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Port de signes convictionnels : la Cour constitutionnelle et la Cour de Justice interrogées

Commentaire de Prés. Trib. trav. Liège (réf.), 24 février 2022, R.F. 21/27/C

Mis en ligne le lundi 29 août 2022


Président du Tribunal du travail de Liège (référé), 24 février 2022, R.F. 21/27/C

Terra Laboris

Dans une ordonnance du 24 février 2022, le Président du Tribunal du travail de Liège interroge la Cour constitutionnelle ainsi que la Cour de Justice à propos du port de signes convictionnels dans une administration publique, étant notamment précisé à destination de la Cour de Justice que l’interdiction en cause touche une majorité de femmes et est dès lors susceptible de constituer une discrimination déguisée en fonction du genre.

Les faits

Une agente communale contractuelle de la région liégeoise a exercé ses fonctions pendant plusieurs années sans arborer de signes convictionnels.

Informé en février 2021 de l’intention de l’intéressée d’arborer un tel signe, le Collège communal prend une décision longuement motivée relative au port ostentatoire de signes convictionnels dans l’exercice de l’activité professionnelle. Dans celle-ci, il est fait interdiction à l’intéressée d’y recourir, et ce dans l’attente de l’établissement d’une réglementation générale. La délibération précise que, si l’intéressée entend remettre cette décision en cause, il lui appartient, dans le respect du privilège du préalable, de la respecter et que, s’agissant d’une question intéressant les libertés publiques, elle pourra être entendue par le Collège, avec son conseil en ses moyens de défense, si elle estime ne pas pouvoir accepter que la décision lui soit applicable jusqu’à l’adoption de la réglementation générale.

L’intéressée conteste, suite à quoi elle est entendue par le Collège communal, en présence de son conseil.

Une nouvelle décision est alors adoptée, longuement motivée. En substance, elle considère que le principe selon lequel les agents de l’administration communale sont tenus de s’abstenir de manifester, par des signes extérieurs, leurs convictions idéologiques, religieuses et philosophiques, s’inscrit dans la volonté d’affirmer la valeur fondamentale de neutralité du service public. Elle expose que le principe d’impartialité, qui est d’ordre public, le principe de neutralité et l’article 9 du règlement de travail permettent de poser la règle d’interdiction générale du port de signes convictionnels au sein de l’administration. Est cependant précisé qu’une décision a également été prise de mener une réflexion sur la nécessité de préciser plus nettement ces principes dans le règlement de travail.

Pour ce qui est de l’employée elle-même, la décision poursuit que la structure même des locaux implique que des administrés fréquentent les couloirs du bâtiment et que, indépendamment des cas où elle représente l’autorité et où elle est en contact direct avec des personnes tierces à l’administration, elle est susceptible à tout moment de croiser un administré.

En conclusion, l’interdiction d’arborer des signes convictionnels dans l’exercice de l’activité professionnelle est imposée, et ce jusqu’à l’adoption de la réglementation générale annoncée.

Suite à cette décision, UNIA rencontre le Collège communal afin d’évoquer le dossier et, de manière plus générale, le cadre juridique s’appliquant au principe de la liberté religieuse.

Le règlement communal, qui contenait des dispositions relatives au devoir de réserve et à l’interdiction de toute forme de propagande, est modifié, et ce selon la Commune pour des motifs de clarté, afin de mettre fin à toute polémique, le port ostensible de signes religieux n’étant pas textuellement et expressément visé. La modification intervenue fait l’objet d’un protocole d’accord avec les délégations syndicales.

