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Port du voile dans une administration publique : un nouvel arrêt de la Cour du travail de Bruxelles

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 15 février 2024, R.G. 2023/AB/24 – 2023/AB/755

Mis en ligne le dimanche 5 mai 2024


C. trav. Bruxelles, 15 février 2024, R.G. 2023/AB/24 – 2023/AB/755

Par arrêt du 15 février 2024, la Cour du travail de Bruxelles a jugé que le non-recrutement d’une candidate à un emploi proposé par la Ville de Bruxelles n’est pas une mesure discriminatoire eu égard à la volonté exprimée par celle-ci de ne pas se conformer aux règles mises en œuvre par la Ville aux fins d’assurer le respect du principe de neutralité des pouvoirs publics, s’agissant d’un principe constitutionnel.

Les faits

La Ville de Bruxelles a publié une offre d’emploi, le descriptif des tâches concernant l’intégration de personnes en situation de handicap.

Une candidate a postulé pour ce poste et elle a été convoquée à un entretien de sélection par vidéoconférence.

Au cours de celui-ci, elle a manifesté son souhait de porter le voile pendant sa prestation de travail. Le rapport d’entretien fait référence au refus exprimé par l’intéressée d’enlever son voile pendant celles-ci et précise qu’une explication lui a été donnée, eu égard à la Constitution belge ainsi qu’au règlement de travail sur le port de signes religieux. La candidate ayant maintenu son point de vue, le rapport d’entretien précise que celui-ci a été arrêté « sur cette base ».

Des discussions sont intervenues, la candidate expliquant qu’elle n’a pas été interrogée sur ses compétences et demandant des éclaircissements.

La Ville maintient qu’elle s’en tient au principe de neutralité, imposé par la Constitution et le règlement de travail et renvoie également au code de déontologie des membres du personnel (qui fait de même référence à l’exercice impartial, neutre et loyal de la fonction).

Une requête en cessation a été déposée devant la présidente du Tribunal du travail de Bruxelles le 9 novembre 2021.

L’ordonnance de la présidente du tribunal du travail du 5 décembre 2022

L’action de la demanderesse a été jugée recevable mais non fondée. Le Centre d’action laïque (CAL), intervenu volontairement pour demander à la présidente du tribunal de débouter la demanderesse de son action ou, à titre subsidiaire, à tout le moins de poser des questions préjudicielles tant à destination de la Cour constitutionnelle que de la Cour de justice de l’Union européenne, voit son action déclarée fondée.

L’appel

La demanderesse originaire interjette appel, persistant dans sa demande de constater que la Ville a commis une discrimination à son égard en rejetant sa candidature au motif qu’elle portait un foulard et n’acceptait pas de l’enlever. Elle demande la cessation de la discrimination et l’affichage du dispositif de l’arrêt aux valves communales ainsi que la condamnation de la Ville à l’indemnité forfaitaire de six mois de la rémunération correspondant à l’emploi en cause.

La décision de la cour du travail

La cour fait un long rappel en droit.

Au niveau de la législation applicable, elle circonscrit le litige, s’agissant du recrutement d’une travailleuse salariée par un pouvoir public local. Celui-ci peut relever à la fois de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination et/ ou de l’ordonnance de la Région de Bruxelles-Capitale du 25 avril 2019 visant à assurer une politique de diversité et de lutte contre les discriminations au sein de la fonction publique locale bruxelloise.

Elle constate que le premier juge a fait application de la loi du 10 mai 2007, au motif qu’il relève des compétences fédérales et que, pour les parties, il s’agirait plutôt d’appliquer l’ordonnance bruxelloise, la loi du 10 mai 2007 n’étant invoquée qu’à titre subsidiaire.

Pour la cour, les dispositions des deux législations sont semblables. Aussi décide-t-elle de faire application tant des règles pertinentes de la loi du 10 mai 2007 telle qu’elle était en vigueur à l’époque des faits que de celles de l’ordonnance bruxelloise, vu leur similarité.

Elle en vient ainsi au rappel des principes gouvernant la législation anti-discrimination et plus précisément des règles relatives à l’interdiction de la discrimination fondée sur les convictions religieuses ou philosophiques, qui constituent le critère protégé.

L’arrêt ACHBITA (C.J.U.E., 14 mars 2017, Aff. n° C-157/15 (ACHBITA et CENTRUM VOOR GELIJKHEID VAN KANSEN EN VOOR RACISMEBESTRIJDING c/ G4S SECURE SOLUTIONS N.V.) a défini la notion de convictions religieuses comme visant non seulement le fait d’avoir des convictions mais également de les manifester en public, notion qui concorde avec celle de religion au sens de l’article 9 de la C.E.D.H.

En matière de convictions religieuses, les deux textes légaux donnent des justifications différentes selon qu’il s’agit d’une distinction directe ou indirecte. La distinction directe est une discrimination directe sauf si elle est justifiée (mais uniquement) par des exigences professionnelles essentielles et déterminantes (avec renvoi à l’article 8 de la loi et à l’article 13 de l’ordonnance). Quant à la distinction indirecte, elle constitue une discrimination indirecte sauf si la disposition, le critère ou la pratique apparemment neutre qui est au fondement de cette distinction est objectivement justifié par un but légitime et que les moyens de réaliser celui-ci sont appropriés et nécessaires (référence étant faite ici à l’article 9 de la loi et à l’article 14 de l’ordonnance). Le critère de nécessité suppose un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens utilisés et le but poursuivi.

