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Contrôle du temps de travail : application dans le secteur des titres-services

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Namur), 14 mars 2023, R.G. 21/984/A

Mis en ligne le vendredi 27 octobre 2023


Trib. trav. Liège (div. Namur), 14 mars 2023, R.G. 21/984/A

Dans un jugement du 14 mars 2023, le Tribunal du travail de Liège (division Namur) rappelle l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne du 14 mai 2019 relatif à la question du mesurage du temps de travail, dont elle a considéré qu’il est seul à même de déterminer de façon objective et fiable le nombre d’heures de travail effectuées par le travailleur ainsi que leur répartition dans le temps et le nombre d’heures effectuées au-delà du temps de travail normal.

Les faits

Une ouvrière, au service d’une société de titres-services, tombe en incapacité de travail en septembre 2020, ayant à l’époque près de deux ans d’ancienneté. La médecine du travail constate son inaptitude définitive au travail convenu, celle-ci n’étant plus en état d’effectuer aucun travail, ni auprès de son employeur ni auprès d’un autre.

La société propose alors une convention de fin de contrat, que l’intéressée refuse via son organisation syndicale, et ce notamment au motif que restaient impayées des heures complémentaires prestées depuis son entrée en fonction. Un échange de courriers intervient, la société contestant devoir des sursalaires. Le contrat de travail prend fin en janvier 2021, vu la force majeure médicale constatée par l’employeur.

Un litige relatif à ces heures complémentaires est porté devant le tribunal du travail, qui rend le jugement commenté.

Le jugement du tribunal

Le tribunal réserve d’importants développements en droit à la question du mesurage du temps de travail, et ce tant en droit européen qu’en droit interne.

Pour ce qui est du droit européen, il rappelle la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui, en son article 31, point 2, dispose que tout travailleur a droit à une limitation de la durée maximale du travail et à des périodes de repos journalier et hebdomadaire, ainsi qu’à une période annuelle de congés payés.

Il reprend ensuite les obligations mises à charge des Etats membres dans la Directive n° 2003/88/CE du 4 novembre 2003 et, surtout, dans un arrêt rendu le 14 mai 2019 par la Cour de Justice de l’Union européenne (C.J.U.E., 14 mai 2019, Aff. n° C-55/18, FEDERACIÓN DE SERVICIOS DE COMISIONES OBRERAS c/ DEUTSCHE BANK SAE, EU:C:2019:402), arrêt essentiel dans la matière.

Le tribunal en reprend de larges extraits, qu’il souligne, surtout en ce que la Cour a rappelé que le travailleur doit être considéré comme la partie faible dans la relation de travail et qu’il y a lieu d’empêcher que l’employeur ne dispose de la faculté de lui imposer une restriction de ses droits.

La Cour pose la question de l’examen de la mise en place d’un système permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur, système qui permettrait d’assurer le respect effectif de la durée maximale hebdomadaire de travail ainsi que des périodes minimales de repos journalier et hebdomadaire. Elle reprend les conclusions de son Avocat général, selon lesquelles, en l’absence d’un tel système, il n’est possible de déterminer de façon objective et fiable ni le nombre d’heures de travail effectuées par le travailleur ainsi que leur répartition dans le temps ni le nombre d’heures effectuées au-delà du temps de travail normal, en tant qu’heures supplémentaires. La Cour y déplore également la limite des autres moyens de preuve auxquels le travailleur peut faire appel (témoignages, courriers électroniques, consultation de téléphone portable ou d’ordinateur).

En ce qui concerne les Etats, elle souligne que, s’ils adoptent une réglementation qui, selon l’interprétation qui lui est donnée par la jurisprudence nationale, n’impose pas à l’employeur de mesurer la durée du temps de travail effectué, ceci est susceptible de vider de leur substance les droits consacrés aux dispositions pertinentes de la Directive sur le temps de travail, en n’assurant pas au travailleur le respect effectif du droit à une limitation de la durée maximale du travail et à des périodes minimales de repos. Ceci n’est pas conforme à l’objectif poursuivi par la Directive, qui considère ces prescriptions minimales comme indispensables à la protection de la sécurité et de la santé des travailleurs.

Elle invite dès lors les juridictions nationales à interpréter leur droit national en prenant en considération l’ensemble des règles de ce droit et à faire application des méthodes d’interprétation reconnues par celui-ci, et ce afin de l’interpréter dans toute la mesure du possible à la lumière de la norme européenne (article 288, alinéa 3, T.F.U.E.). Elle en conclut que celui-ci s’oppose à une réglementation d’un Etat membre qui, selon l’interprétation qui en est donnée par la juridiction nationale, n’impose pas aux employeurs d’établir un système permettant de mesurer la durée du temps de travail.

En droit interne, le tribunal retient qu’il n’y a pas d’obligation générale pour les employeurs d’établir un tel système. Cependant, les difficultés particulières inhérentes au fonctionnement des titres-services a impliqué une prise en compte des spécificités du contrôle de la durée des prestations de travail. L’arrêté royal du 12 décembre 2001 prévoit sur ce que l’entreprise s’engage à organiser l’enregistrement des activités titres-services de manière à ce que l’on puisse vérifier exactement la relation entre les prestations mensuelles de chaque travailleur individuel, l’utilisateur et les titres correspondants.

