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Pompiers volontaires : notion de temps de travail

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 13 janvier 2023, R.G. 22/639/A

Mis en ligne le lundi 7 août 2023


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 13 janvier 2023, R.G. 22/639/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 13 janvier 2023, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) rappelle la jurisprudence de la Cour de Justice dans son arrêt MATZAK relatif à la notion de temps de travail.

Les faits

Un sapeur-pompier volontaire au service d’une Zone de secours (également pompier professionnel d’une autre Zone) se voit reprocher par sa hiérarchie des propos tenus lors d’un banquet de la Sainte-Barbe, au cours duquel il a fait des reproches à sa direction. Un rapport d’information est envoyé à sa hiérarchie, considérant que l’intéressé a commis des manquements graves, ayant porté atteinte au devoir professionnel ainsi qu’à son obligation de loyauté envers la Zone et l’organisation volontaires, ayant, également, ébranlé la confiance des collègues et des supérieurs.

Une procédure disciplinaire est engagée, procédure qui sera tenue en suspens, vu la crise sanitaire. Une sanction sera cependant décidée le 2 juin 2020 après une audition. Lui est infligée une suspension d’un mois, sanction qui n’a pas fait l’objet d’un recours. A la fin de l’année, le rapport de fonctionnement le concernant reprend la mention « insuffisant ». Un recours est ici introduit auprès de la Commission d’évaluation de la Zone de secours. La mention finale va évoluer vers « satisfaisant ». Nonobstant cette décision, le Collège de la Zone ne modifie pas sa mention. Aucun recours n’est introduit.

En mai de l’année suivante, l’intéressé est informé de la non-reconduction de sa nomination comme membre opérationnel volontaire, des griefs étant faits quant à ses compétences comportementales ainsi qu’aux objectifs non atteints. Il demande alors son audition et est convoqué devant la Collège de Zone. Après un report, une proposition d’audition par vidéoconférence est formulée. Elle sera remplacée par la communication par écrit des arguments de l’intéressé. Le non-renouvellement de la nomination est confirmé et aucun recours n’est de nouveau introduit.

Une procédure est lancée devant le tribunal du travail en paiement d’arriérés de sursalaires (gardes en caserne), d’arriérés de rémunération (gardes à domicile), ainsi que de dommages et intérêts relatifs à la période de 2021 à 2027 et pour la période ultérieure jusque l’âge de sa retraite, ainsi que d’un dommage moral.

La décision du tribunal

Sur le premier chef de demande, le tribunal reprend les règles relatives au paiement des gardes. Sont applicables des arrêtés royaux datés du 19 avril 2014 portant statuts pécuniaire et administratif du personnel opérationnel des Zones de secours, le premier étant complété par une annexe. Il en résulte qu’une distinction est faite entre les gardes de caserne et les interventions des pompiers volontaires en garde à domicile.

Pour le demandeur, la différence de traitement est contraire à l’article 40 de l’arrêté royal du 19 avril 2014, qui fixe d’autres modes de rémunération, définissant ce qu’il faut entendre par « prestations irrégulières » de nuit, de samedi et de dimanche. Les taux de celle-ci sont précisés en fonction de ces prestations.

Le demandeur plaidant que les pourcentages accordés étant différents, il y a une distinction non-conforme au texte de l’arrêté royal et la Zone de secours considérant que la différence de traitement entre les deux types de prestations irrégulières se justifie par la nature même de celles-ci, le tribunal examine le bien-fondé de cette distinction, étant de savoir si elle repose sur un critère objectif et est raisonnablement justifiée au sens des articles 10 et 11 de la Constitution. Il conclut qu’en accordant un salaire plus important pour les interventions lors des gardes à domicile, le Conseil de Zone a fait un choix, qui est de valoriser pécuniairement des contraintes spécifiques, celles-ci étant fondées sur des critères objectifs. Il fait également valoir, sur le plan de la justification, qu’il n’y a pas de rémunération des disponibilités de rappel, l’objectif étant de motiver les volontaires pour se rendre disponibles, puisque leurs interventions sont mieux rémunérées.

Le tribunal en vient ensuite à la question des sursalaires pour les « gardes à domicile » ou « disponibilités de rappel ». Il expose longuement le système en vigueur au sein de la Zone de secours, où chaque pompier volontaire est tenu d’accomplir un minimum d’heures de disponibilité de rappel, ainsi que prévu dans le règlement d’ordre intérieur. Il en vient à l’examen de la conformité de celui-ci à la réglementation générale.

Dans son arrêt du 21 février 2018 (C.J.U.E., 21 février 2018, Aff. n° C-518/15, MATZAK), la Cour de Justice, saisie par la Cour du travail de Bruxelles (C. trav. Bruxelles, 14 septembre 2015, R.G. 2012/AB/592), a jugé que l’article 17, § 3, sous c), iii), de la Directive n° 2003/88/CE ne permet pas aux Etats membres de déroger à l’égard de certaines catégories de sapeurs-pompiers recrutés par les services publics d’incendie, à l’ensemble des obligations découlant des dispositions de cette directive. Ceci vise notamment les notions de temps de travail et de période de repos.

Le tribunal rappelle la définition européenne du temps de travail, qui exige la réunion de trois éléments, étant (i) être au travail, (ii) être à la disposition de l’employeur et (iii) être dans l’exercice de son activité ou de ses fonctions. Le temps de travail suppose que le travailleur soit contraint d’être physiquement présent au lieu déterminé par l’employeur et de s’y tenir à la disposition de ce dernier pour pouvoir immédiatement fournir les prestations appropriées en cas de besoin (principe déjà énoncé dans les arrêts VOREL et GREGORE). La Cour de Justice (qui était, dans l’arrêt MATZAK, saisie de quatre questions préjudicielles) a précisé, dans l’hypothèse d’un temps de garde effectué en-dehors des locaux de l’employeur (ceci pouvant viser les gardes à domicile avec l’obligation de répondre aux appels de celui-ci), qu’il y a temps de travail lorsque le travailleur voit se restreindre très significativement les possibilités d’avoir d’autres activités (en l’espèce, il avait l’obligation de répondre aux appels de son employeur dans un délai de huit minutes). La Cour a ainsi posé la règle de l’exigence de contraintes géographiques et temporelles imposées au travailleur de nature à restreindre très significativement les possibilités d’avoir une autre activité.

