coursiers les conventions collectives de travail sectorielles de la sous-commission paritaire 140.03.

Le jugement du Tribunal du travail francophone de Bruxelles

Par jugement du 8 décembre 2021, le Tribunal avait déclaré les demandes non-fondées. Pour le tribunal, il n’y avait pas lieu de requalifier la relation de travail entre DELIVEROO et ses coursiers en relation de travail salariée. En effet, si le tribunal avait constaté que l’examen des critères spécifiques applicables (arrêté royal du 29 octobre 2013) conduisait à une présomption de contrat de travail, cette présomption était renversée par l’analyse des critères généraux.

L’ensemble des parties a interjeté appel de ce jugement.

L’arrêt de la Cour du travail de Bruxelles

La Cour du travail commence par rejeter l’ensemble des exceptions d’irrecevabilité soulevées par DELIVEROO à l’égard tant de la requête introductive d’instance de l’Auditorat du travail que des interventions volontaires des coursiers et organisations syndicales.

La cour entame ensuite l’examen du fond par une analyse du régime de l’économie collaborative. DELIVEROO invoquait en effet que l’application de ce régime à une partie des coursiers constituait un obstacle à la reconnaissance d’un contrat de travail.

La cour souligne que l’agrément d’une plateforme, requis pour recourir au régime de l’économie collaborative, n’est délivré que sur la base de critères formels et ne donne donc aucune indication quant au fait que l’activité exercée par le biais de cette plateforme entre ou non dans le champ d’application du régime de l’économie collaborative. Dès lors, il y a lieu de vérifier si les conditions d’application du régime de l’économie collaborative sont réunies.

La cour constate que ces conditions ne sont pas remplies en ce qui concerne les coursiers DELIVEROO. Elle relève notamment que les services rendus ne le sont pas en dehors de l’exercice d’une activité professionnelle et, surtout, qu’ils ne sont pas rendus dans le cadre d’une convention entre particuliers. En effet, on ne saurait retenir l’existence une convention entre le coursier et le consommateur alors que lorsqu’il s’engage à effectuer une course, le coursier ignore tant l’identité du consommateur que sa destination finale, tandis que le consommateur ignore de son côté le prix du service fourni par le coursier.

Dès lors que les conditions ne sont pas remplies, l’application du régime de l’économie collaborative est contra legem et ne peut fonder aucune prétention de DELIVEROO.

Ce point étant réglé, la cour examine la question centrale du dossier, à savoir celle de la qualification de la relation de travail entre DELIVEROO et ses coursiers.

Elle commence par se prononcer sur l’applicabilité du dispositif de qualification prévu par la loi-programme du 27 décembre 2006. DELIVEROO contestait celle-ci, affirmant que la nature pénale de l’action, qui implique l’application des règles de preuve pénales et de la présomption d’innocence, ferait obstacle à l’application des règles de qualification prévues par la loi-programme.

La cour relève que, conformément aux règles de preuve en matière pénale, il revient à l’Auditorat d’établir que les éléments constitutifs des infractions qu’il invoque sont réunis. Cependant, la qualification inexacte de la relation de travail ne constitue pas une infraction – c’est la requalification éventuelle qui aura pour effet de rendre applicables des obligations de droit social dont le non-respect constitue une infraction.

C’est dès lors au niveau des effets de la requalification que la présomption d’innocence sort ses effets et non au niveau de la qualification en tant que telle. Du reste, les règles de droit pénal renvoient expressément au droit civil pour décider de l’existence ou non d’un contrat lorsque l’infraction invoquée est liée à l’exécution d’un contrat dont l’existence est contestée (art. 16, al. 1er du Titre préliminaire du Code de procédure pénale). La loi-programme est donc applicable.

Ceci précisé, la cour analyse tout d’abord la relation de travail entre DELIVEROO et ses coursiers à l’aune des critères spécifiques prévus par l’arrêté royal du 29 octobre 2013, applicable aux relations qui se situent dans le cadre d’une activité de transport de choses pour compte de tiers.

La cour rejette ainsi la contestation de DELIVEROO quant au fait qu’elle exerce bien une activité de transport, constatant que le transport est l’élément principal et central du service offert par DELIVEROO. Analysant chacun des critères spécifiques prévus par l’arrêté royal, la cour constate, comme le tribunal avant elle, qu’à tout le moins six des huit critères sont remplis, entrainant donc une présomption de contrat de travail.

Elle examine ensuite un éventuel renversement de la présomption, ceci sur la base des quatre critères généraux prévus par la loi :

1. Quant à la volonté des parties exprimée dans leur convention, elle relève que les coursiers n’ont aucun pouvoir de négociation concernant la convention dont la signature est requise pour effectuer des prestations pour DELIVEROO. En tout état de cause, la volonté exprimée dans la convention ne vaut que pour autant qu’elle soit conforme à l’exécution effective de la relation de travail - ce qui est examiné sur la base des trois autres critères généraux.

