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Pouvoir de licencier dans une société anonyme

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 11 janvier 2023, R.G. 2019/AB/130

Mis en ligne le lundi 7 août 2023


Cour du travail de Bruxelles, 11 janvier 2023, R.G. 2019/AB/130

Terra Laboris

Dans un arrêt du 11 janvier 2023, la Cour du travail de Bruxelles rappelle qu’une société anonyme agit par ses organes et que ceux-ci peuvent déléguer des pouvoirs spéciaux à des mandataires spéciaux, ceux-ci pouvant se voir conférer le pouvoir de désigner eux-mêmes un mandataire pour exécuter le mandat.

Les faits

Une employée d’une société multinationale du secteur pharmaceutique preste pour celle-ci depuis le 1er mars 2006, sans encombre.

En juillet 2015, elle prend une fonction dirigeante d’un département de la société. A la fin de l’année, des réformes organisationnelles sont décidées, qui vont entraîner des pertes d’emploi. Lors d’une réunion extraordinaire du Conseil d’entreprise, des explications sont données par la direction, qui évalue que les mesures envisagées, pour ce qui concerne la catégorie des cadres, auront un impact sur cent-septante postes. Un plan de départ volontaire est annoncé par le vice-président. Il est communiqué par courriel. Le plan doit leur permettre de quitter la société d’un commun accord tout en bénéficiant d’une indemnité de départ avantageuse. Sur le plan de la procédure, le programme envisagé nécessite l’accord final de la ligne hiérarchique, la décision finale appartenant également à celle-ci. Une réponse de sa part est annoncée pour le mois de février et, en cas de rejet de la candidature, une réponse motivée est prévue.

Des informations sont également données quant à l’agenda, étant successivement prévues une phase d’information, une phase de demande de départ volontaire, une phase d’approbation et, enfin, une phase de mise en œuvre. Cette dernière phase suppose que, d’ici le 29 février 2016, la date de départ ait été décidée en accord avec le supérieur direct et le département RH. La phase d’approbation est également détaillée, étant prévu que la décision finale serait prise par le supérieur direct et le « VET -1 » du département (personne qui rapporte à un membre du « VET », étant le Vaccine Executive Team), le supérieur direct devant prendre l’initiative d’informer le candidat au plus tard début février, décision ayant un caractère définitif. Ce programme prévoit comme indemnité brute de départ l’équivalent de la rémunération de référence pendant la période de préavis légal, avec un coefficient de 1,5.

La demanderesse a suivi les deux premières phases, chose qui n’est pas contestée. Elle a exprimé formellement sa demande de départ volontaire le 17 janvier 2016.

Le 20 janvier, un des deux « VET -1 » informe l’ensemble des membres de l’équipe dirigeante du département de l’accord sur toutes les demandes pour le programme de départ volontaire. Il précise cependant que les demandeurs eux-mêmes en seront informés après que le feu vert aura été donné par le RH.

Des discussions sont alors entamées entre la demanderesse et sa supérieure en ce qui concerne la date de départ, cette dernière lui envoyant, le 2 février, un SMS confirmant que « c’est accepté ».

Le principe du départ est annoncé à l’ensemble du personnel concerné, restant toutefois pour la demanderesse la question de la date elle-même. Le 3 février, celle-ci informe le département RH de cette date, qui, d’un commun accord avec la « VET -1 » ci-dessus, est le 11 mars 2016. Le 3 février, ce dernier indique aux membres de l’équipe dirigeante qu’il reste toujours dans l’attente du feu vert du RH, mais que ceci serait imminent.

Le lendemain, cependant, des questions ont été posées par le siège londonien de la société, notamment en ce qui concerne le coût de l’opération. Dans le même temps, la date de départ est confirmée à l’intéressée et un rendez-vous est pris pour signer la convention le lendemain. Le matin même, le rendez-vous est annulé, au motif que le processus administratif a été retardé.

L’intéressée pose des questions, dans la mesure où sa demande avait été acceptée sur le principe et sur la date. Aucune suite n’est réservée à cette demande.

Le 18 février, étant en vacances à l’étranger, son « VET -1 » lui signale que sa demande de départ volontaire n’est pas acceptée. Celle-ci conteste, rappelant l’accord sur la rupture du contrat. Elle demande à la société de respecter son engagement. Pour le « VET -1 », le contrat n’est pas rompu. Pour l’employée, il l’est, celle-ci quittant alors l’entreprise le 11 mars 2016, sans qu’aucune indemnité ne lui soit payée.

Une procédure est introduite devant le Tribunal du travail du Brabant wallon (division Wavre), en paiement de l’indemnité conventionnelle de rupture, de l’ordre de 200.000 euros.

Le tribunal en déboute la demanderesse, qui interjette appel. Elle demande à la cour de constater que le contrat a été rompu d’un commun accord et de condamner la société à l’indemnité en cause.

La décision de la cour

La cour circonscrit l’objet de la contestation à l’obligation pour l’appelante de prouver la rupture du contrat de travail d’un commun accord entre la société et elle-même. Si sa volonté à elle est établie, il y a lieu de vérifier ce qu’il en est du côté de la société elle-même. Ceci amène la cour à examiner la question de la délégation de pouvoirs au supérieur hiérarchique et au « VET -1 », agissant conjointement.

