Commentaire de C. trav. Mons, 19 janvier 2023, R.G. 2021/AM/235
Mis en ligne le mardi 3 octobre 2023
C. trav. Mons, 19 janvier 2023, R.G. 2021/AM/235
Dans un arrêt du 19 janvier 2023, la Cour du travail de Mons rejette l’existence d’une même unité technique d’exploitation, s’agissant de deux sociétés qui, même si elles présentent une interdépendance économique relativement forte, ont une interdépendance sociale jugée quasi-inexistante.
Les faits
Deux personnes physiques (M. M. V. et M. R. D.) constituent en 1992 une société (S.A.) ayant un objet très large (commercialisation mobilière et/ou immobilière, vente et importation de matériaux, placement de vérandas, pergolas, etc., ainsi qu’import-export et toutes opérations liées aux opérations ci-dessus). Trois administrateurs sont désignés, étant Mmes S. D. et S. D. et M. R. D.
Cette société constitue en 2010 une S.R.L. avec M. G. R. Celle-ci a également un objet très large (son activité se déployant dans la vente et le négoce de denrées alimentaires ainsi que de vins, boissons alcoolisées ou non). Le gérant de cette S.R.L. est M. R. D.
En 2015, la S.A. achète un fonds de commerce pour y développer une activité dans le secteur de l’Horeca. Elle engage sept personnes pour y travailler. Elle intègre ses nouvelles activités dans son objet social. Au même moment, les deux administratrices démissionnent. Elles sont remplacées par M. M. V. et la S.R.L., tandis que M. R. D. reste administrateur.
A la fin de l’année 2015, le fonds de commerce lié à l’activité Horeca est cédé. Les contrats de travail s’arrêtent au 31 décembre.
En 2016, la S.R.L. engage une travailleuse salariée et obtient les réductions de cotisations « groupe-cible ». L’employée a une fonction commerciale.
En janvier 2018, l’O.N.S.S. annule les réductions de cotisations « groupe-cible » et réclame un montant de 5.000 euros environ.
Un recours est introduit devant le Tribunal du travail du Hainaut (division Mouscron), qui, par jugement du 13 avril 2021, déboute la société.
Celle-ci interjette appel.
La décision de la cour
Dans son rappel des règles applicables, la cour souligne qu’à l’époque, l’unité technique d’exploitation n’était pas définie mais que la définition contenue dans la législation relative aux élections sociales ne pouvait être appliquée à la matière. La question avait dès lors été soumise à la Cour de cassation, qui était intervenue à diverses reprises. La cour du travail souligne l’arrêt rendu le 29 avril 2013 (Cass., 29 avril 2013, n° S.12.0096.N, avec les conclusions de l’Avocat général VANDERLINDEN), qui enseigne qu’il y a lieu d’examiner si l’entité qui occupe le travailleur nouvellement engagé a des liens sociaux et économiques avec celle qui, au cours des douze mois précédant ce nouvel engagement, a occupé un travailleur qui est remplacé par le nouveau. Il s’agit donc pour la cour du travail, en application de cette jurisprudence de la Cour de cassation, de déterminer si les entités en cause sont socialement et économiquement interdépendantes (sans que les critères sociaux ne priment les critères économiques).
Pour que la notion d’U.T.E. puisse être écartée, il ne suffit dès lors pas de démontrer l’existence d’une politique et d’une gestion du personnel différentes. Il faut, en cette matière, examiner si elles sont liées à la fois sur le plan social et sur le plan économique (la cour renvoyant ici à la doctrine de M. COIBON et L. FOURNEAU, « Les premiers engagements », G.S.P., tome 4, Droit de la sécurité sociale : Commentaires, partie I – livre I, titre II, chapitre IV, 3, n° 1480).
