Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Namur), 6 décembre 2018, R.G. 12/781/A
Mis en ligne le vendredi 10 mai 2019
Tribunal du travail de Liège (division Namur), 6 décembre 2018, R.G. 12/781/A
Terra Laboris
Dans un jugement du 6 décembre 2018, le Tribunal du travail de Liège (division Namur) fait application de la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme en la matière, le principe « bis » figurant à l’article 4 du Protocole n° 7 à la Convention de sauvegarde.
Les faits
Suite à la perte de son emploi (au Luxembourg), un travailleur est admis aux allocations de chômage en Belgique le 1er octobre 2008. Il indique dans son C1 ne pas exercer d’activité complémentaire (ni accessoire ni en tant qu’aide à un indépendant).
Il fonde assez rapidement avec son épouse une société au Luxembourg et est désigné en tant que gérant statutaire. Il n’informe pas l’ONEm. Il est engagé, rapidement, par cette société en qualité de salarié à temps plein, ce qu’il ne déclare pas davantage. Il remplit cependant, trois semaines plus tard, à destination de l’ONEm, un formulaire de déclaration d’activité préparatoire à l’installation comme indépendant, toujours au Luxembourg. Cette demande est acceptée.
Il ressort des éléments du dossier qu’une rémunération importante lui sera payée dans le courant des années 2009 et 2010 par la société, qui a fait établir des fiches de rémunération.
Nonobstant le contrat de travail et les fiches de salaire, l’intéressé continue à rentrer ses cartes de chômage comme si de rien n’était, jusqu’à ce que l’ONEm découvre – selon le tribunal – le « pot aux roses ».
Des poursuites pénales sont engagées et il est condamné par le Tribunal correctionnel de Namur en 2014. Une peine d’emprisonnement est prononcée, avec sursis. La décision est confirmée arrêt de la Cour d’appel de Liège, avec une légère émendation.
Devant le tribunal du travail, il sollicite l’annulation de la décision de l’ONEm (exclusion, récupération, sanction), au motif de l’adage « non bis in idem ».
La décision du tribunal
Le tribunal rappelle que cet adage vise les sanctions et que l’exclusion du droit aux allocations de chômage ainsi que la récupération de celles-ci n’ont pas ce caractère. L’intéressé ne pouvait en effet prétendre aux allocations, n’étant pas privé de travail et/ou de rémunération.
Le tribunal renvoie à plusieurs arrêts de la Cour de cassation (Cass., 18 février 2002, n° S.01.0138.N ; Cass., 15 mars 1999, n° S.98.0012.F). Pour la Cour suprême, l’exclusion du droit aux allocations de chômage sur pied des articles 51 et suivants de l’A.R., n’est en effet pas une sanction administrative, mais la conséquence du fait que le chômeur ne remplit pas les conditions d’octroi pour bénéficier des allocations. Il en va de même de la récupération, qui est le corollaire de l’exclusion.
L’adage ne peut conduire, dès lors, à l’annulation de la décision en tant qu’elle porte sur ces deux mesures : exclusion et récupération d’indu.
Se pose cependant la question de savoir s’il peut porter sur la sanction d’exclusion. Cette sanction est prévue à l’article 154 de l’A.R., et le caractère pénal de cette disposition a été confirmé à diverses reprises en jurisprudence (le renvoi à diverses décisions de cours du travail étant fait dans le jugement).
Le tribunal reprend un arrêt de la Cour européenne des Droits de l’Homme (Cr.E.D.H., 15 novembre 2016, Req. n° 24.130/11 et 29.758/11, A & B c/ NORVEGE). Il s’agit d’un arrêt rendu en matière fiscale et il cite très longuement des extraits de cette décision, qui a admis qu’un dispositif sanctionnateur prévoyant des sanctions complémentaires face à certaines infractions n’est pas contraire à l’article 4 du Protocole n° 7 à la Convention européenne des Droits de l’Homme pour autant que certaines balises soient respectées.
