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Preuve d’heures supplémentaires

Commentaire de Trib. trav. Hainaut (div. Mons), 28 mars 2022, R.G. 20/72/A

Mis en ligne le mardi 7 février 2023


Tribunal du travail du Hainaut (division Mons), 28 mars 2022, R.G. 20/72/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 28 mars 2022, le Tribunal du travail du Hainaut (division Mons) admet, à propos d’heures supplémentaires dont le paiement est réclamé en justice, que peut être appliqué l’article 8.6 du Livre 8 du nouveau Code civil, relatif à la preuve par vraisemblance.

Les faits

Une employée, au service d’une société pharmaceutique importante, y exerce les fonctions de responsable de secteur depuis le 1er septembre 2014. Quelque mois plus tard, elle réduit son temps de travail, prestant à raison de 90%. Cette réduction du temps de travail, initialement d’un an, est renouvelée et couvre toute l’année 2016. En début de celle-ci, l’intéressée reçoit une nouvelle promotion. Elle tombe en incapacité de travail un peu plus tard.

En mars 2018, son organisme assureur AMI demande un trajet de réintégration. Il est, à l’issue de celui-ci, décidé qu’existe une possibilité pour elle de reprendre à terme le travail convenu et qu’entre temps, un travail adapté ou un autre travail n’est pas possible. La réévaluation de la réintégration intervient en avril 2019 et aboutit à la même décision.

L’employée dépose en janvier 2020 une requête devant le tribunal du travail aux fins d’obtenir le paiement d’heures supplémentaires habituelles, ainsi que pour des soirées scientifiques. Elle demande également des dommages et intérêts et le pécule de vacances sur les heures supplémentaires elles-mêmes.

Position des parties devant le tribunal

L’intéressée expose que son secteur géographique a été progressivement augmenté (à l’inverse des effectifs de la société).

Pour ce qui est du paiement de la rémunération, elle renvoie à l’article 20 de la loi relative aux contrats de travail, ainsi qu’aux articles 3 et 3bis de la loi du 12 avril 1965, 6, § 1er, 2°, de la loi du 8 avril 1965, 38bis de la loi du 16 mars 1971 et 146 du Code pénal social. Elle invoque également l’article 31 de la Charte des droits fondamentaux et la Directive n° 2003/88/CE du 4 novembre 2003.

L’argument développé est que les dispositions légales belges sur la rémunération ne sont effectives que si les prestations de travail sont enregistrées et mesurées. Elle plaide que la vérification du temps de travail presté constitue un droit subjectif dans le chef du travailleur, fondé sur l’article 31 de la Charte ainsi que sur l’interprétation du droit belge conformément au droit européen. Outre que l’employeur n’a pas communiqué les relevés d’enregistrement du travail et a instauré un système de temps partiel irrégulier, elle considère, vu son comportement fautif, qu’il lui revient de démontrer que les heures supplémentaires alléguées n’ont pas été réellement prestées.

A titre subsidiaire, même si la charge de la preuve des heures supplémentaires reposait sur elle-même, elle considère que cette charge est allégée à la vraisemblance des heures prestées, par application de l’article 8.6 du Livre 8 du Code civil. La vraisemblance est en effet démontrée. Vu la charge de travail, elle estime que la moyenne de son temps de travail hebdomadaire est de 57,5 heures, soit cinq journées de 11,5 heures et, pour ce, renvoie aux pièces de son dossier (agenda, etc.).

Subsidiairement, elle demande paiement des arriérés de rémunération, calculés sur la base d’un temps plein en vertu de l’article 171 de la loi-programme du 22 décembre 1989.

Sur les dommages et intérêts, la faute vantée est que l’employeur lui a imposé une quantité de travail excédant ce qui pouvait être fait dans le temps de travail convenu, ce qui constitue une violation des articles 16 et 20 de la loi du 3 juillet 1978, 38bis et 26bis de la loi du 16 mars 1971, ainsi que 5 et 33/2 de celle du 4 août 1996. Elle estime qu’en négligeant les dispositions légales sur le temps de travail et le bien-être au travail, l’employeur a causé une dégradation progressive de son état de santé physique et psychique.

Pour la société, il y a prescription d’une partie de la demande. Elle fait valoir en outre que les directives européennes et leur interprétation n’ont pas d’effet direct horizontal (entre particuliers) et qu’il n’existe pas en droit belge d’obligation pour l’employeur d’instaurer un système permettant de mesurer le temps de travail.

Quant à la charge de la preuve, la société plaide que la demanderesse doit prouver qu’elle a effectué des prestations supplémentaires et que ceci l’a été à la demande ou avec l’autorisation de l’employeur. Le nombre d’heures doit également être établi. Le fait de ne pas réclamer des heures supplémentaires en temps utile entraîne un problème de preuve et peut par ailleurs être considéré comme une renonciation tacite.

La demanderesse ayant la qualité de représentant de commerce, l’employeur souligne encore qu’elle est exclue de la réglementation relative à la durée du travail en vertu de l’article 3, § 3, de la loi du 16 mars 1971 sur le travail.

Elle développe encore des arguments de fait quant à la charge de travail, à l’organisation des visites, etc.

Enfin, elle fait à titre subsidiaire le (re)calcul des heures supplémentaires, mais conteste fermement la faute liée à la surcharge de travail ayant entraîné une souffrance psychosociale.

La décision du tribunal

Le tribunal rappelle les principes en matière de rémunération des heures supplémentaires et notamment pour ce qui est d’heures prestées en plus de l’horaire dans le cadre d’un travail à temps partiel ainsi que pour ce qui est des déplacements entre le domicile et le lieu de travail.

