Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 15 octobre 2021, R.G. 20/1.805/A
Mis en ligne le jeudi 12 mai 2022
Tribunal du travail de Liège (division Liège), 15 octobre 2021, R.G. 20/1.805/A
Terra Laboris
Par jugement du 15 octobre 2021, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) admet que constitue une « raison légitime » au sens de l’article 10 de la loi du 3 juillet 1978 autorisant la succession de contrats à durée déterminée l’hypothèse où l’employeur ne perçoit qu’un seul subside, qui lui permet d’engager du personnel pour effectuer une seule activité (en l’occurrence entretien d’un jardin botanique communal).
Les faits
Un ouvrier a été engagé par une A.S.B.L. dans le cadre d’un contrat à durée déterminée en 2016 (contrat du 18 juillet au 31 décembre). L’A.S.B.L. est active dans le domaine de l’environnement et organise des rencontres, des journées d’études et des colloques, notamment.
Elle s’est vu attribuer depuis le 1er janvier 2014 un marché de services par la Région wallonne, et ce afin de valoriser les serres du jardin botanique local. L’ouvrier est engagé en qualité d’aide-jardinier et d’assistant pédagogique. Après le premier contrat, quatre autres furent signés, successivement, d’une durée variable (dix mois, un an, trois mois et trois mois).
La relation contractuelle s’arrête à l’issue du dernier de ces contrats, l’employeur faisant valoir une mésentente avec d’autres membres du personnel.
L’ouvrier introduit une procédure, considérant que l’ensemble des contrats conclus entre parties est un seul contrat à durée indéterminée et qu’il a droit à une indemnité de rupture.
Position des parties devant le tribunal
Pour le demandeur, il n’y a aucune raison légitime à la succession des contrats à durée déterminée. Il estime ne pas devoir supporter personnellement le risque du non-renouvellement, eu égard à l’absence d’attribution du budget.
Pour l’A.S.B.L., les raisons légitimes sont bel et bien présentes, résidant dans l’attribution de ce budget par la Région wallonne, budget relatif à la mission de valorisation du patrimoine végétal.
Elle fait valoir que l’engagement de l’intéressé était à chaque fois conditionné par l’attribution d’un nouveau marché de services. En conséquence, le recours aux contrats à durée déterminée était justifié, à défaut de certitude quant à l’obtention de ressources financières.
La décision du tribunal
Les articles 10 et 10bis de la loi sont rappelés, l’article 10 prévoyant que les contrats successifs à durée déterminée peuvent être justifiés par la nature du travail ou par d’autres raisons légitimes et l’article 10bis prévoyant d’autres dérogations liées au nombre de contrats (quatre), à leur durée respective (trois mois minimum), ainsi qu’à la durée totale (deux ans maximum), une autre hypothèse étant prévue par le texte, avec accord préalable du fonctionnaire désigné par le Roi.
Le tribunal rappelle que la mesure est prévue afin de prévenir les travailleurs du risque d’abus que peut entraîner la succession de tels contrats, s’agissant également de favoriser la stabilité de l’emploi.
Au niveau européen, l’accord-cadre figurant en annexe de la Directive n° 1999/70 du 29 juin 1999 reprend les mêmes garanties, s’agissant de prévenir les abus. L’accord-cadre fixe comme motif pouvant être invoqué l’existence de raisons objectives justifiant le renouvellement, ainsi que l’obligation pour les Etats de légiférer sur la durée maximale totale des contrats ainsi que sur le nombre de renouvellements autorisés.
Renvoi est fait à l’arrêt ADENELER (C.J.U.E., 4 juillet 2006, Aff. n° C-212/04, EU:C:2006:443), où cette notion de raisons objectives a été précisée, étant qu’elle vise des circonstances précises et concrètes, caractérisant une activité déterminée, qui peuvent résulter de la nature juridique particulière des tâches, des caractéristiques inhérentes à celles-ci ou de la poursuite d’un objectif légitime de politique sociale. D’autres décisions sont également invoquées à cet égard, dont les arrêts MASCOLO (C.J.U.E., 26 novembre 2014, Aff. n° C-22/13, C-61/13, C-63/13 et C-418/13, EU:C:2014:2401), COMMISSION c/ LUXEMBOURG (C.J.U.E., 26 février 2015, Aff. n° C-238/14, EU:C:2015:128) et PÉREZ LÓPEZ (C.J.U.E., 14 septembre 2016 Aff. n° C-16/15, EU:C:2016:679).
Sur le plan de la sanction, la Cour de Justice a indiqué dans son arrêt du 11 février 2021 (C.J.U.E., 11 février 2021, Aff. n° C-760/18, EU:C:2021:113) que les juridictions nationales sont tenues de donner aux dispositions pertinentes de droit interne, dans toute la mesure du possible et lorsque l’utilisation abusive de contrats de travail à durée déterminée successifs a eu lieu, une application à même de sanctionner dûment cet abus et d’effacer les conséquences de la violation du droit de l’Union.