Le principe de la Convention ne « bannit » (termes de l’arrêt) pas les systèmes juridiques qui traitent de manière « intégrée » le méfait néfaste pour la société en question, notamment en réprimant celui-ci dans le cadre de phases parallèles menées par des autorités différentes à des fins différentes. Pour la Cour, il faut vérifier si les procédures mixtes, administratives et pénales présentent un lien matériel et temporel suffisant et sont compatibles avec le critère de « bis » découlant de l’article 4 du Protocole n° 7.
Ces éléments pertinents sont énumérés dans la décision (considérant 132). Il s’agit de savoir si les différentes procédures visent des buts complémentaires et concernent des aspects différents de l’acte préjudiciable à la société, si la mixité est une conséquence prévisible du même comportement, si elles ont été conduites de manière à éviter autant que possible toute répétition (interaction adéquate entre les diverses autorités), faisant apparaître que l’établissement des faits effectué dans l’une a été repris dans l’autre et, surtout, si la sanction imposée, arrivée à son terme en premier, a été prise en compte dans la procédure qui a pris fin en dernier. Pour finir, il ne faut pas faire porter à l’intéressé un fardeau excessif, ce dernier risque étant moins susceptible de se présenter si existe un mécanisme compensatoire conçu pour assurer que le montant global de toutes les peines prononcées est proportionné.
Le tribunal rappelle que ce principe, dégagé en matière fiscale, a été transposé en droit pénal social, renvoyant à une décision du Tribunal correctionnel de Bruxelles (Trib. corr. Bruxelles, 12 décembre 2017, Rev. Dr. Pén. Entr., 2018, p. 137). Il faut dès lors appliquer cette règle et déterminer dans quelle mesure la répression pénale et administrative du comportement en cause présente un lien matériel et temporel suffisamment étroit au regard des critères ci-dessus.
Pour le tribunal, les procédures poursuivent des buts complémentaires, la procédure pénale visant les manœuvres frauduleuses en vue de bénéficier de prestations de sécurité sociale et la procédure administrative sanctionnant le simple fait que le chômeur ne peut cumuler emploi et chômage (cette interdiction n’exigeant pas nécessairement des manœuvres frauduleuses). Il s’agit par ailleurs de procédures mixtes et il y a eu une interaction adéquate entre les deux procédures (contrôle de l’Inspection sociale, servant de base à l’instruction du dossier pénal et social).
Pour l’importance de la sanction, le tribunal rappelle encore que, sur le plan pénal, l’intéressé a reçu la sanction minimale et qu’elle a été assortie d’un sursis. Il reste à veiller à ne pas imposer une sanction disproportionnée, tenant compte de l’arrêt rendu par la Cour. N’est pas disproportionnée une sanction d’exclusion. Il s’avère cependant que celle-ci ne sera que théorique, l’intéressé ayant depuis rempli les conditions pour bénéficier d’une pension de retraite luxembourgeoise.
Pour le tribunal, le maintien de la sanction administrative n’entraîne dès lors pas de préjudice disproportionné.
Intérêt de la décision
Ce jugement statue après le volet pénal du dossier, de telle sorte que le juge se voit normalement opposer le principe « non bis in idem », qui est bien sûr susceptible d’intervenir dans l’appréciation du tribunal.
Celui-ci a constaté, en premier lieu, que ce principe ne vaut pas pour l’exclusion et la récupération d’allocations de chômage indues. Il peut cependant intervenir dans le cadre des sanctions (étant les dispositions à caractère pénal) de la réglementation et, à cet égard, il a très utilement rappelé l’arrêt de la Cour européenne des Droits de l’Homme du 15 novembre 2016, dont l’enseignement – rendu en matière fiscale – est transposable à la présente question. La Cour européenne y a rappelé les critères permettant de préciser si les procédures mixtes, administratives et pénales peuvent être regardées comme présentant un lien matériel et temporel suffisant, et ceci aux fins de vérifier leur compatibilité avec le critère de « bis » découlant de l’article 4 du Protocole n° 7 à la Convention de sauvegarde. Ces conditions, résumées dans le commentaire ci-dessus, sont reprises in extenso dans le jugement.