La cour passe à l’examen de l’article 9 de la C.E.D.H. Cette dernière disposition a un effet direct horizontal, comme la Cour européenne l’a rappelé dans son arrêt EWEIDA (Cr.E.D.H., 15 janvier 2013, Req. n° 48.420/10, 59.842/10, 51.671/10 et 36.516/10 (EWEIDA et autres c. ROYAUME-UNI)

Des restrictions peuvent être portées à l’exercice du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion qu’il renferme, dans la mesure où la manifestation par une personne de ses convictions religieuses peut avoir des conséquences pour autrui, les
restrictions en cause devant être prévues par la loi, poursuivre un but légitime et être nécessaires dans une société démocratique.

En l’espèce, pour la Ville, il a été mis fin au processus de recrutement vu le refus exprimé par la candidate de retirer son foulard pendant ses heures de travail et, pour l’appelante, qui se présente comme de confession musulmane, il s’agit d’une prescription de sa religion, qui est un élément de son identité en tant que croyante.

Pour la cour, l’arrêt du processus de recrutement est un traitement défavorable au sens des textes applicables. Elle entreprend dès lors de déterminer si la distinction à laquelle il a été procédé directement ou indirectement est liée aux convictions religieuses de l’intéressée. Elle reprend l’arrêt ACHBITA, qui a statué dans une espèce similaire et a conclu qu’il n’y a pas de discrimination directe, la différence de traitement n’étant pas directement fondée sur la religion ou les convictions (jurisprudence confirmée dans d’autres arrêts). La religion musulmane n’est pas en l’occurrence distinguée des autres religions et l’interdiction vise tout signe de conviction philosophique, en ce compris les opinions areligieuses, voire antireligieuses, également protégées par la liberté de religion.

Par contre, il y a une distinction indirectement fondée sur la religion, le foulard étant porté par les musulmanes au titre d’expression de leurs convictions religieuses. Sur le plan de la justification, la cour rappelle que la Ville pratique le principe de neutralité « exclusive ».

La légitimité de l’objectif (principe de neutralité des pouvoirs publics) est admise, s’agissant même d’un principe constitutionnel.

Sur la question de savoir si la mesure prise (arrêt du recrutement) est apte à mettre en œuvre le principe de neutralité des pouvoirs publics, la cour conclut que tel est le cas, la candidate ayant précisé qu’elle ne se conformerait pas aux règles en vigueur interdisant tout signe convictionnel. La cour souligne que cette dernière ne fait pas état d’une quelconque incohérence dans l’application de la politique de la Ville et conclut au caractère cohérent et systématique de cette politique, la mesure prise étant jugée apte à atteindre l’objectif légitime poursuivi.

La cour en vient au contrôle de proportionnalité, procédant à l’examen du caractère nécessaire et proportionné de la mesure. Celle-ci préserve selon l’arrêt un juste équilibre entre d’une part les droits individuels de la candidate à ne pas être discriminée en raison de sa religion et à pratiquer librement celle-ci et d’autre part le droit de la Ville à mettre en œuvre la politique de neutralité qu’elle a choisie.

Les règles en vigueur étant inscrites dans le règlement de travail et dans le code de déontologie annexé à celui-ci, la cour rejette la position de la demanderesse qui conteste la régularité de ces normes au motif que seule une loi au sens formel du terme pourrait restreindre la liberté de religion garanti par l’article 19 de la Constitution, s’agissant de contester le fondement législatif de l’interdiction. Pour la cour, l’ingérence répond à l’exigence de légalité dès lors qu’elle est prévue par toute norme de droit interne écrite ou non pour autant que celle-ci soit accessible et prévisible (avec renvoi à Cass., 29 juin 2000, C.98.0530.N).

Est également rejeté un argument de l’appelante tiré de l’inopposabilité des textes dans la mesure où ils n’auraient pas été publiés au sens de la Nouvelle loi communale, la cour rappelant que la restriction à la liberté de manifester sa religion a été portée à sa connaissance et a d’ailleurs été répétée.

La conclusion générale de l’arrêt est que la distinction indirecte (arrêt de la procédure de recrutement) est objectivement justifiée par un but légitime et que les moyens choisis pour réaliser ce but sont appropriés et nécessaires.

Intérêt de la décision

À la différence de l’espèce tranchée dans l’arrêt commenté, l’arrêt ACHBITA, auquel la décision se réfère à plusieurs reprises, concernait le secteur privé. La question préjudicielle avait ici été posée à la Cour de justice par la Cour de cassation belge.

La Cour de justice a conclu à l’absence de discrimination directe, mais a retenu la possibilité d’une discrimination indirecte, précisant que l’interdiction de porter un foulard islamique, qui découle d’une règle interne d’une entreprise privée interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, est susceptible de constituer une discrimination indirecte au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous b), de la directive 2000/78 s’il est établi que l’obligation en apparence neutre qu’elle prévoit entraîne, en fait, un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données, à moins qu’elle ne soit objectivement justifiée par un objectif légitime, tel que la poursuite par l’employeur, dans ses relations avec ses clients, d’une politique de neutralité politique, philosophique ainsi que religieuse, et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires, ce qu’il appartient à la juridiction nationale de vérifier.

La Cour avait considéré que la règle interne en cause se référait au port de signes visibles de convictions politiques, philosophiques ou religieuses et visait donc indifféremment toute manifestation de telles convictions. Cette règle devait, dès lors, être considérée comme traitant de manière identique tous les travailleurs de l’entreprise, en leur imposant, de manière générale et indifférenciée, notamment, une neutralité vestimentaire s’opposant au port de tels signes. (Considérant 30)

Ceci est également repris par la Cour du travail de Bruxelles dans l’arrêt commenté, l’interdiction figurant dans le règlement de travail de la Ville et dans le code de déontologie y annexé, couvrant toutes opinions, même les opinions ‘ areligieuses’ ou même ‘antireligieuses’, la Cour du travail soulignant que celles-ci sont également protégées par la liberté de religion.


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