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Travailleur atteint d’un handicap : notion d’aménagements raisonnables

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 1er mars 2023, R.G. 2017/AB/136

Mis en ligne le vendredi 28 juillet 2023


Cour du travail de Bruxelles, 1er mars 2023, R.G. 2017/AB/136

Terra Laboris

Dans un arrêt du 1er mars 2023, la Cour du travail de Bruxelles rappelle que constitue une discrimination le refus de mettre en place des aménagements raisonnables en faveur d’une personne souffrant d’un handicap et que le licenciement décidé dans ce contexte est discriminatoire au sens de la loi du 10 mai 2007.

Les faits

Un ouvrier, chauffeur de camion auprès d’une entreprise de la construction (centrale à béton), en service depuis 2008, s’est vu diagnostiquer en 2012 une maladie sérieuse, pour laquelle il a connu plusieurs périodes d’incapacité de travail, celles-ci étant, à partir de la fin octobre, en général renouvelées pour des périodes d’un mois. Par courrier recommandé du 16 janvier 2013, soit pendant la période d’incapacité, la société lui adressa un courrier, faisant état de cent-dix-sept jours d’absence pour l’année 2012 et signalant que la situation était préoccupante, l’auteur du courrier précisant « nous souhaitons la voir évoluer à court terme ».

L’organisation syndicale du travailleur réagit, précisant que les absences étaient dûment justifiées et relatives à la pathologie dont l’intéressé était affecté. Le syndicat confirmait que celui-ci ne s’opposait nullement à reprendre le travail mais ne pouvait plus temporairement exercer la fonction pour laquelle il était engagé. Il se déclarait cependant disposé à exercer toute autre fonction compatible avec son état de santé.

Le travailleur fut convoqué auprès du médecin du travail. Le formulaire d’évaluation de santé prévoit que l’absence devait être prolongée pour maladie, l’ouvrier devant revoir son spécialiste en vue d’une intervention chirurgicale. L’employeur ayant entre-temps fait des propositions de reclassement (bulliste et manœuvre), le travailleur exposa en quoi elles n’étaient pas réalistes, la première exigeant un brevet dont il ne disposait pas et la seconde couvrant des prestations plus lourdes encore que celles de chauffeur.

Quelques semaines plus tard, il fut licencié moyennant une indemnité de rupture, le C4 précisant « ne convient pas ».

Suite à la procédure qu’il introduisit devant le Tribunal du travail du Brabant wallon (division Nivelles), le travailleur obtint gain de cause sur les deux chefs de demande principaux qu’il avait formés, étant une indemnité complémentaire de préavis ainsi qu’une indemnité pour licenciement discriminatoire au sens de la loi du 10 mai 2007.

La société interjette appel.

La décision de la cour

La cour examine en premier lieu la question de savoir si l’intéressé, qui estime avoir droit à un préavis de trente-cinq jours sur pied de l’article 2 de la C.C.T. n° 75, peut bénéficier de celui-ci au lieu des vingt-huit jours fixés par l’article 59 de la loi du 3 juillet 1978. La C.C.T. n° 75 du 20 décembre 1999 a en effet été prise aux fins de déroger à l’article 59 en octroyant un (léger) complément de préavis. La cour note que celle-ci, qui prévoit une augmentation générale des préavis des ouvriers, a été une manière d’harmoniser progressivement les statuts (renvoyant à C. const., 8 juin 1993, n° 56/93). Elle estime cependant celle-ci doit être écartée, ne remplissant pas les conditions de l’article 61 de la loi. Celui-ci a en effet autorisé le Roi à modifier les délais de préavis dans l’intérêt de certaines catégories spéciales de travailleurs ou pour ce qui est des préavis donnés pour des motifs économiques ou sociaux, sur proposition de la commission paritaire ou du Conseil National du Travail. Or, la C.C.T. n° 75 n’est pas un avis ou une proposition des partenaires sociaux, de telle sorte que l’arrêté royal qui la rend obligatoire n’est pas pris sur la base de l’article 61 de la loi du 3 juillet 1978. Ce chef de demande est rejeté, le jugement devant être réformé.

