Terralaboris asbl

Qu’entend-on par « même employeur » en matière d’ancienneté ?

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 20 février 2018, R.G. 2016/AB/870

Mis en ligne le lundi 29 octobre 2018


Cour du travail de Bruxelles, 20 février 2018, R.G. 2016/AB/870

Terra Laboris

Par arrêt du 20 février 2018, la Cour du travail de Bruxelles reprend les principes sur la notion de même employeur : il faut prendre en compte l’unité économique d’exploitation que constitue l’entreprise, notion distincte de celle d’unité technique d’exploitation.

Les faits

Un employé est au service d’une société polonaise. Il y exerce les fonctions de « Risk Analyst ». Cette société fusionne avec d’autres et change de dénomination en 2005. Elle est active sur le marché polonais et fournit des services dans la recherche et la gestion de fonds locaux.

La carrière de l’intéressé évolue, au fil des années, et ses fonctions sont finalement celles de « Head of Controling Department » en 2009.

Un contrat de travail est conclu en 2013 avec une autre société proche, l’intéressé assumant dans celle-ci des fonctions de cadre. Il s’agit d’un engagement à durée indéterminée avec une clause d’essai de 12 mois.

Il a obtenu, de son employeur, un congé sans solde en vue de travailler dans cette nouvelle société. La durée de ce congé sans solde porte sur la durée de l’occupation et il expressément prévu qu’il s’agit d’un contrat distinct n’ayant aucun impact sur le contrat de travail signé avec l’employeur initial.

Près d’un an plus tard, une enquête est menée au sein de la société pour laquelle l’employé travaille et, dans le cadre de celle-ci, il accepte une dispense immédiate de prestations. Il résulte de cette enquête qu’existent des manipulations informatiques qui lui sont imputables (aucune manipulation délibérée n’ayant pu cependant être établie) et qu’il y a violation du code de conduite et autres infractions, dont l’usage non professionnel du courrier électronique, le transfert de données confidentielles vers des boîtes externes, ainsi qu’une déloyauté par rapport à la direction.

L’intéressé s’explique. Il est convoqué dans le cadre d’une procédure disciplinaire, la convocation faisant état de la possibilité d’un licenciement et lui offrant de se faire assister.

L’entretien n’a pas lieu, l’employé le déclinant pour des raisons de santé. Il est alors licencié le même jour moyennant paiement d’une indemnité compensatoire de 7 jours. La lettre expose les motifs, étant essentiellement liés aux conclusions de l’enquête. Le même jour, la société pour laquelle il prestait précédemment, et qui a accepté le congé sans solde, notifie également à l’intéressé son licenciement.

Une procédure est introduite devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles contre la deuxième société en paiement d’une indemnité compensatoire de préavis de 12 mois et de 2 semaines de rémunération, ainsi que d’une indemnité pour licenciement abusif. Le tribunal déclarera sa demande non fondée par jugement du 15 avril 2016.

L’employé interjette appel et reprend les mêmes chefs de demande qu’en première instance.

La décision de la cour

La question essentielle, posée à la cour du travail, est de déterminer si les deux sociétés constituent un même employeur au sens de l’article 37/4 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail, question qui, si elle reçoit une réponse affirmative, entraînerait le droit à une indemnité compensatoire de préavis de 12 mois et de 2 semaines.

La particularité de l’espèce est, pour la société intimée (qui est celle qui a licencié en premier), que le travailleur n’a pas été occupé successivement par deux employeurs, mais a été occupé en vertu de deux contrats distincts qui ont coexisté parallèlement, l’un conclu avec l’une et l’autre avec la seconde. Il n’y a pas eu de succession. La seconde n’est par ailleurs pas la continuation, la poursuite ou la succession de la première, celle-ci ayant des activités sensiblement différentes. La société plaide qu’il n’y a pas unité économique d’exploitation.

La cour doit, en conséquence, revenir à la loi du 26 décembre 2013, dont l’exposé des motifs a précisé que, par « même entreprise », il faut se référer à l’unité économique d’exploitation, renvoyant à la jurisprudence de la Cour de cassation dans ses arrêts des 13 janvier 2003 (Cass., 13 janvier 2003, J.T.T., 2003, p. 268) et 9 mars 1992 (Cass., 9 mars 1992, n° 9318).

