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Cohabitation et récupération d’indemnités dans le secteur AMI

Commentaire de C. trav. Mons, 15 février 2024, R.G. 2023/AM/95

Mis en ligne le vendredi 26 avril 2024


C. trav. Mons, 15 février 2024, R.G. 2023/AM/95

Dans un arrêt du 15 février 2024, la Cour du travail de Mons a jugé que, pour qu’il y ait cohabitation, il faut qu’il y ait vie sous le même toit et mise en commun des ressources du ménage dans le cadre d’un projet en commun ainsi qu’un avantage économique ou financier. Il s’agit de conditions cumulatives. La circonstance qu’une mère de famille héberge (depuis une date d’ailleurs indéterminée) le père de son enfant par crainte de sa violence ne peut suffire à conclure à un tel projet en commun

Les faits

Une jeune mère de famille domiciliée seule avec son bébé de huit mois dépose plainte en octobre 2020 contre le père de l’enfant pour coups et blessures ainsi que vol de sa carte bancaire.

L’historique familial est repris dans le procès-verbal dressé par la zone de police.

Il en ressort que les intéressés sont en couple depuis trois ans, qu’ils vivraient ensemble au domicile de la mère et qu’il y a eu des mésententes régulières vu les addictions du père, qui est violent en paroles et profère régulièrement des menaces.

Les faits litigieux sont repris dans les détails.

La mère précise que le père de son compagnon ne pouvant plus le supporter, ce dernier est « venu vivre chez (elle) ». Elle fait état de coups récents, imputant la dégradation de la relation à la naissance du bébé.

Elle ajoute qu’elle a peur de son compagnon, qu’elle ne veut plus qu’il revienne chez elle et que, le jour même, son beau-père serait venu chercher son compagnon à son domicile pour aller travailler « comme il le fait tous les jours ».

L’Auditeur du travail du Hainaut, à qui les faits ont été dénoncés, transmet le procès-verbal à l’INAMI, qui notifie à la mutuelle que la mère devait être indemnisée au taux cohabitant depuis octobre 2019, étant le début de sa domiciliation à l’adresse (l’enfant étant né en février 2020).

C’est toute la période d’incapacité primaire qui est ainsi visée, soit du 4 octobre 2019 au 3 novembre 2020 ainsi que la période d’invalidité du 4 novembre 2020 au 31 janvier 2021. Est également en cause l’indemnité de maternité du 10 janvier 2020 au 23 avril 2020.

L’indu est de l’ordre de 7000 €.

Rétroactes de la procédure

Un recours est introduit auprès du tribunal du travail du Hainaut (division de Binche).

Devant le tribunal, la mutuelle a introduit une demande reconventionnelle concernant le montant de l’indu.

Après avoir prononcé un jugement de réouverture des débats de 19 mai 2022, le tribunal déboute l’intéressée par jugement du 16 février 2023, accueillant la demande de remboursement de la mutuelle.

L’arrêt de la cour du travail

Après avoir brièvement repris la position des parties, la cour en vient aux principes applicables.

Elle renvoie pour la notion de cohabitation à l’article 225 de l’arrêté royal du 3 juillet 1996 portant exécution de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités coordonnée le 14 juillet 1994. En son paragraphe 4, celui-ci dispose que la preuve de la cohabitation découle des mentions du registre national sauf s’il « ressort d’autres documents probants produits à cet effet que la situation à prendre en considération ne correspond pas ou plus avec (ces) informations ».

La cour aborde ensuite la Convention d’Istanbul du 11 mai 2011, étant la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (convention ratifiée par la Belgique par une loi du 1er mars 2016).

Son article 18 prévoit que les parties signataires s’engagent notamment à prendre les mesures législatives ou autres, nécessaires, conformément à leur droit interne, pour veiller à ce qu’il existe des mécanismes adéquats pour mettre en œuvre une coopération effective entre toutes les agences étatiques pertinentes, y compris les autorités judiciaires, les procureurs, les services répressifs, les autorités locales et régionales ainsi que les O.N.G. et les autres organisations ou entités pertinentes pour la protection et le soutien des victimes et des témoins de toutes les formes de violence couvertes par le champ d’application de la convention.

