Commentaire de Cass., 12 décembre 2016, n° S.13.0022.F
Mis en ligne le lundi 15 mai 2017
Cour de cassation, 12 décembre 2016, n° S.13.0022.F
Terra Laboris
Dans un arrêt du 12 décembre 2016, la Cour de cassation rappelle sa jurisprudence constante, étant que l’activité d’administrateur d’une société commerciale est une activité exercée pour compte propre telle que visée à l’article 45, alinéa 1er 1° de l’A.R. du 25 novembre 1991 et qu’elle est exercée dans un but lucratif même si elle ne procure pas de revenus. Elle n’est pas une activité limitée à la gestion normale des biens propres au sens de l’article 45, dernier alinéa de cet arrêté.
Les faits de la cause
Mr M. travaillait aux Mutualités Professionnelles de Liège depuis le 1er avril 1996. Il était également, depuis le 1er novembre 1992, administrateur délégué de la scrl Voyages Ligne bleue et titulaire d’1 part sur 32.300. Il a décrit l’activité de cette société comme une activité commerciale consistant en la gestion d’une agence de voyage dans un but de service et non de lucre. Il s’est affilié à titre accessoire à la sécurité sociale des travailleurs indépendants mais il est dispensé de cotiser.
Il a décrit son activité comme suit : signature de contrats, présidence de l’assemblée générale une fois par an avec examen préalable des comptes déjà examinés par un réviseur, la scrl ayant en outre une directrice financière ; il était parfois appelé au service du personnel de la mutuelle qui gère certains dossiers de la scrl ; régulièrement, il examinait les comptes et signait les documents officiels et présidait le conseil d’administration. Il a précisé que le tout était à titre gratuit.
Mr M. a été licencié en 1998 suite à une restructuration et son contrat a pris fin au 31 mai 1998. Sur le formulaire C1 du 1er juin 1998, il a répondu négativement à la question : « Exercez-vous une activité indépendante, une profession accessoire ou aidez-vous un indépendant ? ». Il a été admis au bénéfice de la prépension conventionnelle au 1er juin 1998.
Suite à une consultation de la banque carrefour faisant état de son affiliation à la sécurité sociale des travailleurs indépendants, et après une enquête administrative, l’ONEm a, le 11 juin 2010, exclu Mr M. du bénéfice des allocations de chômage du 1er janvier 1998 au 31 mai 2010 avec récupération des allocations indues à partir du 1er avril 2007 et l’a exclu du droit aux allocations à partir du 1er juin 2010, en application de l’article 48 de l’A.R. du 25 novembre 1991 (application des articles 44, 45, 48, 71 et 169 de l’A.R.).
Mr M. a, le 18 juin 2010, introduit une nouvelle demande d’allocations, refusée le 1er décembre 2010 aux motifs que Mr M. est « toujours administrateur à titre gratuit de la scrl Voyages Ligne Bleue et cette activité reste non cumulable avec les allocations ». Ces décisions ont été soumises aux juridictions du travail par des recours recevables.
Par deux jugements des 6 octobre 2011, la 10e chambre du tribunal du travail de Liège a dit ces recours non fondés. Mr M. a interjeté à l’encontre de ceux-ci des appels recevables.
L’arrêt de la cour du travail
Après avoir joint les deux affaires, l’arrêt dit les appels fondés et rétablit Mr M. dans les droits dont les décisions querellées avaient pour effet de le priver.
Sa motivation est fondée sur la qualité de prépensionné de Mr M. et sur les articles 14 §1er de l’A.R. du 7 décembre 1992 relatif à l’octroi d’allocations de chômage en cas de prépension conventionnelle et 1er et 2 de l’A.M. du 23 décembre 1992 portant activités non-rémunérées et activités professionnelles autorisées aux prépensionnés, dispositions dont la cour du travail souligne qu’elles n’apparaissent pas dans le dossier administratif et que l’ONEm n’a pas répondu à l’argumentation de Mr M. à cet égard.
