Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Verviers), 7 décembre 2022, R.G. 21/408/A
Mis en ligne le lundi 7 août 2023
Tribunal du travail de Liège (division Verviers), 7 décembre 2022, R.G. 21/408/A
Terra Laboris
Dans un jugement du 7 décembre 2022, le Tribunal du travail de Liège (division Verviers), après avoir constaté l’existence d’une distinction directe fondée sur l’état de santé, fait droit à la position de l’employeur public, qui établit, pièces à l’appui, l’existence d’une désorganisation persistante au sein de l’institution qu’il gère (maison de repos et de soins).
Les faits
Une ouvrière au service d’un C.P.A.S. depuis novembre 2001 est convoquée le 31 juillet 2020 par le bureau permanent. Il s’agit d’une audition préalable à un éventuel licenciement, celui-ci étant fondé sur « de nombreuses absences qui désorganisent le service ».
L’intéressée a, en effet, été très régulièrement absente pendant les années 2016 à 2020 (sept mois en 2016, près de douze mois en 2017, six périodes d’absence de courte durée et prestations à concurrence de deux-tiers temps médical pendant cinq mois en 2018, deux-tiers temps médical toute l’année, avec plusieurs absences de courte durée et une absence complète pendant près de sept mois en 2019 et sept mois en 2020).
Un procès-verbal est rédigé suite à l’audition et celui-ci mentionne qu’il y a des perturbations de l’organisation du service de soins de la maison de repos où l’intéressée est affectée, les tâches devant être réparties temporairement en cas d’absence. Vu la répétition de celles-ci, une surcharge de travail importante est constatée pour les autres membres du personnel, qui voient également leurs horaires modifiés en conséquence. En outre, les périodes elles-mêmes empêchent l’employeur de pourvoir au remplacement de l’intéressée de manière efficace et adaptée. Dans l’intérêt du service, il est précisé que le licenciement permettra le recrutement d’un nouveau membre du personnel, qui pourra assurer les tâches indispensables au fonctionnement de la maison de repos.
Celui-ci intervient donc moyennant paiement d’une indemnité de rupture de vingt-neuf semaines, au motif (selon le C4) d’« absences répétées perturbant l’organisation du service ». L’intéressée y réagit via son organisation syndicale, qui considère le licenciement abusif et discriminatoire.
Une procédure est introduite devant le tribunal du travail, en demande de paiement de dommages et intérêts fixés conformément à l’article 18, § 2, 2°, de la loi anti-discrimination et, subsidiairement, de dix-sept semaines de rémunération par analogie à la C.C.T. n° 109.
La décision du tribunal
Le tribunal examine la demande principale, qui est fondée sur la discrimination sur la base de l’état de santé. Rappelant les principes relatifs aux notions de discrimination directe et indirecte, ainsi que le mécanisme de partage de la charge de la preuve, le tribunal rappelle, avec renvoi à la jurisprudence de la Cour de Justice (C.J.U.E., 1er décembre 2016, Aff. n° C-395/15, DAOUIDI c. BOOTES PLUS SL et alii, EU:C:2016:917), la distinction entre la maladie et le handicap. Deux points sont mis en exergue, étant qu’une maladie dont la fin est prévisible ne constitue pas un handicap et que le critère protégé par la loi est l’état de santé lui-même et non la maladie temporaire. La discrimination sur la base de l’état de santé actuel ou futur est distincte de celle sur la base du handicap (avec renvoi à C. trav. Bruxelles, 17 janvier 2017, R.G. 2015/AB/291).
Pour le tribunal, un absentéisme récurrent, fût-il justifié, nuit à l’entreprise, de telle sorte que le licenciement ou tout autre traitement défavorable, comme le refus de promotion ou la réaffectation, ne sont pas automatiquement considérés comme discriminatoires (renvoi étant notamment fait, pour le cas d’un hôpital, à Trib. trav. Liège, div. Liège, 12 janvier 2021, R.G. 19/302/A).
Parmi les moyens d’évaluation des effets de l’absentéisme sur l’organisation du travail, il rappelle qu’existe le « facteur Bradford », outil qui permet d’analyser l’absentéisme en mettant l’accent sur les absences fréquentes de courte durée. La Cour du travail de Mons a jugé à cet égard (C. trav. Mons, 10 janvier 2017, R.G. 2015/AM/306) que le licenciement décidé dans le cadre d’une restructuration sur la base de ce critère, pertinent dans la mesure où l’absentéisme est perturbateur, n’est pas discriminatoire. Un renvoi important est également fait à un arrêt de la Cour du travail de Liège du 18 juillet 2017 (C. trav. Liège, 18 juillet 2017, Chron.D.S., 2018, p. 213) sur le critère de l’état de santé actuel et futur, celle-ci ayant rappelé les travaux préparatoires de la loi du 25 février 2003, au cours desquels des parlementaires, trouvant le critère de l’état de santé futur beaucoup trop large, avaient admis qu’il était plus conforme d’y joindre l’état de santé actuel. La cour du travail rappelle que les auteurs de la loi avaient en vue d’interdire les tests génétiques prédictifs ou la prise en compte systématique de l’hérédité comme motif de refus d’embauche, s’agissant par là de protéger le travailleur par exemple atteint d’une maladie dégénérative et dont le diagnostic existait au moment de l’embauche mais dont l’évolution à ce moment ne rendait pas celui-ci inapte à l’exercice de la fonction. Il a également été admis que le critère protégé n’interdit en rien de prendre en compte l’état de santé passé.