Pour ce qui est de la discrimination, la cour reprend l’apport de la jurisprudence de la Cour de Justice en matière de handicap, jurisprudence qui a notamment précisé la notion d’aménagements raisonnables. Elle met en exergue l’arrêt de la Cour de Justice du 10 février 2022 (C.J.U.E., 10 février 2022, n° C-485/20, X c/ HR RAIL SA, EU:C:2022:85), où celle-ci a été interrogée par le Conseil d’Etat (C.E., 30 juin 2020, n° 247.959) et a répondu que la notion d’aménagements raisonnables pour les personnes handicapées au sens de l’article 5 de la Directive n° 2000/78/CE implique qu’un travailleur, y compris celui accomplissant un stage consécutif à son recrutement, qui, en raison de son handicap, a été déclaré inapte à exercer les fonctions essentielles du poste qu’il occupe, doit être affecté à un autre poste pour lequel il dispose des compétences, des capacités et des disponibilités requises, sous réserve qu’une telle mesure n’impose pas à l’employeur une charge disproportionnée.

Un extrait de cet arrêt est repris, dont l’importance est soulignée par la cour du travail, étant que, pour déterminer si les mesures en question donnent lieu à une charge disproportionnée, il convient de tenir compte, notamment, des coûts financiers qu’elle implique, de la taille et des ressources financières de l’organisation ou de l’entreprise et de la possibilité d’obtenir des fonds publics ou toute autre aide. Elle reprend également les conclusions de l’Avocat général Athanasios RANTOS, qui a souligné qu’en tout état de cause, la possibilité d’affecter une personne handicapée à un autre poste de travail n’existe qu’en présence d’au moins un poste vacant que le travailleur concerné est susceptible d’occuper. L’Avocat général a précisé que ces mesures visent l’ensemble des employeurs, la réaffectation d’un travailleur handicapé ne devant cependant pas aboutir à priver un autre travailleur de son emploi ou forcer ce dernier à échanger son poste de travail. La réaffectation apparaît dès lors facilitée dans une entreprise de grande taille, pour laquelle le nombre de postes disponibles est en principe plus étendu. Jouera également la plus ou moins grande polyvalence du travailleur.

La cour passe à l’examen du régime probatoire, rappelant la règle du partage de la preuve, mécanisme ancien existant dans différentes directives européennes. Ainsi, dans la Directive du 5 juillet 2006 relative à l’égalité de traitement (n° 2006/54 – refonte), le rôle important de l’adoption de règles relatives à la charge de la preuve a été souligné, s’agissant de rendre effective la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement : l’appréciation des faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte demeure de la compétence de l’instance nationale concernée conformément au droit national et/ou aux pratiques nationales. Revient également aux Etats membres de prévoir un régime probatoire plus favorable à la partie demanderesse (30e considérant).

La cour du travail souligne dans la foulée les difficultés pour une personne s’estimant victime d’une discrimination d’apporter la preuve requise, relevant que, dans son arrêt CHEZ (C.J.U.E., 16 juillet 2015, Aff. n° C-83/14, CHEZ RAZPREDELENIE BULGARIA AD c/ KOMISIA ZA ZASHTITA OT DISKRIMINATSIA, EU:C:2015:480), la Cour de Justice a souligné qu’il appartient au juge, lorsqu’il s’agit de juger si une mesure constitue une discrimination directe, de tenir compte de l’ensemble des circonstances pertinentes de l’affaire, dont notamment la circonstance que la personne à qui la discrimination est reprochée s’est abstenue de produire certaines preuves demandées par la juridiction.

Dans une affaire relative à une discrimination indirecte fondée sur le sexe (C.J.U.E., 3 octobre 2019, Aff. n° C-274/18 (SCHUCH-GHANNADAN c/ MEDIZINISCHE UNIVERSITÄT WIEN, EU:C:2019:828), il a été considéré qu’il appartient au travailleur d’étayer une apparence de discrimination (en se fondant sur des données statistiques générales concernant le marché du travail), dans la mesure où il ne saurait être attendu de l’intéressé qu’il produise des données plus précises relatives au groupe de travailleurs pertinent, celles-ci étant difficilement accessibles, voire indisponibles.

Il y a, en droit belge, une présomption de discrimination et, sur celle-ci, la cour renvoie aux travaux parlementaires (Ch., Projet de loi tendant à lutter contre certaines formes de discrimination, Doc. 51, 2722/001), où il est précisé que les faits susceptibles de déceler celle-ci peuvent être de toute nature. Deux sont donnés à titre exemplatif : les statistiques et les tests de situation.