Suivant en cela l’ONEm, l’arrêt qualifie l’activité exercée d’activité pour son propre compte.
Il cite le Guide Social Permanent (Partie I - Livre IV, Titre V « Le statut de prépensionné » Chapitre I-2740 et 2750) selon lequel toute forme d’activité non rémunérée relative aux biens propres est autorisée, n’est pas considérée comme un travail pour la réglementation chômage ( ce qui permet par exemple à un prépensionné de construire une annexe à son habitation ) et que « toute activité non rémunérée pour son propre compte, autre que la gestion des biens propres, peut également être exercée par le prépensionné sans qu’aucune forme de déclaration préalable ne soit exigée ».
L’arrêt conclut dès lors que l’activité exercée par Mr M. était bien autorisée.
La requête en cassation
L’ONEm propose un moyen unique divisé en deux branches.
La première est prise de la violation des articles 44 et 45 de l’A.R. du 25 novembre 1991 : l’exercice du mandat d’administrateur d’une société commerciale exploitant une agence de voyage est une activité pour son propre compte, qui est intégrée dans le courant des échanges économiques de biens et de services et qui est exercée dans un but lucratif même si elle ne procure pas de revenus. Elle n’est dès lors pas une activité limitée à la gestion normale des biens propres. Les constatations de l’arrêt, et notamment l’absence de déclaration sur le formulaire C1, ne justifient pas la décision que cette activité était autorisée.
La critique proposée par la seconde branche est centrée sur les articles 14 de l’A.R. du 7 décembre 1992 et 1er et 2 de l’A.M. du 23 décembre 1992 et soutient que ces dispositions étaient inapplicables en l’espèce dès lors qu’elles ne concernent que l’activité exercée pour son propre compte et sans but lucratif.
L’arrêt commenté
La cour décide que le moyen, en chacune de ses branches, est fondé, casse l’arrêt attaqué sauf sur la jonction des causes et la recevabilité des appels et renvoie la cause devant la cour du travail de Mons.
Sur la première branche, la Cour retient que l’exercice d’un mandat d’administrateur dans un société commerciale est une activité pour son propre compte au sens de l’article 45, al. 1er, 1° de l’A.R. du 25 novembre 1991 et que la « circonstance qu’elle ne procure pas de revenus ne suffit pas à exclure que pareille activité soit exercée dans un but lucratif ». Elle relève les constatations de l’arrêt sur l’exercice par Mr M. du mandat et sa détention d’une part et l’absence de déclaration sur le formulaire C1 de l’autre. Le seul motif que cette activité n’était pas rémunérée ne permettait pas de décider qu’elle constituait une activité limitée à la gestion normale des biens propres (violation de cet article 45, al. 1er, 1° de l’A.R.).
Sur la seconde branche, la Cour précise que l’article 14 §1er, al. 1er de l’A.R. du 7/12/1992 ne s’applique qu’à l’activité exercée par le prépensionné pour son propre compte et sans but lucratif. Or, il a été décidé dans la première branche que l’arrêt attaqué n’’avait pas légalement retenu l’absence de but lucratif (violation des dispositions visées A.R. du 7/12/1992 et A.M. du 23/12/1992).
