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Neutralité du service public et port du voile

Commentaire de Trib. trav. fr. Bruxelles, 29 avril 2020, R.G. 18/2.253/A

Mis en ligne le mercredi 28 octobre 2020


Trib. trav. fr. Bruxelles, 29 avril 2020, R.G. 18/2.253/A

Neutralité du service public et port du voile

Dans un jugement du 29 avril 2020, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles rappelle que le principe de neutralité des services publics reçoit en droit belge une acception nuancée.

Les faits

Une citoyenne de nationalité syrienne, qui s’est vu accorder le statut de protection subsidiaire par le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides, bénéficie du revenu d’intégration sociale au taux cohabitant. Elle bénéficie également du suivi du service d’insertion socioprofessionnelle du C.P.A.S. (cours d’alphabétisation, projet individualisé d’intégration sociale).

Un contrat de travail lui est proposé en mars 2018, s’agissant de prester comme nettoyeuse dans une maison de repos et de soins dépendant du C.P.A.S. Il est précisé à l’intéressée que le port du voile n’est pas autorisé pendant les heures de travail, le C.P.A.S. étant un service public.

Des discussions interviennent à ce sujet, l’intéressée proposant notamment – via son frère – de remplacer le voile par un bonnet. Ceci est également refusé.

Ensuite, le C.P.A.S. décide de supprimer le revenu d’intégration, la décision constatant certes l’enthousiasme de l’intéressée par rapport à cette proposition de travail, mais déplorant son refus de quitter ce signe distinctif, alors qu’il est contraire au principe de neutralité politique, philosophique et religieuse qui s’impose.

Un recours est dès lors introduit devant le tribunal du travail.

Objet du litige devant le tribunal

La demanderesse plaide l’existence d’une discrimination, demandant d’abord la condamnation du C.P.A.S. à lui payer de ce chef l’équivalent de 6 mois de rémunération, conformément à l’article 18, § 2, de la loi du 10 mai 2007. A titre subsidiaire, elle demande, toujours après que le tribunal a constaté la discrimination en cause, de lui payer une somme forfaitaire de 650 euros, montant calculé conformément à l’article 18, § 2, de la loi du 10 mai 2007 et de l’article 24 de l’ordonnance bruxelloise du 4 septembre 2008.

Ces demandes sont formées dans le cadre d’une discrimination et d’une violation du principe d’égalité de traitement en matière d’emploi.

A titre infiniment subsidiaire, la demanderesse plaide l’existence de la même discrimination, mais cette fois-ci sur la base d’un critère intersectionnel (celui de la « femme musulmane » en l’espèce).

La décision du tribunal

Le tribunal reprend longuement la position de chacune des deux parties, celles-ci ayant développé une argumentation serrée à propos de la discrimination indirecte. Le C.P.A.S. fait notamment valoir à l’appui de sa thèse qu’il n’y a pas de violation du principe de l’égalité de traitement, mais que, au contraire, en vue d’assurer celui-ci dans la perspective d’un bon fonctionnement du service à la population, il évite les querelles ingérables au nom de particularismes à l’infini, étant cités les kipas, croix, bandeaux et couteaux sikhs, chapelets, mâlâs, bandanas, tridents shivaïtes hindous peints sur le front, clochettes, pieds nus, gants, masques jaïns devant la bouche, casquettes, bonnets, gilets jaunes, etc. (9e feuillet du jugement).

Examinant le cadre juridique, le tribunal se penche, en premier lieu, sur l’ordonnance bruxelloise du 4 septembre 2008, invoquée (à titre subsidiaire) et avec la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination.

Pour le tribunal, c’est cette ordonnance qui s’applique en l’espèce, reprenant les transferts de compétences intervenus depuis la sixième réforme de l’Etat, étant que le législateur régional est compétent en matière de mise au travail des personnes bénéficiant du droit à l’intégration sociale lorsque le C.P.A.S. conclut un contrat sur la base de l’article 60, § 7, de la loi du 8 juillet 1976.

Le tribunal examine, dès lors, les garanties figurant dans cette ordonnance, qui transpose, pour l’emploi en Région bruxelloise, la Directive n° 2000/78/CE du Conseil. Elle doit donc s’interpréter à la lumière de celle-ci et en tenant compte des sources de droit européen, dont la C.E.D.H., à laquelle la Directive renvoie.

La liberté de manifester sa religion, garantie à l’article 9 de la Convention, peut faire l’objet de restrictions pour autant qu’elles soient justifiées, et le tribunal reprend la triple condition permettant de telles limitations, étant la légalité, la légitimité et la proportionnalité de la mesure.