Sur la question, est également intervenu un arrêt de la Cour de cassation du 21 juin 2021 (Cass., 21 juin 2021, n° S.19.0071.F), qui s’est référé à cet arrêt MATZAK pour décider que le service de garde effectué par le travailleur à son domicile ou en un autre lieu doit être qualifié de temps de travail lorsque l’employeur impose des contraintes qui limitent d’une manière objective et très significative la liberté du travailleur pendant cette période.

Pour le tribunal, le critère d’évaluation du temps de travail réside en conséquence dans la qualité du temps et dans la liberté de consacrer ce temps à ses propres intérêts, soulignant que deux sous-critères existent pour apprécier cette liberté, étant le délai d’intervention ainsi que la fréquence moyenne de celles-ci. Il souligne encore que la Directive ne vise pas la question de la rémunération des travailleurs, qui échappe à la compétence de l’Union. Celle-ci relève des Etats membres, dont la liberté à cet égard est restreinte par l’obligation de respecter les principes d’égalité et de non-discrimination.

Le tribunal applique dès lors l’ensemble de ces principes au litige, recherchant si les disponibilités de rappel en la cause créent une contrainte très significative sur les possibilités d’avoir d’autres activités, concluant par la négative. Il n’y a pas temps de travail au sens de la Directive n° 2003/88/CE, vu un ensemble d’éléments concrets, retenant à cet égard la possibilité d’aménagements propres à chaque pompier, ainsi que la flexibilité dont ceux-ci disposent pour se rendre disponibles aux appels d’urgence (et ce malgré la courte durée pour rejoindre la caserne). Les contraintes réglementaires n’atteignent pas un degré d’intensité les empêchant de gérer leur temps et de se consacrer à leurs propres intérêts. Il y a au contraire en l’espèce un « bon compromis » entre le respect de la vie privée des volontaires et les nécessités de la Zone.

Par contre, le demandeur fait état de fonctions d’encadrement, exposant que, contrairement aux pompiers volontaires non gradés, il est responsable d’une équipe, étant qu’il doit encadrer une équipe de garde durant toute une semaine. Les contraintes liées à cette fonction dépassent, pour le tribunal, le simple « engagement citoyen », étant que le pompier doit réserver au moins un quart de son temps libre à la fonction de pompier volontaire. Il y a ici des contraintes supplémentaires, qui restreignent très significativement les possibilités d’avoir une autre activité. La demande est déclarée fondée sur ce point et le tribunal fait droit à la demande de condamnation au paiement d’un euro provisionnel au titre d’arriéré. Dans la mesure où les disponibilités doivent être reprises dans un tableau de prévision, ce temps de travail constitue des prestations qui doivent être rémunérées à 100%. Le tribunal ordonne ici une réouverture des débats.

Enfin, il rejette une demande de dommages et intérêts pour fautes commises par la Zone de secours, celle-ci étant relative au respect (ou non) du principe audi alteram partem.

Il statue encore sur les dommages et intérêts, considérant les demandes non fondées. La première était relative à un préjudice subi du fait de non-renouvellement de sa désignation, que le demandeur estimait liée au discours prononcée à la Sainte-Barbe, et l’autre à la réparation d’un préjudice moral.

Intérêt de la décision

Ce jugement du Tribunal du travail de Liège (division Liège) revient sur la question du champ d’application de la Directive n° 2003/88/CE du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail. Le tribunal y reprend longuement les questions posées par la Cour du travail de Bruxelles dans son arrêt du 14 septembre 2015 (R.G. 2012/AB/592) et les réponses données par la Cour, ainsi que la définition générale de la notion de temps de travail dans la réglementation européenne.

A juste titre, le tribunal souligne que, si la Directive s’occupe de la définition du temps de travail et des périodes de repos, elle ne couvre nullement la question de la rémunération, qui reste de la compétence du législateur national dans le respect des principes d’égalité et de non-discrimination.

Outre l’arrêt MATZAK, le tribunal s’est référé, dans la jurisprudence de la Cour, à un arrêt du 9 mars 2021 (C.J.U.E., 9 mars 2021, Aff. n° C-580/19, RJ c/ STADT OFFENBACH AM MAIN), EU:C:2021:183 – précédemment commenté), où elle a jugé qu’une période de garde sous régime d’astreinte, durant laquelle un travailleur doit pouvoir rejoindre les limites de sa ville d’affectation dans un délai de 20 minutes, avec sa tenue d’intervention et le véhicule de service mis à sa disposition par son employeur, en faisant usage des droits dérogatoires au code de la route et des droits de priorité attachés à ce véhicule, ne constitue, dans son intégralité, du « temps de travail », au sens de cette disposition, que s’il découle d’une appréciation globale de l’ensemble des circonstances de l’espèce, notamment des conséquences d’un tel délai et, le cas échéant, de la fréquence moyenne d’intervention au cours de cette période, que les contraintes imposées à ce travailleur pendant ladite période sont d’une nature telle qu’elles affectent objectivement et très significativement la faculté pour ce dernier de gérer librement, au cours de la même période, le temps pendant lequel ses services professionnels ne sont pas sollicités et de consacrer ce temps à ses propres intérêts.


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