Terralaboris asbl

Un travailleur protégé peut-il renoncer à sa protection ? Conditions

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 22 avril 2014, R.G. 2013/AB/268

Mis en ligne le jeudi 11 décembre 2014


Cour du travail de Bruxelles, 22 avril 2014, R.G. n° 2013/AB/268

Terra Laboris asbl

Dans un arrêt du 22 avril 2014, la Cour du travail de Bruxelles examine dans quelle mesure un travailleur candidat aux élections sociales peut renoncer à la protection liée à sa candidature. Elle tranche également la question de l’exercice abusif du droit par le travailleur.

Les faits

Un travailleur, s’étant présenté candidat CPPT aux élections sociales de 2008, sans toutefois être élu, négocie, lors d’une réunion avec les représentants de la société qui l’occupe, la rupture de son contrat de travail. Il signe un document par lequel il renonce à la protection liée à sa candidature. Un second document, qui lui est remis de la main à la main, lui notifie le paiement d’une indemnité de rupture, celle-ci étant motivée par une « incompatibilité d’humeur ». Cette réunion a lieu avec le secrétaire permanent de son organisation syndicale et des représentants de l’entreprise.

Un double paiement de l’indemnité intervient et, suite à la demande de remboursement adressée par la société, le travailleur marque accord pour effectuer le remboursement en plusieurs mensualités.

L’organisation syndicale intervient, ultérieurement, aux fins de faire valoir divers chefs de demande (primes, heures supplémentaires, etc.). Elle considère également devoir s’interroger sur la renonciation de l’intéressé à sa protection. L’organisation rappelle le caractère d’ordre public de celle-ci, qui empêche toute renonciation. Estimant que celle-ci n’est pas valable et vu l’absence de demande de réintégration, elle réclame une indemnité de protection de 2 ans de rémunération.

Une procédure est introduite devant le Tribunal du travail de Bruxelles, en paiement de diverses sommes. Plus spécifiquement, pour ce qui est de la rupture, l’intéressé réclame une indemnité de protection ainsi qu’une indemnité pour licenciement abusif (article 63 de la loi du 3 juillet 1978). La société forme une demande reconventionnelle, réclamant des dommages et intérêts vu l’intentement d’une action qu’elle considère comme téméraire et vexatoire. Elle fait également valoir, par voie de conclusions, que l’intéressé exerce son droit de manière abusive et qu’il doit être condamné à l’indemniser du préjudice causé par son abus de droit, préjudice considéré comme l’équivalent de l’indemnité de protection.

La décision du tribunal

Par jugement du 20 décembre 2012, le tribunal du travail fait droit à la demande de sommes (reprises dans la demande, au titre d’heures supplémentaires), ainsi qu’à l’indemnité de protection. Le tribunal retient cependant que l’intéressé a exercé son droit à une indemnité de protection de manière abusive et le condamne à payer à la société l’équivalent de cette indemnité au titre de dommages et intérêts. Le tribunal accueille également la demande reconventionnelle en ce qu’elle porte sur l’indu (indemnité de rupture payée deux fois). Il rejette la demande de dommages et intérêts pour procédure téméraire et vexatoire.

Appel est interjeté par le travailleur, qui demande qu’il soit fait droit à l’ensemble des chefs de demande postulés en première instance. Sur la demande reconventionnelle de la société en première instance, il en sollicite le débouté.

Quant à la société, elle maintient sa demande initiale (sollicitant la réformation du jugement en ce qu’il a considéré fondée la demande originaire) et offre de prouver certains faits par des auditions. Elle fait valoir, sur le fondement des demandes, des thèses subsidiaire et tout à fait subsidiaire.

La décision de la cour

La cour reprend, en premier lieu, les éléments de fait intervenus lors de la rupture. L’intéressé considère en effet que le document qu’il a signé ne constitue pas une renonciation à l’indemnité de protection mais à la protection elle-même et fait valoir que celle-ci est antérieure au licenciement et en tout cas antérieure au moment où il pouvait être établi que toute possibilité de réintégration dans l’entreprise était exclue (renvoyant à l’arrêt de la Cour de cassation du 16 mai 2011, n° S.10.0093.N).

Pour la société, par ailleurs, il s’est agi de faire une rupture d’un commun accord, rupture intervenue d’ailleurs à la demande expresse de l’intéressé, qui avait souhaité à être licencié. Elle rappelle à cet égard un ensemble de contacts intervenus au moment des faits avec le travailleur et également avec son organisation syndicale. Pour la société, la renonciation de l’appelant à sa protection et aux indemnités y relatives n’a pas porté préjudice à l’ordre public ni aux objectifs de la loi du 19 mars 1991, s’agissant d’une demande de l’appelant lui-même.