Une circulaire est intervenue en date du 9 juillet 2018, relative à la remise de titres-services dans le cadre d’activités de repassage en dehors du domicile de l’utilisateur (cette fonction étant celle de la demanderesse). Celle-ci relève la difficulté d’évaluer le temps nécessaire au repassage d’une manne de linge, repassage qui dure « rarement un nombre pile d’heures ». Aussi prescrit-elle de permettre aux entreprises agréées d’arrondir le nombre de titres-services à l’unité supérieure, à la condition de remettre à l’utilisateur un bon, qui sera pris en compte lors de la prochaine visite.

La Commission consultative d’agrément des entreprises titres-services a également rédigé une note sur la question le 23 mai 2022. Tout en précisant que cette note est postérieure au litige, le tribunal la reprend dans son jugement, dans la mesure où elle décrit également des difficultés récurrentes. Des systèmes de facturation au forfait ont en effet été mis au point (ainsi calcul par minute selon le type de vêtements et système « au poids »). Pour ce qui est de l’enregistrement des prestations elles-mêmes, il a été constaté des discordances entre des tableaux tenus par les sociétés et les prestations réelles. La Commission a par conséquent prôné la tenue de trois documents aux fins d’appréhender de la manière la plus juste les prestations correspondant aux services fournis.

Le tribunal en vient, ainsi, à l’examen de la demande, l’intéressée déposant un relevé mois par mois et jour par jour des heures de travail qu’elle prétend avoir prestées. Si les mentions sur les feuilles de prestations sont unilatérales et manuscrites, le tribunal relève qu’elles sont cohérentes avec les difficultés rencontrées quant à la quantification des prestations ainsi que quant à la manière de les répercuter auprès des utilisateurs.

La société ne déposant que très peu d’informations, le tribunal rappelle qu’elle est tenue de collaborer à la charge de la preuve et que, malgré cette obligation, elle s’abstient de déposer les documents utiles, manque de transparence qui amène le tribunal à conclure que sa position ne peut être avalisée.

Il relève encore d’autres éléments de fait contribuant à la réalité des décomptes fournis et fait droit à la demande.

Il fixe le point de départ des intérêts de retard conformément au dernier alinéa de l’article 9 de la loi du 12 avril 1965 relative à la protection de la rémunération, étant que, à défaut de convention collective de travail ou de dispositions contenues dans le règlement de travail ou dans tout autre règlement en vigueur, la rémunération doit être payée au plus tard le quatrième jour ouvrable qui suit la période pour laquelle le paiement est prévu.

Enfin, le tribunal rejette une demande de la société de ne pas ordonner l’exécution provisoire du jugement. Renvoyant aux articles 1397 et 1404 du Code judiciaire, il rappelle que tant l’exécution provisoire que la faculté de cantonnement sont la règle. Aussi ne retient-il pas les arguments avancés par la société, étant notamment que ceux-ci entraîneraient des démarches administratives « inutilement lourdes et coûteuses » (retenue de cotisations et de précompte, imposition immédiate de la travailleuse sur les montants perçus – avec les difficultés que ceci entraînerait en cas de réformation du jugement). Le tribunal conclut sur ce point que de telles démarches sont inhérentes à l’exécution provisoire, même si elles le sont avec une acuité particulière en matière de droit du travail, mais que le législateur n’a pas souhaité exclure certaines matières du champ d’application de la règle.

Intérêt de la décision

L’arrêt de la Cour de Justice du 14 mai 2019 (Aff. n° C-55/18, en cause FEDERACIÓN DE SERVICIOS DE COMISIONES OBRERAS c/ DEUTSCHE BANK SAE) tranchait un recours collectif introduit par la CCOO (syndicat de travailleurs faisant partie d’une organisation syndicale nationale espagnole) aux fins que soit établi un système d’enregistrement du temps de travail journalier effectué par les membres du personnel de la société, permettant de vérifier le respect des horaires de travail prévus, ainsi que de l’obligation de transmettre aux représentants syndicaux les informations relatives aux heures supplémentaires effectuées mensuellement.

L’Audiencia Nacional (Cour centrale espagnole) interrogea la Cour de Justice sur la conformité du droit national avec l’article 31, § 2, de la Charte, ainsi que les articles 3, 5, 6, 16 et 22 de la Directive n° 2003/88/CE.

La Cour de Justice conclut que la disposition précitée de la Charte ainsi que les articles 4, § 1er, 11, § 3, et 16, § 3, de la Directive n° 89/391/CEE (également visée dans une des trois questions posées par l’Audiencia Nacional à la Cour de Justice) s’opposent à une réglementation d’un Etat membre qui, selon l’interprétation qui en est donnée par la jurisprudence nationale, n’impose pas aux employeurs l’obligation d’établir un système permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur.

La société Deutsche Bank soutenait par contre, en se fondant sur la jurisprudence du Tribunal Supremo (Cour suprême espagnole), que le droit espagnol ne prévoyait pas une telle obligation d’application générale, d’où le dispositif particulier de l’arrêt, qui se réfère à l’interprétation donnée par la jurisprudence nationale à la réglementation de l’Etat membre.

La jurisprudence interne est abondante quant à la portée de cet arrêt, sur la question de la preuve d’heures supplémentaires (ou complémentaires) prestées. Renvoyons à cet égard, notamment, aux trois arrêts suivants :

  • C. trav. Liège (div. Neufchâteau), 22 juin 2022, R.G. 2020/AU/53 ;
  • C. trav. Bruxelles, 17 novembre 2021, R.G. 2019/AB/431 ;
  • C. trav. Liège (div. Liège), 4 juin 2021, R.G. 2020/AL/479.

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