Sur le plan de la preuve, il reprend, au niveau du droit européen d’abord, l’article 31 de la Charte des droits fondamentaux ainsi que l’article 6 de la Directive n° 2003/88/CE relatif à la durée maximale hebdomadaire de travail.

Le tribunal rappelle l’arrêt de la Cour de Justice du 14 mai 2019 (C.J.U.E., 14 mai 2019, Aff. n° C-55/18 (FEDERACIÓN DE SERVICIOS DE COMISIONES OBRERAS c/ DEUTSCHE BANK SAE, EU:C:2019:402). Celle-ci y a jugé qu’une réglementation nationale qui ne prévoit pas l’obligation de recourir à un instrument permettant une détermination objective et fiable du nombre d’heures de travail quotidien et hebdomadaire n’est pas à-même de garantir l’effet utile des droits conférés par l’article 31, § 2, de la Charte et par la Directive elle-même, dans la mesure où elle prive tant les employeurs que les travailleurs de la possibilité de vérifier si ces droits sont respectés et est ainsi susceptible de compromettre l’objectif de la Directive, qui consiste à assurer une meilleure protection de la sécurité et de la santé des travailleurs.

Cette jurisprudence a trouvé un écho au niveau de la Cour du travail de Liège, qui, dans un arrêt du 4 juin 2021 (C. trav. Liège, div. Liège, 4 juin 2021, R.G. 2020/AL/479), a conclu à l’allègement de la charge de la preuve lorsque l’employeur n’a pas établi des feuilles journalières de prestations conformes au prescrit légal (commission paritaire du transport), s’agissant en l’espèce d’un manquement à l’obligation de mettre en place un service objectif, fiable et accessible de mesure du temps effectif de travail de chaque travailleur.

Vient ensuite le rappel des dispositions du nouveau Code civil en son Livre 8, étant les articles 8.1, 14°, 8.4, 8.6, 8.8 et 8.29.

En l’espèce, le tribunal commence par préciser que l’intéressée ne pouvait avoir la qualité de représentant de commerce, dans la mesure où elle visitait des hôpitaux et médecins afin de distribuer et de vendre les produits de la société mais qu’elle ne négociait et ne concluait pas d’affaires avec la clientèle au sens légal. Elle n’est donc pas exclue de la réglementation sur la durée du travail.

S’il n’est pas contesté qu’elle prestait à raison de 90%, vu les avenants signés, son horaire de travail n’est pas précisé et la publicité prévue aux articles 157 à 159 de la loi-programme du 22 décembre 1989 n’existe pas. Vu le non-respect des dispositions légales, le tribunal considère que l’intéressé pourrait à tout le moins prétendre à la rémunération d’un temps plein. Cependant, celle-ci exige davantage, sur la base d’éléments de fait.

Le jugement précise ici que, si celui qui fait valoir une prétention en justice doit apporter la preuve requise, l’article 8.4 du Livre 8 du Code civil requiert une collaboration de toutes les parties à la charge de la preuve, obligation à laquelle la société manque en l’espèce, ne produisant aucun élément relatif aux tâches concrètes confiées à l’intéressée ainsi qu’à leur répartition sur une journée de travail.

Le tribunal constate que le secteur visité était très large et qu’à côté des déplacements et visites, l’intéressée avait un travail administratif à réaliser, dont l’importance n’était pas négligeable.

Il conclut des éléments de fait que celle-ci apporte la preuve par vraisemblance au sens de l’article 8.6 du Code civil qu’elle a effectué des prestations dépassant l’horaire d’un travailleur à temps plein. Vu l’absence de collaboration de l’employeur à la charge de la preuve, il y a lieu d’appliquer la jurisprudence ci-dessus. Quoique, pour les heures supplémentaires « habituelles », le décompte manque de précision (l’employée ayant fondé sa réclamation sur une estimation moyenne en base hebdomadaire), le tribunal considère que l’objet de la demande doit être calculé et déterminé avec plus de précision. Il accepte dès lors le chiffre avancé par l’employeur au cas où des heures supplémentaires seraient dues.

Il fait également droit (tout en réduisant les montants) aux heures supplémentaires pour soirées scientifiques et alloue les pécules de vacances correspondants.

Il rejette la demande de dommages et intérêts au motif que les documents fournis ne permettent pas d’établir avec certitude que, sans la faute de la société (qui est admise), le dommage de l’intéressée ne se serait pas produit.

Intérêt de la décision

L’intérêt du jugement commenté se situe bien évidemment au niveau de la charge de la preuve, le tribunal faisant ici application des nouvelles dispositions du Livre 8 du nouveau Code civil et, particulièrement, de son article 8.6 relatif à la preuve par vraisemblance. Celui-ci dispose que, sans préjudice de l’obligation de toutes les parties de collaborer à l’administration de la preuve, celui qui supporte la charge de la preuve d’un fait négatif peut se contenter d’établir la vraisemblance de ce fait. La même règle vaut pour l’effet positif, dont, par la nature même du fait à prouver, il n’est pas possible ou pas raisonnable d’exiger une preuve certaine.

Le tribunal a rappelé les travaux préparatoires (Projet de loi portant insertion du Livre 8 « La preuve » dans le nouveau Code civil, Doc. parl., Ch., sess. ord., 2018-2019, n° 54-3349/001, p. 16), selon lesquels, si l’on devait parler en pourcentage de certitude, l’on pourrait mentionner 75%, c’est-à-dire qu’il existe des éléments sérieux dans le dossier qui accréditent les allégations et que les alternatives, bien que pas complétement impossibles, n’apparaissent pas vraisemblables.

Cette nouvelle règle allège considérablement les exigences de preuve, eu égard à la règle de la preuve « certaine », preuve généralement à charge de la partie demanderesse. Le tribunal a retenu particulièrement, pour l’application de cette disposition, l’absence de collaboration de la société à l’administration de la preuve.


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