La neutralité des services publics peut constituer un objectif légitime à une limitation. Rappel est fait de la jurisprudence EBRAHIMIAN (Cr.E.D.H., 26 novembre 2015, Req. n° 64.846/11, EBRAHIMIAN c/ FRANCE), ainsi que Hasan et Eylem ZENGIN (Cr.E.D.H., 9 octobre 2007, Req. n° 1.448/04, Hasan et Eylem ZENGIN c/ TURQUIE), pour conclure que le devoir de neutralité et d’impartialité de l’Etat est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de la part de celui-ci quant à la légitimité des croyances religieuses et de ses modalités d’expression. S’agissant de la problématique du port du voile, il suffit pour le tribunal qu’il soit établi que l’intéressée le porte pour des raisons religieuses et que sa motivation religieuse ne soit pas mise en doute.

Il en vient ensuite au principe constitutionnel de neutralité des services publics, question qui fait l’objet d’un examen approfondi, que le tribunal clôture par le constat selon lequel la section de législation du Conseil d’Etat prône une conception nuancée. Doivent être mis en exergue, dans le présent litige, trois points, étant que (i) les agents des services publics se doivent de traiter de manière égale et impartiale les usagers de ces services, (ii) il peut être exigé qu’ils s’abstiennent d’arborer des signes convictionnels aux fins de ne pas susciter chez l’usager le sentiment qu’ils ne seraient pas traités de manière impartiale et (iii), pour les autres agents, pour qui tel n’est pas le cas (ainsi ceux exerçant des fonctions techniques ou d’exécution), une restriction ne peut être adoptée qu’au terme d’une évaluation in concreto. Celle-ci doit tenir compte de la nature de la fonction exercée et d’un examen de proportionnalité (entre le droit fondamental et la protection des droits et libertés d’autrui ou la protection de la santé). L’on peut également avoir égard à des difficultés organisationnelles dès lors qu’il apparaîtrait difficile d’opérer une distinction entre les différents membres d’un même service public.

Sont ensuite passés en revue les principaux arrêts rendus par la Cour de justice de l’Union européenne. Le tribunal retient ici que la Cour de cassation s’est alignée sur cette jurisprudence, dans un arrêt du 9 octobre 2017 (Cass., 9 octobre 2017, n° S.12.0062.N). Les indications données par la Cour de justice ne concernent cependant que le secteur privé et non le secteur public, le tribunal soulignant que la politique de neutralité d’une entreprise commerciale ne s’apparente évidemment pas à la neutralité des services publics. Même non obligatoires, les indications données par la Cour peuvent cependant s’avérer utiles.

Il s’attache ensuite à l’application de ces principes au cas d’espèce, constatant que la demanderesse rapporte la preuve de faits qui laissent présumer l’existence d’une discrimination en raison de la religion et qu’il appartient en conséquence au C.P.A.S. de faire la preuve de causes de justification.

Parmi celles-ci, figure l’argument de la vulnérabilité des résidents de la maison de repos et de soins. Le tribunal est interpellé par le refus exprimé par le C.P.A.S. quant à la solution alternative, étant le port d’un bonnet, constatant que le personnel de cuisine doit lui-même porter une « charlotte » et qu’il n’est pas expliqué pourquoi un bonnet aurait contrevenu à une règle d’hygiène. Quant à la vulnérabilité des personnes, il constate que l’argument semble reposer davantage sur des préjugés supposés de celles-ci et/ou de leurs proches.

Il retient dès lors l’existence d’une discrimination indirecte et condamne le C.P.A.S. à la somme forfaitaire de 650 euros, telle que fixée à l’article 24 de l’ordonnance. Il fait également droit à la demande de paiement du revenu d’intégration, les éléments de l’espèce ne permettant pas de conclure à une absence de disposition au travail.

Intérêt de la décision

Dans ce jugement particulièrement documenté, le tribunal du travail de Bruxelles se livre à une analyse de la jurisprudence des deux cours supranationales, étant la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice de l’Union européenne.

La jurisprudence de la Cour européenne est certes plus large et plus ancienne que celle de la Cour de justice, mais le tribunal rappelle à cet égard que les principes de la Directive n° 2000/78/CE doivent être respectés conformément à l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, les deux protections assurées par les textes supranationaux répondant, en fin de compte, au même droit fondamental, étant celui décrit à la Convention.

Le tribunal souligne également que les arrêts rendus par la Cour de justice concernent essentiellement le secteur privé et que la Cour a donné au juge national des indications permettant de déterminer les conditions dans lesquelles des mesures de restriction peuvent intervenir au nom de la neutralité. Il souligne que la neutralité d’une entreprise commerciale n’est pas celle des services publics. Il appartient, dès lors, à l’employeur public de respecter les principes de base et, à cet égard, est utilement rappelée la jurisprudence du Conseil d’Etat (qui s’appuie sur celle de la Cr.E.D.H., qui n’interprète pas le principe constitutionnel de neutralité comme exigeant des agents des services publics un devoir d’abstention de manifester leurs convictions religieuses). Il faut, pour pouvoir neutraliser les apparences des agents publics, une justification in concreto.

En l’espèce, cette justification fait défaut.


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