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Production en justice d’un courriel : conditions de légalité

Trib. trav. Liège (div. Liège), 16 janvier 2020, R.G. 18/2048/A

Mis en ligne le mardi 1er septembre 2020


Dans un jugement du 16 janvier 2020, le tribunal du travail de Liège (division Liège) rappelle qu’aucune disposition légale ne s’oppose à la production d’un courrier électronique régulièrement reçu par son destinataire et communiqué à la justice à des fins de preuve.

Les faits

Une infirmière hospitalière devenue directrice du département infirmier après quatre ans d’occupation et exerçant également les fonctions d’administratrice-trésorière et de conseiller en prévention interne, accepte en 2016 de suivre une spécialisation, afin de permettre à l’hôpital de disposer d’un poste de directrice du département infirmier, ce pourquoi est exigé un master en santé publique. Ceci impliquera qu’elle suivrait les cours pendant ses heures de présence normale à l’hôpital. Dans le courant de l’année 2017, des tensions croissantes sont constatées entre d’une part un autre membre du personnel et l’intéressée ainsi que vis-à-vis de l’administrateur-délégué.

L’intéressée va démissionner du poste qu’elle occupe au conseil d’administration et, au début de l’année 2018, tomber en incapacité. Fin mars 2018, l’administrateur-délégué lui adresse un long courrier, contenant toute une série de griefs, portant essentiellement sur son absence de remise en question et de « recentrage » sur ses tâches. Un avertissement qualifié de sérieux lui est donné dans ce courrier.

Celle-ci répond, déplorant également la dégradation de la relation de travail. Elle dit craindre la volonté de son employeur de l’évincer, et ce notamment par la remise en cause perpétuelle de ses qualités, ainsi que de ses propos devant ses collègues. Elle rappelle également qu’elle a vu ses accès informatiques retirés pendant son incapacité de travail. Elle considère qu’il y a du harcèlement mais explique ne pas avoir déposé plainte vu le « grand respect » qu’elle porte à l’administrateur-délégué.

Celui-ci répond à ce courrier, contestant les faits de harcèlement. Il plaide pour la reprise de relations conviviales, soulignant cependant l’utilisation de la victimisation, ainsi que des agissements qui constitueraient une provocation destinée à remplacer son souhait de démission par un licenciement moyennant indemnité.

Elle déposera, un peu plus tard, une plainte pour harcèlement.

Parallèlement, devant remettre son mémoire de fin d’études, elle découvre que l’administrateur-délégué en sera le troisième relecteur et s’en inquiète, exposant dans un courriel avoir des problèmes professionnels avec lui et être en incapacité de travail suite à ceux-ci.

Informé de la teneur du courriel adressé à son directeur de mémoire, l’administrateur-délégué réagit et invite l’intéressée à confirmer ou infirmer les éléments qu’elle a dénoncés (menaces de licenciement, existence d’une procédure judiciaire, objectivation des faits par la médecine du travail, …). L’institution saisit alors officiellement le conseil de la demanderesse, précisant que la réponse qui est attendue d’elle doit être donnée « dans des délais qui permettent d’éviter le cas échéant une rupture du contrat pour motif grave », s’agissant de propos calomnieux.

Le licenciement pour motif grave intervient, dans la foulée, les explications données quant à celui-ci étant particulièrement détaillées et portant sur les relations depuis septembre 2017.

Une procédure est introduite devant le tribunal du travail de Liège.

La demanderesse considère que la procédure de licenciement est irrégulière, et ce vu la violation du secret de la correspondance (notamment l’article 124 de la loi du 13 juin 2005), le non-respect des délais, ainsi qu’un abus par détournement de pouvoir. Sans contester que l’administrateur-délégué ait la qualité pour procéder au licenciement, l’intéressée fait état d’un conflit d’intérêts entre la personne morale (employeur) et la personne physique par laquelle elle agit (son administrateur-délégué), celui-ci ayant ainsi commis un abus de pouvoir et réglant un compte personnel sous sa signature d’administrateur-délégué.

La décision du tribunal

Le tribunal procède au rappel des règles sur la notion de motif grave d’abord, le double délai de trois jours ensuite, règles qu’il applique aux faits exposés.