Pour la cour, au niveau social, il faut au moins une personne commune occupée, ce critère étant essentiel, même s’il est interprété au sens large. Elle donne les exemples d’un travailleur, d’un chef d’entreprise, d’un gérant, d’un mandataire, d’un administrateur, précisant qu’il peut également s’agir de toute autre personne, quelle que soit sa qualité ou sa fonction. Si le statut du travailleur est indifférent, elle souligne encore que les juridictions examinent la présence et du personnel dirigeant et du personnel non dirigeant.
Les éléments au niveau socio-économique sont prioritairement le lieu du siège social et du siège d’exploitation, la nature des activités, le matériel, la clientèle et la gestion du personnel. D’autres points sont également retenus en fonction de situation particulière, la cour renvoyant à la même doctrine (idem, ibid., n° 1830), qui cite les hypothèses de la cession/du transfert d’entreprise, l’existence d’une franchise, ainsi que celle d’un site internet commun (cette énumération n’étant pas limitative).
Elle en vient alors à la modification apportée par la loi-programme du 27 décembre 2021, qui définit l’unité technique d’exploitation (cette modification étant entrée en vigueur le 1er janvier 2022). Il s’agit actuellement de retenir à ce titre l’unité existant entre plusieurs entités juridiques, avec un lien social avéré, au moyen de l’existence d’au moins une personne commune, indépendamment de sa fonction au sein des entités et d’une communauté qui s’exprime par une interdépendance socio-économique simultanée ou historique, appelées respectivement unité technique d’exploitation « simultanée » ou « historique ». Ces deux notions sont également définies. Il y a U.T.E. simultanée dans l’hypothèse où il s’agit de deux ou de plusieurs entreprises qui, à la date d’entrée en service du nouveau travailleur, sont actives simultanément et ont entre elles un lien social et une interdépendance socio-économique. Il y a U.T.E. historique lorsque deux ou plusieurs entreprises, à la date d’entrée en service de ce travailleur, ont un lien social et une interdépendance socio-économique antérieure. Cette interdépendance est limitée à une période de douze mois.
Pour la cour du travail, si cette définition légale ne peut être appliquée en l’espèce, elle conforte la pertinence de la jurisprudence de la Cour de cassation. La cour renvoie aux travaux préparatoires de la loi du 27 décembre 2021, qui citent au titre d’exemple, où l’U.T.E. est exclue, la situation où un administrateur exploite un restaurant à Bruges et est également administrateur d’un « take-away » à Gand sous une autre dénomination juridique et sans site internet commun. Même s’il y a des travailleurs communs, il s’agit de deux U.T.E. distinctes, à défaut d’interdépendance socio-économique (la cour renvoyant au projet de loi-programme, Exposé des motifs, Doc., Ch., 2021-2022, 20349/001, p. 113). Elle souligne également la condition de la réelle création d’emploi et, sur le plan de la preuve, rappelle que c’est à l’O.N.S.S., qui réclame le paiement de cotisations et qui a la qualité de créancier, de prouver l’assujettissement. Par contre, si l’employeur conteste le refus de réduction des cotisations, c’est à ce dernier d’établir qu’il répond à la définition (renvoyant ici à C. trav. Liège, div. Liège, 9 mars 2022, R.G. 2020/AL/563).
Après ces précisions quant aux critères à prendre en compte, la cour applique ces règles au cas d’espèce. Elle fait grief au premier juge d’avoir « privilégié une analyse formelle », étant qu’il a examiné l’objet social des sociétés, alors qu’il faut avoir égard aux activités telles qu’elles étaient réellement exercées, la description de l’objet social n’étant qu’un élément parmi d’autres.
Elle examine dès lors successivement le lien social et les critères socio-économiques, commençant par les « critères primaires ». Pour ceux-ci, elle retient que, si les sièges sociaux sont à la même adresse, les sièges d’exploitation ne le sont pas. Par ailleurs, les activités ne sont pas identiques mais complémentaires. La clientèle est différente. Il n’y a pas de matériel commun. De même pour la gestion du personnel. Enfin, les dénominations sociales sont totalement distinctes. Quant aux critères secondaires, les sociétés font partie du même groupe, mais elles n’ont pas de site internet en commun.
