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Libre circulation des personnes – droit aux allocations familiales pendant les trois premiers mois de séjour dans l’Etat membre d’accueil

Commentaire de C.J.U.E., 1er août 2022, Aff. n° C-411/20 (S. c/ FAMILIENKASSE NIEDERSACHSEN-BREMEN DER BUNDESAGENTUR FÜR ARBEIT), EU:C:2022:602

Mis en ligne le dimanche 8 janvier 2023


Dans un arrêt du 1er août 2022, la Cour de Justice de l’Union européenne rappelle que la dérogation au principe de l’égalité de traitement doit être interprétée de manière stricte et que, si elle est autorisée pour les prestations spéciales à caractère non contributif, elle ne l’est pas pour les prestations familiales au sens du Règlement n° 883/2004.

Les faits

Une mère de trois enfants nés en 2003, 2005 et 2010, ressortissant, ainsi que le père, d’un Etat membre autre que la République fédérale d’Allemagne, demande à percevoir les allocations familiales à la caisse allemande en 2015. Elle les obtient. Le 3 juin 2016, la décision est retirée et les paiements sont arrêtés, avec demande de restitution des allocations payées pour le dernier mois. La décision fait suite à la radiation d’office de la mère et des enfants à l’adresse, au motif que leur logement était vide.

Une nouvelle demande est introduite fin 2017, pour deux des trois enfants. Cette demande est rejetée, toujours pour une question d’adresse, la caisse considérant que la mère n’avait pas son domicile ou sa résidence habituelle en Allemagne.

Une troisième demande est faite en octobre 2019, pour les trois enfants. Elle est de nouveau rejetée, au motif que la famille ne réside en Allemagne que depuis le 19 août (entrée sur le territoire en provenance de leur Etat membre d’origine). En outre, la mère n’a pas perçu de revenus nationaux au cours des trois premiers mois suivant l’établissement de la résidence en Allemagne. Les conditions légales ne sont dès lors pas réunies.

Une réclamation est introduite et est rejetée par la caisse, confirmant l’absence d’activité rémunérée de la mère et une activité négligeable dans le chef du père pour la période de référence. Le Finanzgericht Bremen (Tribunal des finances de Brême) est saisi d’un recours.

La juridiction de renvoi développe diverses considérations à propos de la loi allemande, modifiée en juillet 2019, et y voit une différence de traitement entre un ressortissant d’un Etat membre autre que la R.F.A. établissant son domicile ou sa résidence habituelle dans ce dernier Etat membre et un ressortissant allemand qui y établit son domicile ou sa résidence habituelle à la suite d’un séjour dans un autre Etat membre. La première catégorie se voit refuser le bénéfice des allocations familiales au cours des trois premiers mois du séjour lorsque le demandeur n’apporte pas la preuve de l’exercice d’une activité rémunérée en Allemagne, ce qui n’est pas le cas lorsqu’il s’agit d’un ressortissant allemand.

Le tribunal décide dès lors de poser une question préjudicielle à la Cour de Justice.

La question préjudicielle

Celle-ci porte sur l’article 24 de la Directive n° 2004/38 et de l’article 4 du Règlement n° 883/2004.

Le tribunal demande à la Cour de dire s’ils doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à la réglementation d’un Etat membre en vertu de laquelle un ressortissant d’un autre Etat membre qui établit son domicile ou sa résidence habituelle sur le territoire allemand et qui ne justifie pas de revenus nationaux provenant d’une activité ne peut pas prétendre, pour les trois premiers mois suivant l’établissement du domicile ou de la résidence habituelle, à des prestations familiales, alors qu’un ressortissant allemand qui se trouve dans la même situation le peut, sans avoir à justifier de revenus nationaux provenant d’une même activité.

La décision de la Cour

La Cour rappelle en observations liminaires que le statut de citoyen de l’Union a vocation à être le statut fondamental des ressortissants des Etats membres, permettant à ceux parmi ces derniers qui se trouvent dans la même situation d’obtenir le même traitement juridique, indépendamment de leur nationalité et sans préjudice des exceptions prévues à cet égard. En conséquence, tout citoyen de l’Union peut se prévaloir de l’interdiction de discrimination en raison de la nationalité figurant à l’article 18 T.F.U.E. et précisée dans d’autres instruments.

