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Modification de la fonction d’un délégué commercial : intervention du juge des référés

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 21 décembre 2017, R.G. 2017/CB/8

Mis en ligne le lundi 3 septembre 2018


Cour du travail de Bruxelles, 21 décembre 2017, R.G. 2017/CB/8

Terra Laboris

Dans un arrêt du 21 décembre 2017, la Cour du travail de Bruxelles, statuant en référé, ordonne la suspension d’une décision prise par une société pharmaceutique de réaffecter une déléguée médicale à une fonction dont elle relève qu’elle ne comporte pas le niveau de responsabilités et d’intérêt intellectuel de la fonction précédente.

Les faits

Une déléguée médicale au service d’une société pharmaceutique depuis 1992 a été désignée comme déléguée du personnel au sein du conseil d’entreprise. Elle est incapacité de travail entre les mois d’octobre 2016 et février 2017. Pendant cette période, la société décide d’arrêter la promotion des deux produits qu’elle représentait auprès des médecins spécialistes et l’en informe. Il lui est signalé qu’elle sera affectée à une autre équipe de la région Bruxelles-Sud, aux fins de représenter d’autres produits, les conditions salariales étant présentées comme inchangées.

S’agissant cependant de représentation auprès de médecins généralistes (et non spécialistes), l’intéressée conteste cette nouvelle affectation, qu’elle considère inférieure sur le plan des responsabilités qu’elle exerçait précédemment.

La société maintient sa décision, estimant pour sa part qu’il n’y a pas de distinction importante entre l’affectation précédente et les nouvelles fonctions. L’intéressée refuse de passer un « assessment », auquel elle est convoquée, étant une épreuve de sélection, et ce au motif que celle-ci ne se justifie pas pour continuer l’exercice de ses fonctions.

Lors de sa reprise du travail, elle accepte cependant le poste imposé par la société, et ce sous toutes réserves. Elle introduit parallèlement une procédure devant le Président du Tribunal du travail du Brabant wallon (division de Nivelles), ainsi qu’une autre au fond, en vue d’obtenir la condamnation de la société à la rétablir dans sa fonction. Elle sollicite également devant le tribunal l’octroi de dommages et intérêts.

Le président du tribunal du travail a rendu une ordonnance le 12 juin 2017, par laquelle il la déboute de sa demande.

Celle-ci interjette, dès lors, appel en vue d’obtenir la mise à néant de celle-ci.

La décision de la cour

La cour, saisie en référé, reprend l’examen des principes, étant l’urgence, le caractère provisoire de la mesure qui lui est demandée, la protection des droits apparents et la balance des intérêts. Elle aborde également les règles en matière de charge de la preuve.

Il s’agit en l’espèce d’une modification des conditions de travail et, à cet égard, elle reprend le principe de la convention-loi, inscrit à l’article 1134 du Code civil. Aucune partie ne peut, en règle, modifier unilatéralement les conditions convenues, qu’elles soient essentielles ou accessoires. Les parties peuvent cependant convenir, dans certaines limites, que les conditions du contrat pourront être modifiées unilatéralement par l’une d’entre elles, avec cependant la limitation de l’article 25 de la loi, puisque l’employeur ne peut modifier unilatéralement une condition essentielle du contrat. Il peut le faire si les parties en sont convenues, pour une condition accessoire. Quant à la nature de la fonction, elle est à considérer comme essentielle, sauf si le contraire pouvait être déduit de la convention ou de son exécution.

Il convient, pour la cour, d’analyser la modification de la nature de la fonction en l’espèce. Elle procède à un examen en profondeur des descriptifs de fonction des délégués tant auprès de médecins spécialistes que généralistes, examen qui, s’il permet de constater de nombreuses similarités, fait également apparaître des différences sur le plan des principales responsabilités, des indicateurs de performance et de « prérequis idéaux ». Prima facie, la cour retient que le contenu de la fonction de délégué auprès des spécialistes est d’un niveau supérieur à celle de délégué auprès des médecins pratiquant la médecine générale, tant en termes de responsabilités que d’intérêt intellectuel. Elle relève également que le profil du délégué auprès des médecins généralistes est plus « junior ». Il y a dès lors prima facie modification de la nature de la fonction.

Sur les arguments avancés par la société, étant que le contrat de travail autorise l’employeur à déterminer unilatéralement les prestations de la déléguée et, notamment, de décider quels médecins ou quelles personnes elle devra visiter, la cour considère que ceci ne permet pas de déduire que le niveau de responsabilités de la déléguée aurait été considéré comme un élément accessoire au contrat de travail, élément qui pourrait faire l’objet d’une modification unilatérale par l’employeur. Elle relève également que, depuis le début de l’occupation, l’employeur n’a jamais touché à la fonction de l’intéressée. Le contrat de travail n’autorise dès lors pas la modification de la nature de la fonction et du niveau de responsabilités.

Par ailleurs, la société faisant encore valoir que la classification des fonctions a été revue au sein de l’entreprise, la cour rejette que ceci soit de nature à autoriser ladite modification, dès lors que ce nouveau système de classification a été introduit en marge des niveaux et des grades professionnels, qui ont continué d’exister.

La cour fait dès lors droit à la demande, au motif du non-respect de l’article 1134 du Code civil et de l’article 20, 1°, de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail, faisant en outre valoir l’existence d’un préjudice important, immédiat et difficilement réparable a posteriori, préjudice dont une partie est d’ordre moral vu la réduction de l’intérêt intellectuel de la fonction et l’impossibilité de pouvoir exercer les connaissances spécialisées acquises. Elle fait dès lors injonction à la société de réintégrer l’intéressée dans sa fonction jusqu’à ce que le litige soit tranché au fond ou jusqu’à ce qu’un accord intervienne (ou que le contrat ait pris fin).

Dans la mesure où les produits dont elle assurait la promotion ont été supprimés, l’injonction vise la fonction elle-même, étant la fonction de déléguée médicale auprès de spécialistes, la cour relevant que la société est libre de déterminer la spécialité en cause et le territoire, conformément au contrat de travail.

Enfin, elle considère qu’il n’y a pas lieu de soumettre l’intéressée à une procédure de sélection, qui n’a pas à s’appliquer en l’espèce.

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la Cour du travail de Bruxelles statuant en référé témoigne une nouvelle fois des ressources de cette procédure, en cas de modification de fonction, de non-reprise d’un travailleur lors d’un transfert d’entreprise, etc.

La cour, qui a constaté prima facie l’existence d’un préjudice important, immédiat et difficilement réparable a posteriori, prend une mesure aux fins de rétablir la situation contractuelle normale. L’on peut à cet égard renvoyer à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 6 septembre 2012 (R.G. 2012/CB/9 – précédemment commenté), qui était relatif à la modification du secteur d’un représentant de commerce.

Le juge des référés peut en effet intervenir aux fins de faire respecter une obligation légale ou contractuelle, d’ordonner à l’employeur de suspendre provisoirement des modifications contractuelles, d’assurer la préservation et la sauvegarde de droits menacés ainsi que de réprimer des voies de fait.

Relevons sur la question également que la prétention du travailleur doit s’appuyer sur des droits suffisamment évidents pour ordonner la suspension provisoire de la décision prise et qu’il y a lieu en outre d’établir l’existence d’un préjudice grave ou d’inconvénients sérieux (pour une décision n’accueillant pas la demande du travailleur, voir C. trav. Bruxelles, 12 août 2014, R.G. 2014/CB/10).


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