La cour doit dès lors examiner la question de la renonciation eu égard au caractère d’ordre public de la loi du 19 mars 1991.

Elle rappelle qu’en vertu du paragraphe 6 de l’article 2, aucun mode de cessation du contrat de travail autre que ceux autorisés ne peut être invoqué, à l’exception de quelques cas, parmi lesquels figure l’accord entre l’employeur et le travailleur, accord dûment présent à l’espèce. Il n’en demeure pas moins, cependant, que vu le versement d’une indemnité, la rupture est intervenue de la manière visée à l’article 2, § 1er, 2e alinéa, 1° de la loi, étant par l’employeur avec indemnité. En conséquence, même si le motif qui a déterminé la rupture est la demande de l’appelant, la modalité choisie est le licenciement moyennant paiement d’une indemnité. Il faut dès lors considérer qu’il y a eu licenciement.

La cour en vient ensuite à la question de la renonciation à l’indemnité de protection et, particulièrement, à l’arrêt de la Cour de cassation du 16 mai 2011, dans lequel celle-ci a rappelé que la protection a été instaurée dans l’intérêt général et intéresse en conséquence l’ordre public. Elle a cependant considéré que ce caractère d’ordre public n’a pas pour conséquence que tous les droits découlant de la protection intéressent l’ordre public et qu’ils ne sont dès lors pas susceptibles de faire l’objet d’une renonciation. Selon la Cour de cassation, dès que l’employeur n’a pas respecté la procédure de licenciement et que l’éventuelle réintégration du travailleur ne peut plus être demandée ou n’a pas été accordée dans les délais légaux et que, partant, la protection n’a pas atteint son but, seuls les intérêts particuliers du travailleur licencié restent protégés par les indemnités de licenciement. C’est à ce moment seulement que le travailleur protégé licencié acquiert de manière définitive son droit à l’indemnité et il peut y renoncer.

La cour du travail rappelle dès lors que cette jurisprudence de la Cour de cassation contient un double enseignement, étant que, si le travailleur ne peut renoncer à la protection elle-même, il lui est loisible de renoncer au droit à l’indemnité, dans la mesure où celle-ci protège les intérêts privés du travailleur. Le second enseignement de cet arrêt est que le droit à l’indemnité spéciale n’est définitivement acquis que lorsque l’éventuelle réintégration n’est plus possible.

La renonciation est dès lors possible dans ces conditions. Or, en l’espèce, il n’était pas encore acquis que le travailleur ne serait pas réintégré – il ne pouvait dès lors valablement renoncer à l’indemnité.

La cour va, ensuite, rencontrer des arguments moins déterminants, étant de savoir si le document signé peut s’analyser ou non en une renonciation. Elle va, cependant, examiner l’abus de droit qui aurait été commis par le travailleur. La cour rappelle qu’il s’agit en l’occurrence d’un droit-fonction et que, pour qu’il y ait abus, le droit devrait être détourné de sa finalité. Constatant que le licenciement est intervenu à la demande du travailleur (étant officialisé sous la forme d’un licenciement), elle conclut que la rupture a été réalisée pour des motifs qui n’ont aucun lien avec la protection légale et que, en réclamant néanmoins l’indemnité de protection, l’intéressé poursuit un intérêt purement financier et qui n’est pas justifié par l’atteinte portée par la société aux objectifs de la loi. Il y a dès lors utilisation du droit de manière abusive. Quant à la sanction de l’abus de droit, elle consiste, comme le rappelle la cour, en une réduction du droit à son exercice normal ou en la réparation du dommage causé (mais non en la déchéance totale du droit dont le créancier abuse). La cour confirme dès lors le jugement sur ce point également.

Intérêt de la décision

L’examen de la renonciation à l’indemnité de protection et de l’exercice abusif du droit constitue la partie la plus importante des questions tranchées par la cour dans cet arrêt. D’autres éléments sont toutefois également débattus, mais sans lien direct avec la problématique analysée.

La cour du travail fait ici une synthèse des règles actuellement dégagées en ce qui concerne le caractère d’ordre public de la protection et, statuant dans une espèce où, manifestement, la rupture est intervenue dans des conditions externes au champ de la loi du 19 mars 1991 et aux objectifs qu’elle poursuit, la cour a pu très légitimement conclure que l’intéressé avait pu renoncer à l’indemnité de protection, une fois réunies les conditions reprises par la Cour de cassation dans son arrêt du 16 mai 2011. La cour applique, par ailleurs, la théorie de l’abus de droit à une demande introduite dans un contexte avéré de détournement d’un droit-fonction.


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