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Délivrance de la « carte-artiste » : une précision importante de la Cour de cassation

Commentaire de Cass., 12 juin 2023, n° S.22.0044.F

Mis en ligne le vendredi 13 octobre 2023


Cass., 12 juin 2023, n° S.22.0044.F

Par arrêt du 12 juin 2023, la Cour de cassation – saisie d’un pourvoi de l’Etat belge, qui contestait sa condamnation à délivrer une « carte-artiste » à un « modèle vivant » – a jugé que la compétence de la Commission Artistes instaurée au sein du SPF Sécurité sociale est une compétence liée et que le contrôle judiciaire est un contrôle de pleine juridiction.

Rétroactes

Mme L. introduisit en août 2019 auprès de la Commission Artistes instituée au sein du SPF Sécurité sociale une demande de délivrance de la « carte-artiste ». Cette carte permet, en vertu de l’article 17sexies de l’arrêté royal du 28 novembre 1969 pris en exécution de la loi du 27 juin 1969, de soustraire son détenteur à l’application de la loi, dans la mesure où, fournissant des prestations artistiques au sens de l’article 1erbis, § 1er, de celle-ci, il perçoit une indemnité forfaitaire de défraiement limitée.

L’intéressée a déclaré exercer l’activité de « modèle vivant ».

La Commission a notifié une décision de refus, considérant que, dans le cadre de ces activités, il n’y avait pas de création et/ou d’exécution ou d’interprétation d’une œuvre artistique et que les éléments de créativité, d’unicité et d’originalité ne prévalaient pas.

Une citation a été lancée devant le Tribunal du travail de Bruxelles. Celui-ci a accueilli la demande par jugement du 15 avril 2020, mettant à néant la décision de la Commission. Il a considéré que l’activité de « modèle vivant » de l’intéressée est une prestation de nature artistique au sens de la loi, de telle sorte qu’elle entre dans les conditions pour bénéficier de la « carte-artiste ». L’Etat belge a été condamné à délivrer la carte.

Appel a été interjeté.

L’arrêt de la cour du travail

Par arrêt du 9 mars 2022, la Cour du travail de Bruxelles a confirmé le jugement.

La cour du travail a rejeté la position de l’Etat belge, pour qui la compétence de la Commission Artistes est une compétence discrétionnaire en matière telle que les juridictions sociales ne pourraient opérer vis-à-vis des décisions rendues qu’un contrôle de légalité et, en cas d’annulation, qu’elle devrait renvoyer la cause à la Commission, en l’invitant à procéder à un nouvel examen de la demande. La cour a conclu à une compétence de pleine juridiction, avec substitution, des juridictions sociales.

Pour ce qui est de l’activité exercée, la cour a retenu que cette activité de « modèle vivant » (telle que l’intéressée l’exerce) est une activité artistique au sens de l’article 1erbis, § 1er, de la loi du 27 juin 1969, et ce dans la mesure où elle crée ses propres poses, les impose à l’artiste avec lequel elle travaille (peintre, dessinateur, photographe, etc.), dans un univers (à la fois scénique et musical) qu’elle crée elle-même. La cour a encore retenu que les poses en question sont uniques et originales. Il s’agit de performances, qui présentent les caractères de créativité, d’unicité et d’originalité propres à une œuvre artistique, s’agissant ici des arts plastiques et de l’audiovisuel. La cour a encore fait grief à l’Etat belge de se référer à la seule vision stéréotypée d’une activité statique et sans créativité, sans rencontrer les éléments concrets de celle-ci.

L’Etat belge s’est pourvu en cassation contre cet arrêt.

Le pourvoi

Le pourvoi contient un moyen unique, divisé en deux branches.

La première branche concerne la nature de la compétence de la Commission Artistes, compétence discrétionnaire ou compétence liée.

La seconde branche fait grief à l’arrêt de ne pas avoir tenu compte de l’article XI.174 du Code de droit économique. Cette seconde branche, qui ne présente pas l’intérêt de la première, ne sera pas davantage abordée, la Cour de cassation ayant brièvement rencontré celle-ci en constatant que l’arrêt n’a pas refusé de tenir compte de cette disposition légale mais qu’il a considéré qu’elle ne contribue pas à déterminer si l’activité en cause est de nature artistique dès lors que les droits qu’elle confère à la personne représentée n’excluent pas qu’une activité de modèle ait cette nature (l’article XI.174 visant l’interdiction de reproduction ou de communication au public d’œuvres par l’auteur, le propriétaire d’un portrait ou tout autre possesseur ou détenteur de celui-ci, sans l’assentiment de la personne représentée ou celui de ses ayants droit, pendant vingt ans à partir de son décès).

L’arrêt de la Cour de cassation

La Cour examine, ainsi, essentiellement la première branche du moyen, rappelant les articles 1erbis, § 1er, alinéa 1er, de la loi du 27 juin 1969 et 17sexies, §§ 2 et 3, de son arrêté royal d’exécution du 28 novembre 1969. Ces dispositions concernent l’application de la loi aux artistes, ceux-ci étant définis comme les personnes qui, ne pouvant être liées par un contrat de travail, fournissent des prestations ou produisent des œuvres de nature artistique contre paiement d’une rémunération et pour le compte d’un donneur d’ordre personne physique ou morale, l’alinéa 2 définissant la fourniture de prestations ou la production d’œuvres de nature artistique, étant qu’il peut s’agir de la création, de l’exécution ou de l’interprétation d’œuvres artistiques dans certains secteurs.

