Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 10 octobre 2023, R.G. 22/2.535/A
Mis en ligne le jeudi 2 mai 2024
Trib. trav. Liège (div. Liège), 10 octobre 2023, R.G. 22/2.535/A
Dans un jugement du 10 octobre 2023, le tribunal du travail de Liège (division Liège) a jugé que constitue une discrimination indirecte un licenciement intervenu lors de la reprise du travail après une longue période d’absence du travailleur, celui-ci ayant quelques jours après le début de cette incapacité déjà été remplacé par un autre travailleur engagé dans le cadre d’un contrat à durée indéterminée.
Les faits
Un travailleur occupé en qualité de chauffeur dans une entreprise de génie civil tomba en incapacité de travail de longue durée en mars 2020, suite à un accident du travail survenu en début du mois. Son incapacité de travail liée directement à l’accident dura jusque fin décembre 2021, époque à laquelle il fut pris en charge par sa mutuelle et ce jusqu’au 1er mai 2022.
Avant la date de la reprise, il informa que son employeur de son retour.
Lors de son arrivée sur son lieu de travail, il fut licencié verbalement, ce qui fut confirmé par un courrier recommandé du même jour, le licenciement intervenant avec paiement d’une indemnité compensatoire de préavis. L’employeur nota sur le C4 comme motif du licenciement : « réorganisation ».
Il demanda à son employeur la communication des motifs concrets du licenciement. L’employeur précisa, dans sa lettre en réponse à la demande de communication des motifs, que la très longue période d’absence – quoique justifiée – avait totalement désorganisé les activités de sorte qu’il avait dû être fait appel à un autre chauffeur, sa fonction étant qualifiée de ‘fonction clé’ pour l’entreprise. L’employeur se référait à la période de deux ans et deux mois d’absence. Il estimait avoir dû réorganiser autrement la fonction et ne disposait plus de travail pour l’intéressé.
Le travailleur introduisit une procédure devant le tribunal du travail.
Position des parties devant le tribunal
Le demandeur estime qu’il y a une discrimination directe fondée sur son état de santé ou à tout le moins une discrimination indirecte, les absences justifiées auxquelles se réfère l’employeur étant dues à l’état de santé. Il plaide que la société a engagé un nouveau chauffeur quelques jours seulement après son accident et que le licenciement est intervenu au moment où il s’apprêtait à reprendre le travail. Il fait valoir que les difficultés vantées par la société en ce qui concerne l’engagement d’un chauffeur dans le cadre d’un contrat de remplacement ou d’intérim ne seraient pas démontrées. À titre subsidiaire, il estime que le licenciement est manifestement déraisonnable.
Pour la société, il ne peut y avoir une présomption de discrimination du fait qu’elle s’est référée aux répercussions des absences du travailleur non plus que de la simple chronologie des événements. Ces éléments doivent être examinés en fonction des circonstances de chaque espèce. À supposer même que l’intéressé présente des faits permettant de présumer l’existence d’une discrimination, elle estime qu’elle apporte la preuve contraire, étant la nécessité de réorganisation du service, cette nécessité impliquant l’engagement d’un nouveau chauffeur.
Elle fait également valoir la particularité du secteur dans lequel elle est active ainsi que la structure de l’entreprise elle-même et les spécificités liées à la fonction du demandeur. Elle explique qu’elle n’a que deux camions, ceux-ci étant confiés aux seuls travailleurs en possession d’un permis de conduire (dont le demandeur) et fait également référence, pour ce qui est du remplacement de l’intéressé - qui était nécessaire -, à la pénurie de main-d’œuvre dans le secteur, ce qui a impliqué qu’elle n’avait d’autre choix que d’engager un nouveau travailleur dans le cadre d’un CDI.
Pour ce qui est de la CCT numéro 109, elle estime qu’elle n’est pas applicable, vu les périodes de suspension du contrat de travail qui ont prolongé la période de six mois exigée au titre d’ancienneté.