Elle rappelle dès lors qu’en règle, une société anonyme agit par ses organes, qui peuvent déléguer des pouvoirs spéciaux, déterminés par leurs soins, à des mandataires spéciaux. Citant la doctrine (C. BERTSCH et W. DAVID, « La gestion et la représentation des SA, SPRL et SCRL », Guide juridique de l’entreprise – Traité théorique et pratique, dir. M. COIPEL et P. WERY, 2e éd., titre II, livre 23.3, Wolters Kluwer Belgium, mise à jour avril 2012, n° 1270 et 1280), elle souligne que, dans une société anonyme, il n’est pas exigé que l’organe de gestion soit expressément autorisé, par les statuts, à conférer un mandat spécial, mais que cette faculté de donner mandat fait partie de ses pouvoirs ordinaires. Il y a lieu d’appliquer, pour ces délégations de pouvoirs spéciaux, les règles ordinaires du mandat. Le mandataire spécial peut lui-même désigner un mandataire pour exécuter le mandat, ce qu’autorise l’article 1994 de l’ancien Code civil. La cour rappelle encore que le mandat ne requiert aucune forme, pouvant être exprès ou tacite. Son existence et sa portée se prouvent par toute voie de droit.

Ceci amène la cour, analysant les éléments produits, à retenir en premier lieu que le vice-président a pris un engagement par volonté unilatérale dans les limites du mandat reçu du Conseil d’administration, engagement ayant force obligatoire dans le chef de la société et étant irrévocable. Celui-ci s’est vu déléguer par le Conseil d’administration son pouvoir d’accomplir les actes relatifs à la résiliation des contrats de travail des cadres, et ce au même titre que d’autres personnes. Pour la cour, il avait dès lors le pouvoir de rompre le contrat de travail de l’intéressée. En précisant que le supérieur direct de chaque cadre informerait celui-ci de la décision au plus tard début février 2016 et que, si la candidature était acceptée, la décision était définitive, il a ainsi délégué lui-même au supérieur direct et au « VET -1 » de chaque cadre, conjointement, le pouvoir de décider de l’acceptation de la demande de rupture du contrat de travail d’un commun accord. Il s’agit d’un mandat spécial limité à l’acceptation de la rupture. Le mandant est donc lié par l’acte du mandataire et la société est engagée par cette acceptation. Celle-ci est irrévocable.

Même si, par ailleurs, l’on devait considérer que la délégation de pouvoirs n’est pas valable, la cour retient que la société serait en tout état de cause engagée sur la base d’un mandat apparent. Les conditions de celui-ci sont en effet réunies, étant que, s’il devait être retenu que le représentant était sans pouvoir, il avait l’apparence d’un pouvoir suffisant et le tiers pouvait raisonnablement tenir cette apparence pour vraie dans les circonstances données.

La cour précise encore, reprenant des principes admis de longue date, que l’apparence est imputable au représenté si celui-ci a, librement, par ses déclarations ou son comportement, même non fautif, contribué à créer ou entretenir celle-ci.

La cour en vient ainsi à la question de l’acceptation de la rupture du contrat de travail d’un commun accord. Elle relève un élément particulier, étant que l’intéressée appartenait simultanément à deux entités, chacune dirigée par un « VET -1 ». Vu la configuration spécifique de la société, il y a une incertitude d’interprétation, mais celle-ci ne porte pas à conséquence en l’espèce, l’un des deux « VET -1 » ayant exprimé son accord sur la rupture du contrat de travail dans le cadre du programme de départ volontaire, la cour renvoyant au SMS adressé (précisant que « c’est accepté »), ainsi qu’au courriel envoyé à l’ensemble du personnel le même jour.

La question de l’accord donné par l’autre « VET -1 » est plus délicate mais, sur la base des éléments produits, étant les échanges de courriels et l’absence de réaction suite à l’annonce officielle et publique du départ de l’intéressée, la cour conclut à l’existence d’un accord donné par celui-ci également. L’accord des parties avait été scellé fin janvier ou, au plus tard, le 2 février et la cour conclut que la société ne pouvait s’en dédire unilatéralement en ajoutant des conditions non prévues dans l’annonce faite en décembre, étant l’accord du Comité exécutif ou la signature d’une convention de rupture, conditions mises par la suite.

Le jugement est dès lors réformé.

Intérêt de la décision

L’arrêt de la Cour du travail de Bruxelles commenté reprend un point important, relatif au fonctionnement des sociétés. La société anonyme agit par ses organes et ceux-ci peuvent déléguer des pouvoirs spéciaux à des mandataires spéciaux, cette possibilité de délégation n’exigeant pas une autorisation expresse figurant dans les statuts. Cette faculté fait partie de ses pouvoirs ordinaires et la cour rappelle à très juste titre qu’il s’agit d’une figure d’application du mandat de droit civil.

Le Conseil d’administration, en l’espèce, a délégué son pouvoir en matière de rupture à une série de personnes nommément désignées. Si le mandataire (final) a pris un engagement par volonté unilatérale sans excéder les limites du mandat, cet engagement a un caractère irrévocable. En précisant, par courriel, que le supérieur direct et le « VET -1 » avaient le pouvoir de décider de l’acceptation de la demande, le vice-président a donné à ceux-ci un mandat spécial limité, qui le lie et engage par conséquent la société.

Relevons que c’est surabondamment que la cour renvoie sur la question à la théorie du mandat apparent, concluant, à partir de cet angle d’approche également, que la société serait également liée.


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