L’arrêté royal d’exécution contient une exception à l’application de la loi, touchant la personne qui fournit des prestations artistiques ou produit des œuvres artistiques et à laquelle sont octroyées des indemnités forfaitaires de défraiement limitées en montant et en nombre de jours d’octroi. L’intéressé doit, pour ce, être en possession d’une « carte-artiste ».

La Cour reprend ensuite l’article 172, § 1er, de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002, qui a institué la Commission Artistes au sein du SPF Sécurité sociale. Celle-ci est chargée d’évaluer, suivant l’article 1erbis, § 1er, alinéa 3, de la loi du 27 juin 1969, si l’intéressé fournit des prestations ou produit des œuvres de nature artistique au sens de la disposition légale, l’évaluation effectuée intervenant sur la base de la définition légale et d’une méthodologie déterminée dans son règlement d’ordre intérieur (confirmé par un arrêté royal délibéré en Conseil des ministres).

La Cour reprend ensuite un extrait du règlement d’ordre intérieur déterminant les critères à retenir (critères objectifs et pertinents) pour qualifier des prestations ou des œuvres comme étant de nature artistique.

Lorsque la Commission refuse la carte, au motif que le demandeur ne fournit pas de prestations et ne produit pas d’œuvres artistiques et qu’il conteste la décision, une contestation naît entre l’Etat belge et l’assuré social sur l’application du régime de sécurité sociale (contestation issue de l’article 17sexies de l’arrêté royal). La Cour de cassation poursuit qu’il relève de la compétence du tribunal du travail de statuer sur cette contestation, en application de l’article 580, 19°, du Code judiciaire (compétence pour connaître des recours contre les décisions prises en application de l’article 1erbis de la loi du 27 juin 1969 par la Commission Artistes). Le contrôle du tribunal est dès lors un contrôle de pleine juridiction.

A condition de respecter les droits de la défense et de rester dans le cadre de l’instance telle que déterminée par les parties, tout ce qui relève du pouvoir d’appréciation de la Commission tombe sous le contrôle du tribunal du travail, sauf lorsqu’une disposition particulière confère explicitement à la Commission le pouvoir discrétionnaire de prendre une décision. Dans cette dernière hypothèse, le juge ne peut la priver de son pouvoir d’appréciation et se substituer à elle. Aucune disposition légale ne confère cependant un tel pouvoir discrétionnaire à la Commission et, dès lors, la Cour de cassation confirme que l’arrêt ne viole ni les dispositions précitées ni le principe général du droit relatif à la séparation des pouvoirs.

Intérêt de la décision

Est examinée dans l’arrêt commenté la situation des personnes qui fournissent des prestations ou produisent des œuvres artistiques pour lesquelles elles ne bénéficient que d’indemnités de défraiement (déterminées dans l’arrêté royal). Ce régime, dit « des petites indemnités », vise les activités artistiques de petite ampleur, défrayées plutôt que rémunérées. Il permet à l’artiste (et à son donneur d’ordre) d’échapper à l’assujettissement à la sécurité sociale des travailleurs salariés.

Dans ses conclusions précédant l’arrêt, M. l’Avocat général H. MORMONT rappelle que ce régime ainsi que le paragraphe 3 de l’article 1erbis de la loi du 27 juin 1969 ont été introduits par la loi-programme du 9 juillet 2004 et qu’il est mis en œuvre par l’article 17sexies de l’arrêté royal du 28 novembre 1969, lui-même introduit par l’arrêté royal du 9 juillet 2005.

En ce qui concerne les limitations relatives au défraiement, M. l’Avocat général précise qu’il est requis que ces indemnités ne dépassent pas 100 euros par jour et 2.000 euros par année civile, ces montants étant indexés pour devenir en 2023 respectivement de 147,67 euros et 2.953,37 euros. En outre, le nombre de jours pendant lesquels la personne peut prétendre à ces indemnités ne peut excéder trente jours par année civile, ni sept jours consécutifs chez le même donneur d’ordre.

La question essentielle tranchée par l’arrêt de la Cour de cassation est évidemment la nature de la compétence de la Commission Artistes, dont va dépendre l’étendue du contrôle judiciaire ultérieur.

En cas de compétence discrétionnaire, le juge ne pourra procéder qu’à un contrôle de légalité (internet et externe) et, en cas d’annulation de la décision, il ne pourra que renvoyer la cause vers la Commission elle-même.

En cas de compétence liée, c’est-à-dire lorsque l’administration se prononce sur l’existence d’un droit subjectif, les juridictions sociales exercent un contrôle de pleine juridiction avec pouvoir de substitution.

Les conclusions de M. l’Avocat général étant particulièrement fouillées en droit sur ces deux types de compétence et sur les questions posées tant en doctrine qu’en jurisprudence, nous ne pouvons qu’y renvoyer. L’on notera que celui-ci indique que tout ce qui touche aux prestations de sécurité sociale, à leur octroi, leur refus, leur retrait ou leur récupération, et ce même lorsque tout ou partie des conditions d’octroi est susceptible d’une marge d’interprétation, voire d’appréciation, paraît relever d’une compétence liée dans le chef des institutions de sécurité sociale.


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