La décision du tribunal
Le tribunal fait un rappel des règles relatives à la discrimination dans le cadre de la loi du 10 mai 2007, reprenant notamment la distinction entre la discrimination directe et la discrimination indirecte ainsi que la question de la preuve.
Il renvoie à la contribution de J. RINGELHEIM et V. VAN DER PLANCKE (J. RINGELHEIM et V. VAN DER PLANCKE, « Prouver la discrimination en justice », in Comprendre et pratiquer le droit de la lutte contre les discriminations, CUP, vol. 184, octobre 2018, pages 142 – 144) pour ce qui est de la preuve à apporter par celui qui s’estime victime d’une discrimination.
Le tribunal précise ici que les faits susceptibles de faire présumer celle-ci sont pluriels et qu’ils peuvent être prouvés par toute preuve admissible en justice. Il peut notamment s’agir d’une certaine appréhension quant à l’état de santé futur d’un travailleur (le tribunal renvoyant ici à C. trav. Bruxelles, 8 février 2017, R.G. 2014/AB/1021) et l’on peut de même prendre en compte les circonstances dans lesquelles la personne a été victime d’un traitement défavorable ainsi que la chronologie du dossier et la manière de communiquer.
Il en vient ensuite à un arrêt de la Cour du travail de Gand (C. trav. Gand (div. Gand), 13 juin 2022, R.G.2020/AG/182, Ors., 2022, page 21), où il a été jugé que, si l’employeur licencie non en raison de la maladie du travailleur mais vu l’impact de l’absentéisme sur l’organisation du travail, il y a une distinction indirecte fondée sur l’état de santé. La poursuite de la bonne organisation du travail constitue toutefois un but légitime et n’est pas manifestement déraisonnable. Il faut cependant que l’employeur prouve que le licenciement est approprié et nécessaire pour la bonne organisation du travail.
Le tribunal passe dès lors à l’examen des éléments de l’espèce.
Le premier point est relatif à l’existence de faits permettant de présumer l’existence de la discrimination. Le jugement retient qu’il y a en l’espèce un faisceau d’indices à cet égard (incapacité de travail pendant plus de deux ans – incapacité qui relève du critère protégé de l’état de santé –, licenciement sur le champ lors de la reprise, motivation de la lettre de licenciement ainsi que par ailleurs l’absence de tout reproche adressé au travailleur).
Il se tourne, alors, vers les explications de l’employeur, qui plaide que ce n’est pas l’incapacité travail qui a justifié le licenciement mais les répercussions des absences sur le fonctionnement du service. Il constate qu’il n’est pas contesté que l’organisation du travail « a été mise à mal » suite à l’absence du demandeur, le tribunal rappelant les contingences liées à la présence de deux chauffeurs uniquement et les conséquences de l’immobilisation d’un des deux camions de l’entreprise.
Ceci l’amène à conclure qu’il n’y a pas eu de discrimination directe, vu l’absence de lien causal entre le traitement défavorable (licenciement) et le critère protégé (état de santé.
Cependant, il retient l’existence d’une discrimination indirecte, rappelant la jurisprudence de la Cour du travail de Gand ci-dessus, qui a notamment considéré que la poursuite de la bonne organisation du service est susceptible de constituer un but légitime mais que dans cette hypothèse il appartient à l’employeur de prouver d’une part la désorganisation effective de celui-ci et d’autre part que le licenciement constitue une mesure appropriée est nécessaire pour la bonne organisation du travail.
Le tribunal s’attache ensuite à la question de l’engagement survenu quelques jours à peine après le début de l’incapacité travail et reproche ici à l’employeur de ne pas démontrer qu’il aurait « ne serait-ce que » essayé de recruter un travailleur dans le cadre d’un contrat de remplacement ou d’intérim, ce qui ne semble pas avoir été envisagé.