La cour conclut qu’il y a une interdépendance économique relativement forte, mais une interdépendance sociale quasi-inexistante. Elle s’appuie, pour cette conclusion, sur la nature des activités des deux sociétés, qui sont sans lien entre elles. Elle conclut qu’il manque une communauté d’ordre social, c’est-à-dire une communauté de travail unissant les salariés occupés par les diverses entités du groupe (renvoyant pour ce à Trib. trav. Hainaut, div. Mons, 21 octobre 2020, R.G. 19/873/A). Elle souligne enfin que l’engagement correspond à une création d’emploi.
Elle réforme dès lors le jugement, annulant la décision de l’O.N.S.S.
Intérêt de la décision
Cet arrêt de la Cour du travail de Mons rappelle la modification législative intervenue par la loi-programme du 27 décembre 2021, entrée en vigueur le 1er janvier 2022. Celle-ci codifie en quelque sorte les notions, au niveau de l’unité technique d’exploitation, qui étaient jusque-là restées dans le flou, un principe étant cependant généralement admis, étant qu’aucune référence ne peut être faite en la matière aux critères retenus dans la législation en matière d’élections sociales, où le critère social prime le critère économique.
L’arrêt important de la Cour de cassation sur la question avait – comme le rappelle la cour du travail – été rendu le 29 avril 2013 (n° S.12.0096.N). Celle-ci y enseigne que, pour l’application de l’article 344 de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002 autorisant l’octroi temporaire d’une réduction « groupe-cible » des cotisations de sécurité sociale, il faut examiner à la lumière des critères socio-économiques s’il y a unité technique d’exploitation. Il faut vérifier si l’entité qui occupe le travailleur nouvellement engagé a des liens sociaux et économiques avec celle qui, au cours des douze mois précédant le nouvel engagement, a occupé un travailleur qui est remplacé par le nouveau. La circonstance qu’un travailleur licencié est engagé quelques mois plus tard par un autre employeur n’empêche pas qu’il y a lieu de prendre ce travailleur en compte lors de l’examen de l’éventuelle existence du lien social recherché.
La Cour du travail de Mons a rappelé que la notion d’U.T.E. fait l’objet d’une acception large, ainsi d’ailleurs que l’avait souligné la Cour du travail de Bruxelles dans un arrêt du 25 novembre 2021 (C. trav. Bruxelles, 25 novembre 2021, R.G. 2020/AB/444).
La Cour du travail de Bruxelles avait encore précisé, dans un arrêt ultérieur du 20 octobre 2022 (C. trav. Bruxelles, 20 octobre 2022, R.G. 2021/AB/546), qu’il y a même U.T.E. dès lors que les deux sociétés font partie du même groupe international, qu’elles sont toutes les deux actives dans le même secteur et que deux administrateurs sont communs (et occupent d’ailleurs les mêmes fonctions dans d’autres sociétés du groupe). L’arrêt de l’activité économique par la société ayant bénéficié des réductions de cotisations sur le marché belge n’exclut pas que la réunion de ces critères soit admise, dès lors que cette activité a été reprise par une autre société (qui fait partie du groupe). Le statut juridique des employeurs n’est pas un critère déterminant (avec renvoi à Cass., 19 mai 2003, n° S.02.0117.F).
L’on notera que, dans l’arrêt ici commenté, la Cour du travail de Mons a conclu que, malgré la présence de personnel dirigeant en commun dans les deux sociétés, il y a lieu de retenir que les activités elles-mêmes sont sans lien entre elles et qu’il manque une communauté d’ordre social, qualifiée comme étant une communauté de travail unissant les salariés occupés par les diverses entités du groupe (la cour donnant comme exemple la gestion du personnel), critères qui se rapprochent de ceux de la législation en matière d’élections sociales…