Dans la mesure où, en droit interne, la notion de « raisons légitimes » n’est pas définie et que seuls sont repris quelques exemples dans les travaux préparatoires, il appartient aux cours et tribunaux d’en établir les contours, et ce à la lumière du droit européen. C’est dès lors le but poursuivi et le contexte de la clause (éviter des abus et assurer la pérennité de l’emploi) qui doivent guider l’examen.
Il est dans ce cadre régulièrement admis en jurisprudence que, lorsque la source de financement est essentielle pour l’engagement du travailleur, la conclusion de contrats successifs à durée déterminée peut être validée, tout particulièrement sur la question de l’octroi de subsides. Et le tribunal de renvoyer ici à plusieurs arrêts de la Cour du travail de Liège (C. trav. Liège, 14 novembre 2018, R.G. 2017/AL/739, C. trav. Liège (div. Namur), 14 octobre 2004, R.G. 7.340/03 et C. trav. Liège, 20 novembre 2000, J.T.T., 2001, p. 309) ainsi qu’à un jugement du Tribunal du travail de Malines (Trib. trav. Malines, 8 septembre 2009, R.G. 08/954/A).
Le tribunal procède en conséquence à l’examen comparé des durées du contrat et de celle des marchés de services et constate une coïncidence dans les dates. Reste à savoir si les deux doivent être liés et si l’octroi des marchés publics peut justifier la conclusion de contrats successifs. L’A.S.B.L. expose qu’elle ne dispose pas d’autres sources de financement et qu’elle se consacre exclusivement à la mission confiée par la Région wallonne, étant la gestion de ce jardin botanique.
Il en ressort pour le tribunal que, sans le subside, l’engagement n’aurait pas pu intervenir et que la décision est légalement justifiée.
Au travailleur qui fait encore valoir que le motif du non-renouvellement n’est pas l’absence de subsides mais des griefs personnels, le tribunal répond que les motifs invoqués ne peuvent avoir pour effet de remettre en cause la légalité du système contractuel concerné et qu’il ne s’agit pas d’apprécier la validité de la succession du contrat au regard des circonstances de la rupture. Le critère est la légitimité des raisons qui sous-tendent cette succession.
Intérêt de la décision
Le tribunal relève dans ce jugement une légère différence de qualification en droit belge et en droit européen quant aux justifications possibles au niveau des motifs à invoquer par l’employeur permettant d’admettre la licéité de contrats successifs. Le droit belge renvoie à la notion de « raisons légitimes », sans les définir autrement, et l’accord-cadre fait état de « raisons objectives ».
La jurisprudence rendue en matière de subside n’est pas rare et le tribunal retient ici particulièrement pour sa motivation un jugement du Tribunal du travail de Malines du 8 septembre 2009 (R.G. 08/954/A). Le tribunal y a statué également eu égard à l’accord-cadre du 18 mars 1999 et à la jurisprudence de la Cour de Justice. Il s’agissait, dans ce jugement, d’une éducatrice ayant pour tâche l’encadrement d’enfants. Le tribunal a rappelé, outre un arrêt de la Cour de cassation du 2 décembre 2002 (Cass., 2 décembre 2002, J.T.T., 2003, p. 404), que, par « raisons objectives », il faut entendre, au sens du droit européen, des circonstances précises et concrètes caractérisant une activité déterminée de manière qu’elle justifie que, dans un contexte déterminé, il puisse être fait recours à la succession de ces contrats. Sont visées la nature particulière des tâches, pour lesquelles de tels contrats sont conclus, ainsi que des caractéristiques inhérentes à ceux-ci, ou éventuellement la poursuite d’un objectif raisonnable en matière de gestion sociale.
Le tribunal a conclu dans l’espèce tranchée ici que les contrats étaient intervenus dans le cadre de projets spécifiques qui ne pouvaient être menés à bien par l’A.S.B.L. que par l’octroi des subsides perçus, étant que, sans cet octroi, les contrats ne pouvaient être conclus. Une telle situation constitue une raison légitime.
Les éléments de fait relevés dans le jugement concordent, s’agissant d’une seule activité exercée par l’employeur, activité à objet non lucratif et pour laquelle elle recevait un seul subside. La raison légitime est rencontrée, l’éventualité d’abus étant, dans les éléments analysés, manifestement exclue.
L’on notera encore que le tribunal a rejeté que puisse intervenir dans l’examen de la validité du recours à ces contrats successifs le motif pour lequel il a été mis fin à la collaboration, étant en l’espèce pour des motifs liés à la personne du travailleur. Le motif du non-renouvellement n’intervient pas dans l’appréciation de l’existence de raisons légitimes permettant de recourir à cette succession de contrats.