Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 24 juin 2022, R.G. 2020/AL/247
Mis en ligne le mardi 28 mars 2023
Cour du travail de Liège (div. Liège), 24 juin 2022, R.G. 2020/AL/247
Terra Laboris
Dans un arrêt du 24 juin 2022, la Cour du travail de Liège (division Liège) reprend les éléments du critère économique à prendre en compte pour la détermination d’une même unité technique d’exploitation dans le cadre de la loi du 24 décembre 2002, précisant qu’il convient, dans cette vérification, de s’attacher à la réalité de l’exploitation des deux entités et d’examiner s’il existe un lien économique et financier et un intérêt économique partagé pour les dirigeants.
Les faits
Une S.P.R.L. est constituée en 1991 afin de déployer son activité dans le secteur du transport (livraisons, déménagements, etc.). En 2017, deux personnes physiques sont nommées gérants de la société. Elles sont mariées. La société transfère son siège dans un immeuble appartenant aux nouveaux gérants et un siège d’exploitation est établi à la même adresse.
Trois mois plus tard, suite à une nouvelle assemblée générale, il est acté que, contrairement à ce qui figurait en procès-verbal de l’assemblée générale désignant les nouveaux gérants, aucun transfert de parts n’a eu lieu ni aucun paiement. L’épouse propose de démissionner de son poste de gérante. Son mari ne le fait pas.
Les deux époux constituent très rapidement une nouvelle S.P.R.L., dont l’époux est nommé gérant. L’objet social gravite autour du transport, du fret et de la logistique de ce secteur.
En septembre 2017, la faillite de la société initiale est ouverte. La société nouvellement constituée engage quatre travailleurs occupés précédemment pour le compte de la société faillie. Elle obtient des réductions « groupe-cible premiers engagements ». Ceux-ci font cependant l’objet d’un réexamen et, un an plus tard, l’O.N.S.S. décide de les supprimer, considérant que la société nouvelle fait partie de la même unité technique d’exploitation que la société faillie et que, compte tenu du nombre de travailleurs, il s’agit d’un remplacement et non de nouveaux engagements.
La société introduit une procédure devant le Tribunal du travail de Liège (division Liège), qui, par jugement du 21 octobre 2019, annule la décision administrative.
L’O.N.S.S. interjette appel.
La décision de la cour
Dans son exposé des dispositions applicables, étant les articles 342 à 345 de la loi-programme du 24 décembre 2002, la cour s’attache à la définition de l’unité technique d’exploitation, dont elle rappelle qu’elle ne peut se confondre avec celle de la loi du 20 septembre 1948 portant organisation de l’économie.
Renvoyant à l’abondante jurisprudence de la Cour de cassation en la matière (pour ce qui est de la loi du 24 décembre 2002 et pour celle qui l’a précédée, étant celle du 30 décembre 1988), elle rappelle également que la vérification doit être faite de l’existence d’un lien social et d’un lien économique entre les diverses entités concernées, condition nécessaire pour qu’il puisse être conclu à une unité technique d’exploitation.
La cour ajoute à ces règles une précision, étant qu’il convient en outre d’examiner la réalité de l’exploitation des deux entités et que, s’il s’agit de deux commerces proches, ayant occupé successivement le même travailleur, ayant la même activité et utilisant le même type de matériel, ces critères ne suffisent pas pour permettre de conclure à une même unité technique d’exploitation, vu que la concurrence entre deux entités est de nature à démontrer leur indépendance économique. Renvoi est ici fait à plusieurs décisions de la Cour du travail de Liège, dont deux arrêts inédits (C. trav. Liège, div. Liège, 21 janvier 2020, R.G. 2019/AL/164 et C. trav. Liège, div. Liège, 16 février 2021, R.G. 2019/AL/515). Dans l’une de ces espèces, la Cour du travail de Liège a relevé que, dès lors que les fondateurs (détenteurs de parts sociales et gérants) ont rompu tout lien, non seulement personnel et social mais également économique, entre les deux entités, qu’il n’y a pas d’usage commun ou de reprise d’un siège (social ou d’exploitation), de matériel, etc., il n’y a pas d’unité technique d’exploitation, la cour ayant également constaté dans l’espèce tranchée que la faillite d’une des sociétés était postérieure à cette rupture et qu’il n’y avait pas eu de reprise ou de cession.