Elle rappelle la doctrine de Madame JAMOULLE (M. JAMOULLE, Le contrat de travail, Tome II, n° 248), selon laquelle la prise en compte de l’ancienneté pour la détermination du délai de préavis en cas de licenciement est destinée à récompenser la fidélité du travailleur à l’entreprise envisagée comme une entité économique.

Dès lors, certains critères sont indifférents, ainsi la similarité de la fonction, le fait qu’un préavis ait été notifié par le premier employeur, ou encore le maintien du travailleur dans une même communauté de travail.

Il s’agit d’une notion plus large que l’unité technique d’exploitation, dans la mesure où elle est acquise dès lors que les finalités économiques des entreprises sont en tout ou en partie identiques, similaires ou complémentaires. Selon la doctrine du Professeur CLESSE (J. CLESSE, « Le congé moyennant préavis », Chroniques de droit à l’usage du Palais, 1986, p. 87), l’exigence d’un lien de droit n’est pas nécessaire, celui-ci n’étant pas requis par la Cour de cassation.

Pour la cour du travail, deux situations peuvent être visées, à savoir que des personnes juridiques se succèdent dans l’exercice d’une même activité économique ou que des entités juridiques présentent de tels liens qu’elles peuvent être considérées comme formant une même unité économique d’exploitation. C’est l’hypothèse où elles exercent une activité économique commune identique, similaire ou complémentaire et que le travailleur passe du service de l’une au service de l’autre.

Reprenant encore la jurisprudence sur cette question, la cour souligne qu’une simple communauté financière ne suffit pas.

Il y a même employeur, essentiellement au motif que 100% du capital de la première société est détenu par la seconde et que les deux sociétés font partie d’un même « group » logé au sein de la seconde société et qui offre un support à différentes sociétés locales. La structure fait ainsi apparaître une dépendance décisionnelle et opérationnelle entre les sociétés dans le cadre d’une même activité économique, qui se répartit sur plusieurs pays et dont l’épicentre est la Belgique.

Peu importe, en conséquence, l’identité ou non des administrateurs et gérants.

La cour voit encore d’autres indices, étant notamment les conditions du « détachement » du cadre vers la seconde société et le renvoi à un code de conduite appartenant au groupe. Elle conclut à l’existence de rapports étroits dans l’intérêt d’une même entité économique.

Après avoir admis la thèse de l’employé, la cour en vient ensuite à la validité de la clause d’essai, insérée dans le contrat, avant la modification légale intervenue par la loi du 26 décembre 2013. Cette clause ne fait pas de référence à la notion de « même employeur ». Dès lors, la cour reprend la doctrine de M. DUMONT (M. DUMONT, « La clause d’essai, sa validité mise en cause en présence de contrats successifs », Clauses spéciales du contrat de travail – utilité – validité – sanction, Bruylant, 2003, p. 16), selon laquelle la validité de la clause d’essai conclue avec un employeur juridiquement distinct du précédent est admise, et ce même si les deux employeurs sont « un même employeur » pour le calcul de l’ancienneté.

En l’espèce, les fonctions exercées étaient distinctes, ce qui justifiait l’inclusion de cette clause d’essai dans le contrat conclu avec la seconde société. Elle a donc une cause réelle et licite et est valide.

La cour confirme dès lors le jugement sur ce point.

Elle le fait également pour l’abus de droit, retenant que l’employé n’établit aucun élément de nature à contredire le rapport effectué en interne. Elle considère par ailleurs, sur la question de la consultation des courriels – dont l’intéressé critique la licéité – que la Cour européenne n’exclut pas que la surveillance de l’usage que fait un employé du téléphone, du courrier électronique ou de l’internet puisse passer pour nécessaire dans une société démocratique dans certains cas, dont notamment si elle est prévue par la loi. Par « loi », il ne faut pas entendre une loi au sens formel. Il suffit que l’ingérence soit autorisée par une norme accessible et prévisible, ce qui est le cas du code de conduite communiqué à l’intéressé.

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la Cour du travail de Bruxelles contient un rappel intéressant, étant que les règles de validité d’une clause d’essai (régulièrement introduite avant son abrogation par loi du 26 décembre 2013) ne passent pas par l’examen des critères liés à l’ancienneté, à savoir le calcul de la durée de service effectuée « pour le même employeur » ou « pour la même entreprise ». La validité de la clause d’essai est soumise, essentiellement, en cas de contrats successifs, à l’existence de fonctions nouvelles, dans lesquelles les compétences du travailleur peuvent être testées sans que l’inclusion de la clause ne soit frauduleuse ou même contraire à ses droits.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be