Suite à cette modification, une procédure en référé est engagée par l’intéressée devant le Président du Tribunal de première instance de Liège, aux fins de constater que sa liberté de religion a été violée et d’écarter les décisions intervenues, ainsi que de condamner le Collège à s’abstenir de prendre toute décision individuelle interdisant le port d’un signe convictionnel sur le lieu du travail, sur la base des règles existantes au jour de la signification de l’ordonnance à intervenir, et ce avec astreinte. Cette action est rejetée par une ordonnance du 4 mai 2021 au motif que, prima facie, le Collège communal ne semble pas avoir commis une voie de fait en adoptant la décision en cause. Elle acquiesce à cette décision, tout en introduisant cependant, devant le tribunal de première instance, une demande de dommages et intérêts sur pied de l’article 1382 du Code civil.

Parallèlement, des demandes en suspension et en annulation sont introduites devant le Conseil d’Etat (non contre le règlement de travail). Le Premier Auditeur du Conseil d’Etat conclut dans ses rapports sur la demande en suspension au rejet de celle-ci et l’intéressée se désiste de ces recours (désistement qu’elle expliquera dans ses conclusions comme motivé par des raisons financières).

Trois semaines après l’ordonnance du Président du Tribunal de Première instance de Liège (et avant son désistement), elle introduit cependant une action en cessation devant le Président du Tribunal du travail de Liège. Elle considère qu’il y a discrimination fondée sur la religion et sur le genre et demande de constater la nullité des décisions intervenues ainsi que de donner injonction à la Commune de ne plus commettre une telle discrimination, ce qui implique de mettre fin à sa politique de neutralité exclusive, sous peine d’astreinte. Elle sollicite une indemnité équivalant à six mois de salaire brut.

La Commune demande à titre principal au président du tribunal de déclarer l’action non fondée et, à titre subsidiaire, de poser à la Cour constitutionnelle deux questions, ainsi qu’une autre à la Cour de Justice de l’Union européenne.

La décision du président du tribunal

Dans un préambule, l’ordonnance précise que le cadre relatif au degré de neutralité de l’Etat belge et de ses autorités et services publics devrait être précisé par le législateur fédéral.

Après le rappel du texte légal, l’ordonnance examine ensuite si existe une distinction directe ou indirecte ou une discrimination directe ou indirecte sur la base d’un signe convictionnel.

Sur la première décision prise, examinant les fonctions de l’intéressée (qui étaient essentiellement de back office, sans relations avec les usagers du service public), il est conclu à l’existence d’une discrimination directe qui n’est pas justifiée par des exigences professionnelles essentielles et déterminantes et qui ne l’est pas davantage par un but légitime pour lequel les moyens de réaliser celui-ci seraient appropriés et nécessaires. Sur la deuxième décision (étant ainsi examinées les deux décisions individuelles), la conclusion est identique.

Sur le règlement de travail, acte administratif à portée collective, l’ordonnance constate que la Commune a fait le choix de la neutralité exclusive. Pour la demanderesse, celui-ci constitue également une discrimination directe non susceptible de justification, position contestée par l’employeur public. Le président du tribunal ne retient pas l’existence d’une discrimination directe mais conclut (suivant l’enseignement de la jurisprudence ACHBITA de la Cour de Justice) qu’en apparence le règlement constitue une discrimination indirecte, la disposition imposant la neutralité exclusive étant effectivement apparemment neutre tant au niveau du critère protégé des convictions religieuses qu’au niveau du critère protégé du genre, mais la question se posant de savoir si c’est plus qu’une apparence si on la confronte à la réalité du terrain.

S’agissant de fonctions sans relation avec les usagers du service public, la discrimination indirecte apparente n’est pas justifiée par un but légitime, d’autant que l’intéressée soutient avoir été traitée de façon différenciée de ses collègues et dépose des documents à partir desquels le président du tribunal considère qu’elle apporte des éléments probatoires suffisants, constituant des présomptions graves, précises et concordantes.

Il poursuit que, dans son arrêt WABE, la Cour de Justice a examiné la question d’un règlement de travail dans une entreprise privée et a fait la distinction entre l’interdiction de tout signe convictionnel et l’interdiction des signes convictionnels ostentatoires et de grande taille. Se pose ainsi la question de savoir si, lorsque l’employée travaille en back office, elle peut être autorisée à porter un signe convictionnel visible dans un esprit de liberté, de tolérance et d’émancipation, tout comme ses collègues d’autres convictions religieuses ou philosophiques.

