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Représentant de commerce : conditions du droit à l’indemnité d’éviction

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Verviers), 8 juin 2022, R.G. 21/293/A

Mis en ligne le jeudi 12 janvier 2023


Dans un jugement du 8 juin 2022, le Tribunal du travail de Liège (division Verviers) rappelle l’enseignement de la Cour de cassation : il y a présomption légale d’apport de clientèle dès lors que figure dans le contrat une clause de non-concurrence, et ce même si celle-ci n’est pas valide.

Les faits

Un employé, engagé comme directeur commercial en 2014 par une société active dans le domaine de la construction (commercialisation de matériaux de construction), est licencié en novembre 2020 moyennant paiement d’une indemnité compensatoire de préavis. Des discussions interviennent entre les parties suite à la rupture, le conseil de l’employé demandant, notamment, le paiement d’une indemnité d’éviction, et ce outre la correction de l’indemnité de rupture elle-même, qui ne tient selon lui pas compte de l’ensemble des avantages de toute nature (usage d’un véhicule ainsi que d’un GSM, abonnements fixe et internet, PC et tablette).

Une procédure a finalement été introduite, la situation n’étant pas réglée.

Dans le cadre de la demande introduite, figure en sus la demande d’amende civile prévue dans le cadre de la C.C.T. n° 109.

La décision du tribunal

Le tribunal règle rapidement la question du complément d’indemnité compensatoire de préavis, s’agissant de déterminer la valeur des avantages en cause.

Il s’attache plus longuement à la question de l’indemnité d’éviction, dans la mesure où le travailleur réclame le statut de représentant de commerce. Le tribunal rappelle les conditions de débition de cette indemnité, soulignant qu’il faut un apport de clientèle. Celui-ci peut viser plusieurs situations, étant (i) que le travailleur peut apporter des clients de son employeur précédent ou ses propres clients à son employeur actuel, (ii) qu’il peut créer une clientèle, étant que de nouveaux clients qui n’avaient pas été visités auparavant sont apportés à l’employeur, (iii) qu’il peut vendre auprès de la clientèle existante des produits nouveaux ou (iv) qu’il peut étendre la clientèle existante en augmentant le chiffre d’affaires que l’employeur réalisait déjà avec ces clients.

L’apport de clientèle doit être suffisant, le tribunal renvoyant à la jurisprudence de la Cour de cassation dans un arrêt du 24 mars 1986 (Cass., 24 mars 1986, n° 5.087). Ceci signifie qu’il doit être constitué d’un ensemble de clients s’adressant régulièrement à l’entreprise.

Sont encore rappelés les effets de la clause de non-concurrence sur l’existence de l’apport de clientèle ainsi que la question du préjudice, dont l’absence peut être établie par l’employeur. Le tribunal souligne à cet égard que cette absence doit être prouvée avec certitude, s’agissant d’établir soit qu’une partie substantielle de la clientèle a suivi immédiatement le représentant de commerce, soit qu’il n’a pas pu ou pas eu l’intention de reprendre une activité comme telle, soit encore qu’il continue à visiter cette clientèle dans le même secteur pour lui proposer un même produit.

La question est dès lors de savoir si l’employé avait en l’espèce cette qualité.

Figure dans le contrat une clause de non-concurrence. Celle-ci est de nature à accréditer plutôt la thèse du travailleur, le tribunal rappelant également les tâches du « directeur commercial » telles que listées dans le contrat de travail. Il s’agit, selon celui-ci, de représenter et de vendre au nom, pour compte et sous l’autorité de l’employeur des articles ou produits de la société auprès de la clientèle, ainsi que de visiter la clientèle existante et de prospecter la nouvelle.

L’employeur fait cependant valoir que la fonction de directeur commercial était plus large et que l’employé avait d’autres activités. Le tribunal renvoie dès lors au régime de la preuve sur cette question, rappelant que l’article 8.4. du nouveau Livre VIII du Code civil impose à toutes les parties de collaborer à l’administration de la preuve. A cet égard, des éléments de fait sont retenus, dont notamment l’obligation de remettre des rapports de visites ainsi que des prévisions, le tout étant discuté dans des échanges de courriels. Il rejette comme non pertinents certains éléments avancés par l’employeur, s’agissant du grand nombre de kilomètres parcourus (à des fins privées ou professionnelles), du caractère fixe de la rémunération (ce qui n’est pas exclusif d’un contrat de représentant de commerce, la possibilité étant expressément prévue à l’article 89 de la loi du 3 juillet 1978), ainsi que de celui de l’horaire de travail.

Reste encore à déterminer s’il y a eu apport de clientèle. La clause de non-concurrence est détaillée mais ne prévoit pas une zone géographique déterminée. L’employeur en conclut qu’elle n’est pas valable et qu’il appartient dès lors au demandeur d’établir l’apport de clientèle.

Le tribunal rappelle qu’il n’y a pas lieu de vérifier la validité de la clause, la présomption établie sur la base de celle-ci n’étant pas influencée par sa nullité éventuelle. Il renvoie ici à diverses décisions de jurisprudence, pointant l’arrêt de la Cour de cassation du 19 mars 2018 (Cass., 19 mars 2018, n° S.16.0075.F). La présomption est en effet instituée en faveur du représentant de commerce, qui ne doit pas supporter les effets d’une clause de non-concurrence que l’employeur aurait lui-même rédigée en contravention avec la loi. En conséquence, l’employeur ne peut quant à lui se prévaloir de la clause entachée d’une nullité relative pour invoquer l’absence de présomption d’apport de clientèle. Le renvoi ici est fait à la doctrine de B. GRAULICH et G. NINANE (B. GRAULICH et G. NINANE, « Les représentants de commerce », G.S.P., titre VI, chapitre I, partie I, Kluwer, n° 2830).