Sur la question de l’auteur du licenciement, il considère que la question n’est pas à régler dans le cadre de la compétence de l’intéressé pour licencier. Ceci ne peut en effet invalider la notification de la rupture, même si cet élément devra intervenir dans l’appréciation de la gravité des motifs.

Pour ce qui est du (non) respect des délais, cet argument est repoussé, le tribunal considérant que la preuve du respect de ceux-ci est apportée à suffisance.

Par ailleurs, sur le courriel litigieux, étant le courriel qui n’était pas destiné à l’administrateur-délégué mais dont ce dernier a pris connaissance, l’intéressée considère que la production de celui-ci est illégale vu l’article 124 de la loi du 13 juin 2005. Pour le tribunal cependant si les correspondances électroniques bénéficient d’un certain degré de protection, l’inviolabilité de la correspondance telle que garantie par la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme ne protège que les courriers confiés à la poste. Le tribunal renvoie à cet égard à un arrêt de la cour du travail de Liège du 17 novembre 2015 (C. trav. Liège (division Namur), 17 novembre 2015, R.G. 2014/AN/15).

Il cite également notamment l’arrêt de la Cour de Cassation du 22 avril 2015 (Cass., 2 avril 2015, P.14.1462.F.), selon lequel aucune disposition légale ne s’oppose à la production d’un courrier électronique régulièrement reçu par son destinataire et communiqué à la justice à des fins de preuve, ainsi qu’un précédent du 10 novembre 2008 (Cass. 10 novembre 2008), S.06.0029.F), selon lequel si une partie entend produire en justice une lettre missive qui ne lui est pas destinée, il lui appartient de faire la preuve qu’elle est régulièrement entrée en sa possession. Il n’y a pas lieu d’écarter ce mail des débats, vu l’absence de violation d’une disposition légale.

Pour ce qui est, enfin, des faits eux-mêmes, il va retenir que les faits dénoncés ne sont pas faux mais largement exagérés et que, si ceux-ci peuvent constituer une faute, ils ne concernent nullement l’employeur mais bien la personne de l’administrateur-délégué.

Partant de la considération que, dans le cadre d’un contexte de plainte pour harcèlement, le niveau de publicité donné est des plus déterminants, il estime que la communication faite n’était pas en l’espèce illégitime, le but étant compréhensible (changer de lecteur de mémoire) dans un cadre académique restreint. La faute est dès lors considérée comme étant compréhensible vu le contexte, le S.P.M.T. ayant par ailleurs pu mener sa tâche à bien et proposer des solutions. Le motif grave est dès lors rejeté.

Sur le plan de l’indemnisation, le tribunal accorde non seulement l’indemnité de rupture mais également ses « accessoires immédiats » qui sont la prime de fin d’année, la prime d’attractivité ainsi que la rémunération des jours fériés se situant dans les trente jours suivant la rupture (article 14 de l’arrêté royal du 18 avril 1974).

Il prononce dès lors une condamnation pour ces postes (mettant l’affaire en continuation pour des questions plus factuelles).

Intérêt de la décision

Dans ce jugement, le tribunal renvoie à un arrêt de la cour du travail de Bruxelles du 7 avril 2001 (C. trav. Bruxelles, 7 avril 2011, R.G. 2010/AB/22 – précédemment commenté).

Cette décision portait essentiellement sur les conditions de production en justice d’un courriel.
La cour du travail y avait rappelé que ne rentrent pas dans la définition de correspondance les envois par courriels, et ce compte-tenu de leur mode de transmission, renvoyant à un arrêt de la cour du travail de Liège du 23 mars 2004 (C. trav. Liège (section Namur), 23 mars 2004, R.R.D., 2004, p. 73) selon lequel il courrier qui serait remis en main propre de son destinataire ne doit pas être qualifié de lettre missive, celle-ci étant certes protégée mais sur la base des principes de droit privé liés au respect de la vie privée.

Il faut dès lors retenir que pour autant qu’une lettre missive n’ait pas été qualifiée de confidentielle, le tiers peut la produire si le destinataire la lui a cédée ou encore s’il ne se l’est pas procurée par des moyens illicites.


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