Intérêt de la décision commentée
Sur la règle générale applicable aux chômeurs, la jurisprudence de la Cour de cassation est en ce sens que l’activité d’administrateur d’une société commerciale est une activité exercée pour son propre compte telle que visée à l’article 45, alinéa 1er 1° de l’A.R. du 25 novembre 1991 et « est exercée dans un but lucratif même si elle ne procure pas de revenus ; qu’elle n’est donc pas une activité limitée à la gestion normale des biens propres au sens de l’article 45, dernier alinéa de cet arrêté », selon la formulation de son arrêt du 3 janvier 2005 (Pas., 2005 n°1, précédé des conclusions de J.F. LECLERCQ). Dans ces conclusions, cet éminent magistrat indique que le fondement de cette jurisprudence est la présomption d’assujettissement à la sécurité sociale des travailleurs indépendants de ces mandataires contenue dans l’article 3 §1er de l’A.R. n° 38 et rappelle que, dans ses conclusions précédant l’arrêt du 18 juin 2001 (Pas., p.1173), il avait « relevé l’importance que présentaient, par exemple, des opérations spéculatives et la détention d’un nombre important de parts sociales » mais qu’il n’avait pas été « suivi sur ce point », la Cour ayant estimé que la règle dégagée par ses arrêts était applicable sans autre considération, en d’autres termes que des éléments tels que le caractère limité de l’activité exercée par le chômeur, le nombre peu important de parts de coopérateur possédées par lui et la constatation qu’il n’est pas soutenu que des jetons de présence lui ont été alloués étaient « sans utilité pour le choix de la solution ».
Cette solution ne parait pas fondée sur le caractère irréfragable de la présomption d’assujettissement qui a été battue en brèche de longue date avant d’être transformée en présomption réfragable par la loi du 25 avril 2014 portant des dispositions diverses en matière de sécurité sociale, dans la mesure où c’est l’article 45 de l’A.R. du 25 novembre 1991 que la Cour applique (sur l’article 3 §1er de l’A.R. n°38 et son évolution, cfr M. VERWILGHEN, C. WATTECAMPS et S. GILSON : « L’assujettissement au régime des travailleurs indépendants des mandataires de sociétés commerciales ; le caractère simple des présomptions et leur renversement », J.T.T., 2016 pp 298 et ss.).
La jurisprudence de la Cour ne fait pas l’objet d’un consensus unanime, que ce soit au niveau du Parquet de cassation, des juges du fond ou de la doctrine. Sur cette doctrine, on se référera notamment à T. ZUINEN : « Mandataire de société et chômeur : un cumul presque impossible mais quels sont les critères à prendre en considération ? », (J.T.T., 2016 pp. 315 et 316), qui invite à « examiner au cas par cas si ce mandat est exercé d’une part, en vue d’obtenir un profit, même indirect et d’autre part s’il induit l’exercice réel d’une activité qui s’intègre dans le courant des échanges économiques ». Cet auteur souligne très opportunément que le choix du cumul est très risqué et donne des conseils utiles s’il est fait.
La spécificité du cas d’espèce est que Mr M. était prépensionné. L’arrêt attaqué fonde toute son argumentation sur les articles 14 §1er de l’A.R. du 7 décembre 1992 relatif à l’octroi d’allocations de chômage en cas de prépension conventionnelle et 1er et 2 de l’A.M. du 23 décembre 1992 portant activités non-rémunérées et activités professionnelles autorisées aux prépensionnés, dispositions dont elle souligne qu’elles n’apparaissent pas dans le dossier administratif et que l’ONEm n’a pas répondu à l’argumentation de Mr M. quant à ce, ce qu’on ne peut effectivement que regretter.
Mais il est certain que les dispositions que la cour du travail applique ne valent que pour les activités sans but lucratif. Or, il ressort de la réponse à la première branche du moyen que cette absence de caractère lucratif n’a pas été légalement retenue. On en revient donc dans un premier temps à la règle générale, préalable obligatoire à l’application des dispositions dérogatoires pour les prépensionnés.
On soulignera que la réponse de la Cour à la première branche présente l’intérêt de laisser une ouverture : si « la circonstance que l’activité ne procure pas de revenus ne suffit pas à exclure que pareille activité soit exercée dans un but lucratif », cela semble signifier que des éléments factuels concrets pourraient permettre d’établir l’absence de but de lucre, ce qui était la solution préconisée par J.F. LECLERQ, dans les conclusions qui ont été préalablement exposées. Affaire à suivre donc…