Pour ce qui est des trois premiers mois du séjour dans l’Etat membre d’accueil, l’article 6, § 1er, de la Directive n° 2004/38 prévoit que les citoyens de l’Union ont le droit de séjourner sur le territoire d’un autre Etat membre pour une période allant jusqu’à trois mois, sans autre condition ou formalité que l’exigence d’être en possession d’une carte d’identité ou d’un passeport en cours de validité. Ce droit est maintenu en vertu de l’article 14, § 1er, tant que le citoyen (et les membres de sa famille) ne devien(nen)t pas une charge déraisonnable pour le système d’assistance sociale de l’Etat membre d’accueil.

Même économiquement inactif, le citoyen de l’Union dispose, dans le respect des conditions de l’article 6, § 1er, lu en combinaison avec l’article 14, § 1er, d’un droit de séjour d’une durée de trois mois dans un Etat membre dont il n’est pas ressortissant.

La Cour examine ensuite la nature des allocations, s’agissant de « prestations familiales » au sens de l’article 3, § 1er, sous j), du Règlement n° 883/2004. Il s’agit en effet de prestations accordées automatiquement aux familles qui répondent à certains critères objectifs, portant notamment sur leur taille, leurs revenus et leurs ressources en capital, en dehors de toute appréciation individuelle et discrétionnaire des besoins personnels et qui visent à compenser les charges de famille.

Par ailleurs, l’article 11, § 3, sous e), du Règlement n° 883/2004 énonce une règle de conflit. Il détermine la législation nationale applicable pour ce qui est de la perception des prestations de sécurité sociale. Parmi celles-ci, figurent les prestations sociales que perçoivent notamment les personnes économiquement non actives. Celles-ci relèvent en principe donc de la législation de l’Etat de résidence, étant le lieu où la personne concernée réside habituellement.

La résidence habituelle étant l’Allemagne au cours des trois premiers mois du séjour et la mère étant économiquement inactive, elle paraît donc relever de la législation allemande pour l’octroi des prestations familiales.

C’est à la lumière de ces précisions que la Cour entreprend l’examen de l’interprétation de l’article 4 du Règlement n° 883/2004 et de l’article 24 de la Directive n° 2004/38, qui concernent le principe d’égalité de traitement. La Cour rappelle que, si l’article 24 de la Directive n° 2004/38 prévoit, en son § 1er, le principe – la Cour citant les arrêts DANO (C.J.U.E. 11 novembre 2014, Aff. n° C-333/13, DANO c/ JOBCENTER LEIPZIG, EU:C:2014:2358) et GARCÍA-NIETO (C.J.U.E., 25 février 2016, Aff. n° C-299/14, VESTISCHE ARBEIT JOBCENTER KREIS RECKLINGHAUSEN c/ GARCÍA-NIETO e.a., EU:C:2016:114) –, le § 2 établit une dérogation à celui-ci, l’Etat d’accueil pouvant ne pas accorder le droit aux prestations sociales notamment pendant les trois premiers mois de séjour – la Cour renvoyant ici à son arrêt BREY (C.J.U.E., 19 septembre 2013, Aff. n° C-140/12, PENSIONSVERSICHERUNGSANSTALT c/ BREY, EU:C:2013:565).

Il en découle que l’Etat membre d’accueil peut se prévaloir de la dérogation du § 2 pour refuser à un citoyen de l’Union qui fait usage de son droit de séjourner sur le territoire de cet Etat membre une prestation d’assistance sociale pendant les trois premiers mois.

Reste à savoir si les allocations familiales sont des prestations d’assistance sociale. Renvoyant à l’avis de M. l’avocat général, la Cour conclut que ce n’est pas le cas.

Le Gouvernement allemand demandant par ailleurs si, pour l’octroi de prestations autres, l’article 24, § 2, permet également une dérogation au principe de l’égalité de traitement, la Cour rappelle que cette dérogation doit être interprétée de manière stricte et en conformité avec les dispositions du Traité, y compris celles relatives à la citoyenneté de l’Union.