2. En ce qui concerne la liberté d’organisation du temps de travail, rappelant la jurisprudence de la Cour de cassation (Cass, 18 octobre 2010, S.10.0023.N), la cour souligne que ce critère concerne l’indépendance du travailleur au cours de la plage durant laquelle le travail doit être effectué ou le travailleur doit être disponible. Le fait que le coursier ait le droit de refuser une prestation ou de ne pas se connecter n’est donc pas incompatible avec l’existence d’un contrat de travail. Ceci précisé, la cour constate que le coursier DELIVEROO ne peut organiser librement son temps de travail comme le ferait un travailleur indépendant : il n’a pas de maitrise quant au moment où du travail lui sera proposé durant son temps de connexion, ne peut influencer son volume de livraisons via ses compétences entrepreneuriales, doit accepter les livraisons proposées sans connaitre sa destination finale, doit justifier un refus de livraison,…

3. Quant à la liberté d’organisation du travail, la cour considère également que le coursier DELIVEROO ne dispose pas de la liberté d’un travailleur indépendant. Elle relève notamment que DELIVEROO détermine le mode opératoire qui doit être suivi pour la livraison et dont le coursier doit rendre compte en temps réel via l’application. Le coursier doit se conformer, pour chaque étape de la livraison, à des instructions précises. Pour la cour, « ce mode opératoire est parfaitement illustratif d’une division du travail ou d’un séquençage des tâches permettant seul une production de masse en vertu d’une discipline systématiquement imposée, à grande échelle, à tous les coursiers ». La cour épingle également d’autres éléments : le fait que le coursier est tenu par les standards de sécurité et d’équipement fixés et pouvant être modifiés unilatéralement à tout moment par DELIVEROO, que DELIVEROO fixe le prix de la livraison sans validation ni négociation possible du coursier, et qu’il n’est pas établi que celui-ci puisse exercer, librement et de façon effective, un droit de substitution pour l’exécution des prestations.

4. Enfin, quant au dernier critère, la cour constate une possibilité d’exercer un contrôle hiérarchique. En effet, la géolocalisation permanente du coursier confère à DELIVEROO une « faculté de suivi à distance et de contrôle permanent de l’activité du coursier ». Ceci permet un contrôle effectif des prestations et notamment au service opérationnel de DELIVEROO de s’enquérir auprès des coursiers d’un retard, d’une déviation de l’itinéraire recommandé ou d’une perte de traçabilité ainsi qu’à DELIVEROO d’adresser un avertissement à un coursier en cas de retard de livraisons. En outre, DELIVEROO se réserve expressément la possibilité de sanctionner le coursier.

Au vu de cette analyse, la cour constate que DELIVEROO n’établit pas l’absence de lien d’autorité et ne renverse donc pas la présomption de contrat de travail. La relation de travail doit donc être requalifiée en relation de travail salariée.
Octobre 201
La cour relève ensuite que l’élément matériel des infractions reprochées par l’Auditorat est établi et, rejetant le défaut d’imputabilité invoqué par DELIVEROO, déclare que les infractions invoquées par l’Auditorat sont établies. Elle constate également que les demandes des coursiers visant la régularisation de leur situation sur le plan de la sécurité sociale et du droit du travail, liées à la requalification de la relation de travail, sont fondées dans leur principe et réouvre les débats sur ce point.

Intérêt de la décision

Cette affaire a été fortement médiatisée, dans les jours qui ont suivi le prononcé de l’arrêt de la cour du travail de Bruxelles. La décision était en effet vivement attendue, s’agissant du premier arrêt sur la question, rendu par une juridiction belge.
L’on notera que l’affaire a démarré à l’initiative de l’Auditorat du travail et que, si elle a pris une ampleur certaine, c’est via les nombreuses interventions volontaires (O.N.S.S., organisations syndicales et nombre non négligeable de coursiers).
Le ‘soufflé’ étant reposé, l’on peut reprendre, comme point important de la décision rendue, l’application de la jurisprudence de la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 18 octobre 2010 (Cass, 18 octobre 2010, S.10.0023.N).
Cet arrêt contient un enseignement déterminant en ce qui concerne le critère général de la liberté d’organisation du temps de travail (article 333, § 1er, de la loi programme (I) du 27 décembre 2006, s’agissant de la question de l’indépendance ou non en matière d’emploi du temps au cours de la plage de travail pendant laquelle le travail doit être effectué ou l’exécutant du travail doit être disponible selon l’accord conclu entre les parties.
Pour la Cour suprême, la circonstance que celui qui exécute le travail dispose de la liberté de donner suite ou non à une offre de travail de son employeur et qu’il peut, le cas échéant, la refuser n’empêche pas que, dès qu’il a accepté le travail, l’employeur dispose de sa main-d’œuvre et affecte celle-ci selon les dispositions du contrat.
La Cour de cassation a également précisé que, si l’employeur est tenu de faire travailler le travailleur dans les conditions, au temps et au lieu convenus et que le travailleur est tenu d’exécuter son travail au temps, au lieu et dans les conditions convenues, les articles 20, 1°, et 17, 1°, LCT n’impliquent pas pour l’employeur l’obligation de procurer un travail continu et pour le travailleur lié par un contrat de travail l’obligation d’accepter tout travail proposé par son employeur.

Le fait que le travailleur dispose de la liberté de donner suite ou non à une offre de travail de l’employeur et qu’il puisse, le cas échéant, la refuser n’empêche donc pas que l’on puisse parler d’une notion d’autorité au sens du contrat de travail.

Cette spécificité des conditions de travail des coursiers travaillant avec une plateforme est dès lors sans incidence sur la nature salariée du travail lui-même, une fois celui-ci accepté.
L’on notera enfin que la cour du travail réserve dans son arrêt des développements relatifs à l’économie collaborative, dont il ressort que la société en cause ne peut être considérée comme entrant dans les conditions de celle-ci.


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