Le travailleur faisant état de l’apport d’une quarantaine de nouveaux clients, dont il dépose la liste, le tribunal poursuit que, si l’employeur souhaite renverser la présomption, il doit déposer la liste des clients ayant passé commande avant et pendant l’engagement du représentant ainsi que son chiffre d’affaires. La société a entrepris d’établir ceci et elle dépose une liste, dont elle estime qu’elle permet de conclure à l’absence d’apport de clientèle : celle-ci est partie et n’est pas restée acquise après le licenciement de l’intéressé, situation qui empêche la possibilité de commandes futures. Le tribunal rappelle que ce qu’il doit vérifier est l’apport de clientèle pendant l’exercice de ses fonctions et que cet apport doit être suffisant et être constitué d’un ensemble de clients s’adressant régulièrement à l’entreprise, conformément à l’enseignement de la Cour de cassation ci-dessus. Il identifie, dans les clients, un premier groupe constitué de quatorze entreprises déjà clientes avant que le demandeur ne commence à travailler et relève que, pour plusieurs d’entre elles, le chiffre d’affaires était déjà important avant l’engagement. Ce chiffre d’affaires est cependant en nette augmentation depuis celui-ci, le tribunal reprenant les clients l’un après l’autre. Il en conclut qu’il y a extension de la clientèle existante par augmentation du chiffre d’affaires. Ceci constitue déjà un apport de clientèle, et ce d’autant plus lorsque les clients n’ont plus passé de commande depuis un certain temps et qu’ils ont à nouveau commandé à l’entreprise après avoir reçu la visite du représentant.

Un deuxième groupe de clients vise des sociétés qui n’avaient jamais passé commande avant l’arrivée du demandeur. Si vingt-et-une entreprises n’ont plus passé de commande après le départ de celui-ci, cette circonstance est indifférente, les relations entre les clients apportés à la firme et celle-ci après le départ du représentant étant sans incidence sur la notion d’apport de clientèle.

Le tribunal rappelle encore un autre arrêt de la Cour de cassation (Cass., 14 décembre 1967, Pas., 1968, p. 503), selon lequel le droit du représentant de commerce à une indemnité d’éviction n’est pas subordonné à la preuve par ce représentant que la clientèle apportée est restée acquise à l’employeur après la cessation du contrat. Cette règle a été rappelée récemment en doctrine (voir V. NEUPREZ et W. VAN EECKHOUTTE, Compendium social – Droit du travail, Wolters Kluwer, 2021-2022, p. 2983). Il y a dès lors apport et la société doit démontrer l’absence de préjudice, eu égard à la présomption légale découlant de la clause de non-concurrence.

Comme l’ont également précisé B. GRAULICH et G. NINANE (voir ci-dessus), le fait que les clients apportés par le représentant n’ont plus commandé depuis son départ n’est pas suffisant pour établir l’absence de préjudice car la clientèle peut être perdue pour les deux parties. L’employeur pourrait encore établir que l’employé a choisi de ne plus exercer une activité de représentant de commerce et que ce choix est totalement indépendant de la rupture du contrat qui lui a été imposée. Cette preuve n’est pas apportée.

L’indemnité d’éviction est dès lors due.

Il en va de même de l’amende civile correspondant à deux semaines de rémunération, la société n’ayant pas répondu à l’employé par voie recommandée dans les deux mois de sa demande et n’ayant pas davantage communiqué les motifs du licenciement spontanément avant celle-ci.

Enfin, quant au motif lui-même, le tribunal constate qu’il y avait des nécessités du fonctionnement de l’entreprise, le nombre d’affaires conclues par l’intéressé ayant commencé à diminuer l’année avant son licenciement et étant bien inférieur au chiffre d’affaires de ses deux collègues. Pour le tribunal, le choix de licencier est une alternative de gestion d’un employeur normal et raisonnable.

Intérêt de la décision

Ce jugement reprend très utilement la notion d’apport de clientèle ainsi que les effets d’une clause de non-concurrence sur le droit à l’indemnité d’éviction.

L’on soulignera plus particulièrement l’arrêt de la Cour de cassation du 19 mars 2018 (Cass., 19 mars 2018, n° S.16.0075.F – précédemment commenté), arrêt statuant sur la question de la présomption d’apport de clientèle en cas de nullité de la clause de non-concurrence. La Cour ayant rappelé dans celui-ci qu’aux termes de l’article 105 de la loi du 3 juillet 1978, cette clause crée en faveur du représentant de commerce une présomption d’avoir apporté une clientèle et que la circonstance qu’une telle clause ne satisfasse pas aux conditions légales de validité relatives à la durée d’application et aux activités prohibées ne porte pas atteinte à cette présomption.

Rappelons qu’était contestée dans l’affaire tranchée par le Tribunal du travail de Liège l’absence de mention relative au secteur géographique.

L’enseignement de la Cour de cassation ne permet donc pas de faire dépendre la présomption de la validité de la clause elle-même. L’on peut encore souligner, avec la doctrine citée dans le jugement (B. GRAULICH et G. NINANE), que la présomption est instituée en faveur du représentant de commerce et que celui-ci ne peut supporter les effets d’une clause que l’employeur aurait lui-même rédigée en contravention avec la loi.


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