L’exposé de ce rappel des principes se termine par le renvoi à l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 12 février 2009 (C. const., 12 février 2009, n° 17/2009), qui enseigne, notamment, que les faits avancés doivent être suffisamment graves et pertinents, n’étant pas suffisante la preuve apportée par la personne de ce qu’elle a fait l’objet d’un traitement défavorable : elle doit également établir les faits qui semblent indiquer que celui-ci a été dicté par des motifs illicites.

En l’espèce, la cour retient que la maladie dont l’intéressé était atteint répond à la notion de handicap au sens où l’entend la Cour de Justice, à savoir qu’elle constitue une limitation, résultant, notamment d’atteintes physiques, mentales ou psychiques durables, dont l’interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à la pleine et effective participation de la personne à la vie professionnelle sur la base de l’égalité avec les autres travailleurs. La société était informée de l’existence de ce handicap, et ce non seulement vu les certificats médicaux fournis, mais également une information figurant dans la lettre du syndicat que les absences étaient en lien avec une pathologie qui venait d’être découverte, ce qui se voyait également confirmé par le formulaire d’évaluation de santé. Cette lettre peut, vu son contenu, constituer la demande d’aménagements raisonnables, la cour considérant indifférent le fait qu’elle ne se réfère pas comme telle à l’existence d’un handicap.

La société doit dès lors apporter la preuve ci-dessus, étant que les mesures que le travailleur est en droit d’exiger lui imposaient une charge disproportionnée.

Elle réserve quelques développements à un argument de la société, tiré des mentions du formulaire d’évaluation établi par le conseiller en prévention-médecin du travail, et rejette qu’il puisse intervenir dans le débat. Celui-ci s’inscrit dans le cadre de l’arrêté royal du 28 mai 2003 relatif à la surveillance de la santé des travailleurs. Cet arrêté royal constitue une réglementation indépendante de la loi du 10 mai 2007, visant d’une manière générale les obligations de reclassement d’un travailleur dont le médecin-traitant l’a déclaré en incapacité définitive de poursuivre le travail convenu pour cause de maladie ou d’accident.

La cour examine encore les deux postes proposés par l’employeur et admet les explications données par le travailleur. Il appartient à la société de prouver qu’il n’était pas possible pour elle d’affecter celui-ci temporairement à un poste en son sein, ce qu’elle ne fait pas. Pour la cour, la circonstance que le conseiller en prévention-médecin du travail n’ait pas proposé de poste est insuffisant pour faire la preuve qu’il n’y en avait pas. Elle conclut dès lors à l’existence d’une mesure discriminatoire et alloue l’indemnité légale.

Intérêt de la décision

La jurisprudence est abondante, sur la question de la discrimination liée à l’état de santé des travailleurs.

Cet arrêt fait une synthèse importante de l’évolution de la notion de handicap telle qu’édifiée par la Cour de Justice dans les nombreux arrêts qu’elle a rendus. La cour du travail renvoie non seulement à ceux-ci, mais également – et à deux reprises – aux développements faits par l’Avocat général dans les conclusions prises avant les décisions correspondantes de la Cour.

Des nuances y figurent, en effet, sur la réaffectation, ses limites et son caractère généralisé (tous les employeurs étant concernés).

La cour conclut, dans l’arrêt commenté, assez logiquement à la confirmation du jugement sur la question du licenciement discriminatoire, dans la mesure où des indices suffisants ont été présentés par le travailleur et où, s’agissant d’un partage de la preuve (celle-ci devant être certaine), la société reste en défaut d’établir la charge disproportionnée qu’aurait représentée l’affectation du travailleur à un autre poste, mesure qu’elle a écartée au profit d’une décision de licenciement.

Sur l’indemnité elle-même, la cour rappelle encore qu’elle n’est pas soumise aux cotisations de sécurité sociale, étant exclue de la notion de rémunération par l’article 19, § 2, 2°, de l’arrêté royal du 28 novembre 1969 (la cour renvoyant également aux instructions administratives de l’ONSS). Pour ce qui est de la taxation, elle estime qu’il ne lui appartient pas de statuer sur cette question, celle-ci devant éventuellement être débattue devant le Tribunal de première instance en cas de litige avec le SPF Finances.


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