La Convention d’Istanbul a prévu la mise sur pied d’un groupe d’experts, le GREVIO. Celui-ci, dans son rapport sur la Belgique (2020), a encouragé « vivement » les autorités belges à prendre des mesures adéquates en vue de favoriser davantage la coopération interinstitutionnelle et de s’assurer que les différentes formes de coopération mises en œuvre sont solidement ancrées à une compréhension fondée sur le genre de la violence à l’égard des femmes et de la violence domestique.

Après le rappel de cet avis du groupe d’experts, la cour examine la situation de l’intéressée, se penchant d’abord sur l’existence d’une cohabitation entre les deux parents au cours de l’ensemble de la période litigieuse.

Le dossier repose exclusivement sur les déclarations de l’intéressée et la cour relève que celles-ci ont été effectuées dans un contexte tout à fait spécifique, étant la plainte qu’elle a déposée contre le père de l’enfant pour coups et blessures et vol avec violence. La cour souligne qu’à aucun moment de son audition l’attention de l’intéressée n’a été attirée sur les conséquences potentielles de ses déclarations sur ses droits en matière d’AMI, notant qu’il a été relevé par les autorités de police qu’elle était « en pleurs » et « dans tous ses états ».

La cour rappelle le contexte de l’agression grave et relève que l’INAMI a ouvert un dossier de récupération d’un indu contre la mère alors que la dénonciation faite par l’Auditorat à l’INAMI visait uniquement le père.

Alors que les engagements de la Belgique dans le cadre de la Convention d’Istanbul sont de protéger les femmes contre toutes les formes de violence, notamment en facilitant et encourageant le dépôt de plainte des femmes victimes de violences à l’égard de leurs agresseurs, en empêchant la victimisation secondaire et en améliorant l’autonomisation financière - obligation qui s’étend à toutes les institutions étatiques -, la décision de la mutuelle peut, pour la cour, avoir pour effet de dissuader l’intéressée – ou d’autres victimes – de porter plainte à l’égard de l’auteur de faits de violence vu les répercussions que cette plainte aurait sur leurs droits en matière de prestations sociales.

Elle considère, de l’examen des déclarations faites, que si la mère a déclaré que le couple était « ensemble depuis trois ans », ça n’équivaut pas à une cohabitation, vu qu’il apparaît plutôt qu’elle vit seule avec son bébé. Si elle a affirmé que « pour le moment » le père vivait à son domicile, aucune indication n’est donnée quant à la durée de vie sous le même toit et il y aurait au contraire lieu de retenir une situation temporaire d’autant qu’à diverses reprises elle a signalé qu’elle ne voulait pas qu’il revienne « chez (elle) ».

Pour qu’il y ait cohabitation, il faut qu’il y ait vie sous le même toit et mise en commun des ressources du ménage dans le cadre d’un projet en commun ainsi qu’un avantage économique ou financier. Il s’agit de conditions cumulatives non rencontrées en l’espèce. Les déclarations faites ne sont dès lors pas de nature à établir l’inexactitude de la situation telle qu’elle ressort du registre national.

La vie sous le même toit ne résulte pas d’un projet commun mais est due à la crainte de la violence du père à l’égard de la mère et du bébé. Par ailleurs, aucune indication n’est donnée sur les contributions respectives de chacun aux charges du ménage.

La cour conclut que d’autres interprétations sont possibles que celle retenue par le tribunal et qu’en tout état de cause l’INAMI ne produit aucun document qui permettrait de fixer le début de la cohabitation.

Elle réforme dès lors le jugement et met à néant la décision litigieuse de la mutuelle.

Intérêt de la décision

Même si la cour ne tire pas de conclusions directes quant aux obligations mises à charge de l’État belge par la Convention d’Istanbul, elle souligne les conclusions du GREVIO dans son rapport de 2020, qui plaide pour une collaboration inter institutionnelle afin de permettre aux femmes victimes de violences d’être soutenues dans la défense de leurs droits.

Ces considérations sont à notre sens développées pour la première fois dans une décision de justice amenée à statuer sur les droits à des prestations de sécurité sociale.

Le raisonnement de la cour ne peut qu’être approuvé, qui invite à un encadrement des plaignantes quant aux effets de déclarations faites sous le coup de l’émotion sur leurs droits sociaux.

La cour a par ailleurs souligné l’insuffisance de celles-ci (qui constituent en fin de compte le seul élément à charge déposé par l’organisme assureur) pour faire admettre l’existence d’une cohabitation. Elle fait très justement la distinction entre un séjour de peu de durée (celle-ci n‘ayant d’ailleurs pas été investiguée) et un projet de vie en commun.


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