En l’espèce, appliquant l’ensemble de l’enseignement de ces décisions, le tribunal relève que, pour le C.P.A.S., la demanderesse reste en défaut d’invoquer des faits permettant de présumer l’existence d’une discrimination fondée sur l’état de santé. Il relève cependant que, depuis l’année 2016, les périodes d’incapacité ont été longues et nombreuses et qu’il s’agit bien là de faits permettant de présumer celle-ci. La demanderesse satisfaisant à la charge de la preuve conformément au mécanisme repris à l’article 28 de la loi, l’employeur doit prouver qu’il n’y a pas eu discrimination, ce qui signifie qu’il n’y a pas de distinction directe fondée sur l’un des critères protégés et, dans la négative, que la distinction directe est objectivement justifiée par un but légitime et que les moyens de réaliser celui-ci sont appropriés et nécessaires.
Trois autres licenciement étant intervenus pour les mêmes raisons, le tribunal constate que la justification de la mesure est les absences elles-mêmes. Il n’est dès lors pas établi qu’il y a absence de distinction directe sur la base du critère protégé. Le raisonnement du tribunal à cet égard est que l’employeur ne prouve pas l’absence d’une certaine récurrence de traitement défavorable à l’égard de personnes partageant ce critère et qu’il ne prouve pas davantage que la situation « défavorable » est comparable avec celle de la personne de référence, puisqu’aucun des travailleurs n’ayant pas subi de fréquentes incapacités n’a été licencié.
Dès lors qu’existe une distinction directe fondée sur l’état de santé, il appartient en conséquence à l’employeur d’établir qu’elle est objectivement justifiée par un but légitime et que les moyens d’atteindre celui-ci sont appropriés et nécessaires.
A cet égard, le C.P.A.S. invoque la désorganisation de la maison de repos (M.R.-M.R.S.). Pour le tribunal, les très longues périodes d’absence (le jugement faisant même état d’absences de manière quasi-continue), couvertes par près d’une quarantaine d’attestations médicales et entrecoupées de courtes périodes de reprise de travail à temps partiel, périodes elles-mêmes à nouveau entrecoupées par des périodes d’incapacité, sont analysées comme une multiplicité d’alternance d’absence et de présence partielle et que ceci est de nature à désorganiser l’entreprise. Des documents ont été déposés (tableaux de services) démontrant les mouvements effectués sur le planning afin de reporter la charge de travail sur les collègues. De même, il est établi que des contrats intérimaires ont été signés, ainsi que des contrats à durée déterminée. La distinction directe constatée est dès lors justifiée par un but légitime, qui est de mettre fin à la désorganisation de l’entreprise. Le tribunal souligne en outre l’obligation spécifique de continuité de service, s’agissant d’une maison de repos et de soins.
Enfin, il examine la proportionnalité de la mesure, relevant ici que, pendant plus de quatre ans, l’autorité s’est efforcée de s’accommoder tant bien que mal de la situation et que l’on n’aperçoit pas quelle autre solution moins radicale aurait pu être prise.
Ce chef de demande est dès lors déclaré non fondé, de même que celui pour dommages et intérêts conformément à la C.C.T. n° 109, à laquelle référence est faite par analogie. Pour le tribunal, vu la jurisprudence de la Cour constitutionnelle (C. const., 5 juillet 2018, n° 84/2018) et de la Cour de cassation (Cass., 3 novembre 2018, n° S.07.0013.N), il est exclu de raisonner par analogie. Une demande doit être introduite par le travailleur contractuel du secteur public sur pied du droit commun, s’agissant de démontrer la faute, le dommage subi et le lien causal. Cette preuve n’est pas rapportée en l’espèce.
Intérêt de la décision
Le Tribunal du travail de Liège (division Verviers) suit un raisonnement très nuancé dans l’examen du bien-fondé de la mesure de licenciement, étant acquis que celui-ci est directement fondé sur l’état de santé de la travailleuse.
Sur le plan du partage de la preuve, conformément à l’article 28 de la loi du 10 mai 2007, la demanderesse apporte des faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination, la charge de la preuve de l’absence de celle-ci étant dès lors transférée à l’employeur. L’examen de l’absence de discrimination impose, s’agissant de la distinction directe fondée sur l’un des critères protégés, d’établir une justification objective de la mesure par la poursuite d’un but légitime, ainsi que d’apporter la preuve que les moyens de réaliser celui-ci sont appropriés et nécessaires.
Le but légitime est en l’espèce de mettre fin à une désorganisation dûment constatée, l’employeur ne pouvant se voir reprocher – vu les éléments de fait (longueur globale de l’absence au travail ainsi que multiplication de brèves absences) – d’avoir mis un terme au contrat en vue de permettre, par un recrutement (en réalité plusieurs recrutements, vu que d’autres travailleurs étaient touchés par la mesure), d’atteindre le but légitime poursuivi.