Elle en vient à l’examen de l’article 4 du Règlement n° 883/2004, rappelant qu’elle a déjà jugé (cf. C.J.U.E., 14 juin 2016, Aff. n° C-308/14, COMMISSION EUROPÉENNE c/ ROYAUME-UNI DE GRANDE-BRETAGNE ET D’IRLANDE DU NORD, EU:C:2016:436 et C.J.U.E., 15 juillet 2021, Aff. n° C-535/19, A c/ LATVIJAS REPUBLIKAS VESELĪBAS MINISTRIJA, EU:C:2021:595) que cette disposition a comme but non seulement d’éviter l’application simultanée de plusieurs législations nationales à une situation déterminée et les complications qui peuvent s’ensuivre, mais également d’empêcher que les personnes concernées soient privées d’une protection en matière de sécurité sociale, faute de législation applicable.

Le Règlement n° 883/2004 n’organise cependant pas un régime commun de sécurité sociale. Si les Etats membres peuvent ainsi élaborer des régimes nationaux distincts, le Règlement ne comporte aucune disposition qui permettrait à l’Etat membre d’accueil d’un citoyen de l’Union d’opérer, eu égard au fait que ce citoyen est économiquement inactif, une différence de traitement par rapport aux ressortissants quant aux conditions d’octroi des prestations familiales. Un tel citoyen de l’Union bénéficie du principe d’égalité de traitement.

En conséquence, il reste à examiner si une réglementation nationale telle que celle visée en l’espèce est constitutive d’une différence de traitement contraire à cette disposition, la Cour concluant que l’exclusion du bénéfice des prestations familiales constitue une discrimination directe, que rien ne permet de justifier. L’article 4 du Règlement n° 883/2004 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que l’Etat membre d’accueil adopte une réglementation telle que celle en l’espèce. Ceci à la condition que le citoyen bénéficie d’un titre de séjour, étant qu’il doit avoir fait, dans l’Etat membre d’accueil, sa résidence habituelle et non y séjourner de manière temporaire.

La Cour reprend encore le § 2 de l’article 11 du Règlement n° 987/2009, qui vise la résidence « effective » de la personne.

Intérêt de la décision

La Cour rappelle ici sa jurisprudence en la matière, dans ses principaux arrêts : BREY, DANO (précédemment commenté), GARCÍA-NIETO (idem) et COMMISSION EUROPÉENNE c/ ROYAUME-UNI (idem).

L’étendue des droits des citoyens économiquement non actifs dans les trois premiers mois du séjour dans un autre Etat membre a amené la Cour à préciser, au fil de ces arrêts, l’articulation entre la Directive n° 2004/38/CE et le Règlement (CE) n° 883/2004.

L’on notera qu’à la différence des arrêts cités, la présente affaire ne concerne pas des prestations spéciales à caractère non contributif, mais des prestations familiales au sens de l’article 3, § 1er, sous j), du Règlement n° 883/2004.

Citant à plusieurs reprises l’avis de M. l’avocat général, la Cour souligne qu’aucune disposition ne permet d’étendre la dérogation au principe de l’égalité de traitement de l’article 24, § 1er, à d’autres prestations que celles qui y sont visées.

Renvoyant encore à d’autres décisions (C.J.U.E., 21 février 2013, L. N. c/ STYRELSEN FOR VIDEREGÅENDE UDDANNELSER OG UDDANNELSESSTØTTE, EU:C:2013:97 et C.J.U.E., 6 octobre 2020, Aff. n° C-181/19, JOBCENTER KREFELD – WIDERSPRUCHSSTELLE c/ JD, EU:C:2020:794 – ce dernier ayant été précédemment commenté), la Cour a souligné qu’en tant que dérogation au principe de l’égalité de traitement prévu à l’article 18, alinéa 1er, T.F.U.E., et dont l’article 24, § 1er, de la Directive n° 2004/38 ne constitue qu’une expression spécifique, la dérogation doit être interprétée de manière stricte et en conformité avec les dispositions du Traité, y compris celles relatives à la citoyenneté de l’Union (considérant n° 50).


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