Enfin, sur le remplacement du travailleur, la cour, s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour de cassation, retient que ce qui est exigé est une réelle création d’emploi mathématique. La circonstance que les travailleurs réengagés aient été affectés à une nouvelle activité qui n’a pas pu être celle de la société précédente est sans incidence, seul le nombre de travailleurs étant pris en compte, indépendamment de la nature de leurs prestations (avec renvoi ici particulièrement à Cass., 10 décembre 2007, n° S.07.0036.N). En l’espèce, pour ce qui est du critère social, il est rempli, les quatre travailleurs ayant été occupés pour la société faillie précédemment. La qualité ou la fonction dans laquelle ils ont presté est sans importance.
Pour ce qui est du critère économique, la cour conclut à la similarité des activités, toutes deux étant déployées dans le secteur du transport. Qu’il y ait spécialisation dans l’une par rapport à l’autre importe peu. Le lieu d’exercice est également commun, vu que les sièges sociaux et d’exploitation sont à la même adresse. Enfin, le matériel est également un indice, les deux sociétés étant actives dans le même secteur et gérant des véhicules.
Cependant, dans le cadre de l’examen de la réalité de l’exploitation des deux entités, elle constate que des éléments font défaut pour qu’elle puisse procéder à un examen complet, étant entendu qu’elle considère le critère économique non établi lorsque deux entités juridiques poursuivent leur activité sans aucun lien économique et financier et sans aucun intérêt économique partagé pour les propriétaires ou gérants respectifs. La rupture de tout lien avec l’ancienne entité est un point primordial. Si un entrepreneur qui reprend une structure existante ne peut bénéficier des réductions en cause, celui qui crée ex nihilo une nouvelle structure est en droit de prétendre à celles-ci.
La cour constate que, lorsque le couple est devenu gérant de la société, il a été convenu qu’il rachèterait la majorité des parts sociales dans l’entreprise et qu’il y avait dès lors une volonté de reprise. C’est dans ce contexte que le siège social a été transféré à leur adresse et qu’un siège d’exploitation y a été établi. Il n’est cependant pas contesté que le rachat des parts n’a pas eu lieu.
La cour décide dès lors d’approfondir l’examen de la réalité de cette rupture, ce sur quoi elle ordonne une réouverture des débats afin de permettre au curateur d’établir d’éventuelles cessions d’actifs, la cour visant un contrat, une mobilité, du matériel roulant, mais non cependant la clientèle, ayant déjà constaté que seuls quatre clients communs existent et que ceux-ci apportent un chiffre d’affaires très modéré.
La réouverture des débats est ordonnée pour l’audience du 28 mars 2023.
Intérêt de la décision
Cet arrêt, même s’il ne permet pas à la cour du travail de vider sa saisine (puisqu’il y aura lieu d’attendre au plus tôt le mois d’avril 2023) précise, sur les critères habituels permettant la vérification du critère économique, le point relatif à la réalité de l’exploitation des deux entités. Si celles-ci poursuivent leur activité mais n’ont aucun lien économique et financier et qu’il n’y a pas davantage d’intérêt partagé pour les propriétaires ou gérants respectifs, le critère économique n’est pas établi.
Dans les décisions citées, figure un arrêt de la Cour du travail de Liège (C. trav. Liège, div. Namur, 22 août 2019, R.G. 2018/AN/138 – précédemment commenté). L’analyse de la cour y avait été également fouillée, tant sur le plan du critère social (réengagement ultérieur) que sur le critère économique. Il s’agissait en l’espèce d’une activité de pharmacie, plusieurs officines ayant été ouvertes dans un contexte géographique (et rural) déterminé.
Affaire à suivre...