La réponse donnée est positive. L’application stricte de l’article 9 du règlement de travail (nouveau) est écartée provisoirement. Le port du foulard en back office (et a fortiori en télétravail) est autorisé, mais non lors des contacts avec les usagers et quand l’employée exerce une fonction d’autorité (chef de bureau).

Statuant sur une apparence de droit, le président du tribunal conclut également que les questions préjudicielles proposées par la Commune sont pertinentes et justifiées. Il interroge dès lors la Cour constitutionnelle et la Cour de Justice, comme demandé.

La Cour constitutionnelle se voit poser trois questions, la première étant relative aux articles 4 et 5 de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination et sur les articles 4 et 5 du Décret wallon du 6 novembre 2008 relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination, les deux dernières aux articles L1122-32 et L1123-23 du Code de la démocratie locale et de la décentralisation, ainsi qu’à la loi du 8 avril 1965 instituant les règlements de travail.

La Cour de Justice est interrogée sur l’article 2, § 2, sous a) et sous b), de la Directive n° 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail. La question posée est de savoir si ces dispositions autorisent une administration publique à organiser un environnement administratif totalement neutre et, partant, à interdire le port de signes convictionnels à l’ensemble des membres du personnel, qu’ils soient ou non en contact direct avec le public, même si cette interdiction neutre semble toucher une majorité de femmes et est donc susceptible de constituer une discrimination déguisée en fonction du genre.

Intérêt de la décision

La question du port du voile a fait l’objet de nombreuses interventions du pouvoir judiciaire, et ce tant sur le plan national qu’au niveau de la Cour de Justice.

Les affaires les plus célèbres ont été jugées par la Cour de Justice le 14 mars 2017 (C.J.U.E., 14 mars 2017, Aff. n° C-157/15, ACHBITA et CENTRUM VOOR GELIJKHEID VAN KANSEN EN VOOR RACISMEBESTRIJDING c/ G4S SECURE SOLUTIONS N.V., ainsi que C.J.U.E., 14 mars 2017, Aff. n° C-188/15 (BOUGNAOUI et ASSOCIATION DE DEFENSE DES DROITS DE L’HOMME (A.D.D.H.) c/ MICROPOLE S.A.).

La Cour de Justice est encore intervenue sur la question (en Grande Chambre) le 15 juillet 2021 (C.J.U.E., 15 juillet 2021, Aff. jointes n° C-804/18, IX c/ WABE eV et C-341/19, MH MÜLLER HANDELS GMBH c/ MJ). Elle y a jugé en substance qu’une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou les convictions, découlant d’une règle interne d’une entreprise interdisant aux travailleurs de porter tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail, est susceptible d’être justifiée par la volonté de l’employeur de poursuivre une politique de neutralité politique, philosophique et religieuse à l’égard des clients ou des usagers, pour autant,

  • que cette politique réponde à un besoin véritable de cet employeur, qu’il incombe à ce dernier d’établir en prenant notamment en considération les attentes légitimes desdits clients ou usagers ainsi que les conséquences défavorables qu’il subirait en l’absence d’une telle politique (compte tenu de la nature de ses activités ou du contexte dans lequel celles-ci s’inscrivent),
  • que cette différence de traitement soit apte à assurer la bonne application de cette politique de neutralité (ce qui suppose que cette politique soit suivie de manière cohérente et systématique) et,
  • que cette interdiction soit limitée au strict nécessaire au regard de l’ampleur et de la gravité réelles des conséquences défavorables que l’employeur cherche à éviter.

Rappelons que cet arrêt concerne le secteur privé.

L’arrêt attendu suite aux questions posées dans l’ordonnance commentée ne manquera dès lors pas d’intérêt.


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