Le choix de l’employeur, manifesté dès le début de l’incapacité de travail, était de ne pas permettre au demandeur de reprendre son poste à la fin de celle-ci (le tribunal précisant en outre que l’employeur a omis de lui en faire part à ce moment-là).
Le demandeur a ainsi été traité moins favorablement que le nouveau chauffeur engagé sous contrat de travail à durée indéterminée, dans la mesure où il a perdu son emploi à cause de son absence.
Pour le tribunal, la société a utilisé des moyens disproportionnés pour rencontrer un problème d’organisation qui n’existait plus lors du licenciement puisque la situation était modifiée depuis plus de deux ans.
Le licenciement est dès lors discriminatoire.
Le jugement retient cependant que la désorganisation de l’entreprise était réelle et que si l’employeur avait envisagé de recruter dans le cadre d’un contrat à durée déterminée dans un premier temps, la longue absence de l’intéressé aurait fini par contraindre la société à engager quelqu’un de manière pérenne après un certain temps (la décision précisant que ceci notamment aux fins de respecter la législation sociale en matière de contrats de remplacement ou à durée déterminée successifs).
Le tribunal alloue dès lors l’indemnité forfaitaire équivalente à trois mois de rémunération.
Enfin, sur le licenciement manifestement déraisonnable, il constate que cette demande est formulée à titre subsidiaire et qu’il n’y a pas lieu d’examiner ce deuxième chef de demande.
Intérêt de la décision
Ce jugement replace au centre de l’examen d’une discrimination éventuelle le licenciement d’un travailleur intervenu pendant une période d’incapacité de travail (ou même plus précisément le jour de la reprise du travail), cette période d’incapacité ayant été très longue.
Soulignons que le schéma suivi par le tribunal dans son raisonnement concerne l’hypothèse d’une longue période d’incapacité de travail - dont la durée devait d’ailleurs être nécessairement pressentie par l’employeur dès le début, s’agissant d’un accident du travail dont les lésions n’ont pas tardé à être connues -, et non de l’hypothèse d’absences régulières (même justifiées) de courte durée susceptibles - celles-ci bien davantage - de désorganiser le fonctionnement de l’entreprise ou du service, eu égard aux mesures à prendre dans l’urgence aux fins de remédier à l’absence inopinée du travailleur.
La question de l’incapacité de travail (qu’elle soit due ou non à un accident du travail) et des mesures à prendre par l’employeur suite à une absence de longue durée était, dans le cadre de l’ancien article 63 de la loi du 3 juillet 1978, généralement appréhendée à partir du droit du travailleur dont le contrat de travail était suspendu pour cause d’incapacité à retrouver ses fonctions lors de sa reprise, l’employeur devant, eu égard au principe d’exécution de bonne foi des conventions contenu à l’article 1134 du Code civil, remédier aux effets négatifs de celle-ci sans mettre en péril son emploi, ce qui se traduisait généralement par le recours à des contrats à durée déterminée, de remplacement ou d’intérim.
Depuis que cette situation peut être examinée par le prisme de la loi du 10 mai 2007, un examen plus affiné peut encore être fait, ainsi qu’y procède d’ailleurs le tribunal du travail de Liège dans ce jugement très nuancé.
Comme on l’a constaté, le tribunal examine d’abord s’il y a une discrimination directe (non) ou indirecte (oui). Vient ensuite l’application des règles de preuve en matière de discrimination, étant (i) que la partie qui se prétend victime de celle-ci doit établir des faits qui permettent de présumer l’existence de cette discrimination et, ensuite, (ii) que l’employeur doit convaincre le juge que la mesure défavorable qui a été prise (licenciement) poursuivait un but légitime et que les moyens utilisés étaient appropriés et nécessaires.
C’est à cet examen que c’est livré le tribunal du travail, retenant à l’instar de la Cour du travail de Gand, l’intérêt de l’organisation de l’entreprise comme but légitime mais contestant en l’espèce le caractère approprié et nécessaire de la mesure (déjà décidée bien auparavant).