Terralaboris asbl

Audition du travailleur : point de départ du délai pour donner congé en cas de motif grave

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 15 novembre 2023, R.G. 2020/AB/463

Mis en ligne le lundi 27 mai 2024


C. trav. Bruxelles, 15 novembre 2023, R.G. 2020/AB/463

La cour du travail de Bruxelles a rappelé dans un arrêt du 15 novembre 2023 les conditions dans lesquelles l’audition du travailleur peut être admise en tant que point de départ du délai pour donner congé en cas de motif grave. Le fait que les éléments à la base du licenciement pour motif grave aient déjà été connus par l’employeur avant l’audition ne rend pas celle-ci inutile et l’on ne peut, de ce fait, conclure au report artificiel de la notion de connaissance au sens de l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978.

Les faits

Une infirmière engagée par un C.P.A.S. depuis 1992 pour prester dans une maison de repos dont il assume la gestion a licencié celle-ci pour motif grave le 31 août 2018.

Le 24 août, le directeur de la maison de repos et de soins a informé la directrice générale du C.P.A.S. d’un incident survenu le 9 août dans la soirée.

Celui-ci est relatif à une décision prise par cette dernière à propos d’une résidente en fin de vie, décision ne respectant pas le processus des soins palliatifs (étant qu’elle avait décidé de ne plus donner de perfusion d’hydratation, vu son état).

Le même jour le C.P.A.S. a convoqué l’intéressée en vue d’une audition par le Conseil de l’action sociale le 30 août, précisant qu’une sanction était envisagée, au motif du dépassement de ses prérogatives et du non-respect du prescrit médical.

L’infirmière a fait ses observations par écrit en vue de l’audition, à laquelle elle s’est fait représenter.

Elle a notamment fait valoir ses explications sur la décision reprchée, justifiant celle-ci au motif qu’elle savait que la résidente refusait tout acharnement thérapeutique et que le geste qu’elle n’avait pas fait (perfusion d’hydratation) est douloureux, le médecin traitant de la résidente n’étant par ailleurs plus joignable à ce moment et la décision ayant été prise par le fils.

Le 30 août, le C.P.A.S. a pris la décision de rompre le contrat de travail pour motif grave, le courrier recommandé lui étant envoyé le 31. Copie de la délibération dûment motivée était jointe.

L’intéressée a contesté son licenciement mais le C.P.A.S. a maintenu sa position.

La procédure

L’affaire a dès lors été portée devant le Tribunal du travail du Brabant wallon (division Wavre).

Par jugement du 14 avril 2020, celui-ci a accueilli la demande et a condamné le C.P.A.S. au paiement de l’indemnité compensatoire de préavis ainsi qu’aux dépens.

L’appel

Le C.P.A.S. interjette appel, demandant la réformation du jugement.

Quant à l’intimée, elle sollicite la confirmation de celui-ci.

Il convient de noter qu’avait également été introduite une demande d’indemnité de protection de déléguée syndicale. Celle-ci ne donnera lieu à aucun débat utile, la demande ayant été jugée prescrite.

La décision de la cour

La cour se penche sur quelques aspects spécifiques de la réglementation relative au licenciement pour motif grave, étant l’obligation de précision du motif ainsi que la charge de la preuve des délais et du fait lui-même.

Sur les délais, le point de départ de celui-ci était en cause. La cour rappelle que ce délai commence à courir lorsque la personne ou l’organe qui a le pouvoir de donner congé a connaissance de tous les éléments de fait qui lui permet de prendre position sur le caractère de gravité des faits à reprocher à la partie qui en est l’auteur (un renvoi particulier étant ici fait à l’arrêt de la Cour de cassation du 7 décembre 1998, S.97.0166.F).

Pour ce qui est de la connaissance acquise par l’employeur, la cour reprend un arrêt précédent de la Cour de cassation du 13 mai 1991 (Cass., 13 mai 1991, n° 9080), où celle-ci enseigne que viole l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978 la décision exigeant que l’entreprise soit organisée de telle sorte que la personne qui a le pouvoir de licencier soit informée des faits dans un certain délai et qu’il en va de même pour la décision qui considère comme tardive la notification d’un motif grave au motif que la personne qui a le pouvoir de licencier aurait eu la possibilité de prendre connaissance des faits reprochés plus tôt (avec un nouveau renvoi à la jurisprudence de la Cour de cassation, s’agissant ici de Cass., 14 mai 2001, S.99.0174.F) ou qu’elle aurait dû et pu se rendre compte du fait avant la date du licenciement (ainsi jugé par la Cour de cassation le 28 février 1994 – Cass., 28 février 1994, S.93.0035.F).

Un autre rappel de la jurisprudence de la cour suprême est fait à propos de l’audition du travailleur et c’est ici l’arrêt du 14 octobre 1996 (cassation 14 octobre 1996, S.95.116.F) qui renferme les principes que la cour va appliquer, étant que quel que soit le résultat de l’audition préalable, celle-ci peut suivant les circonstances de la cause constituer une mesure permettant à l’employeur d’acquérir la connaissance au sens légal. Même si le licenciement est décidé après un entretien sur la base de faits déjà connus par l’employeur auparavant, on ne peut en déduire que celui-ci disposait déjà à ce moment de tous les éléments d’appréciation requis.

Pour la cour du travail, le délai légal est respecté, dans la mesure où en l’espèce l’organe qui a le pouvoir de licencier est le Conseil de l’action sociale et que le délai de notification du congé lui-même n’a pu prendre cours qu’à la date où celui-ci a eu la connaissance certaine ou suffisante des faits.

Si des éléments de fait ont été invoqués précédemment, notamment dans divers courriels ainsi que dans la lettre recommandée du 24 août 2018 par laquelle le C.P.A.S. convoquait l’intéressée pour une audition et que chacun des membres du Conseil de l’action sociale avait eu la possibilité de consulter le dossier auparavant – circonstance qui n’établit nullement une prise de connaissance effective au sens requis par la loi –, aucun de ces éléments ne permet de retenir que l’audition a été organisée aux fins de postposer artificiellement la prise de cours du délai de notification.

Dans la jurisprudence de la Cour de cassation ci-dessus, la cour du travail considère que même si l’audition n’a pas apporté d’éléments complémentaires, ceci ne permet pas d’en déduire qu’elle fut d’emblée inutile. L’organe ayant le pouvoir de licencier n’a donc eu la connaissance certaine et suffisante des faits que lors de la réunion du Conseil de l’action sociale du 30. Le respect du délai est donc retenu.

La cour passe ensuite à l’examen des faits reprochés (décision de ne plus alimenter et hydrater la résidente sans en référer ni à l’équipe pluridisciplinaire de la maison de repos et de soins ni au médecin traitant ou à un autre médecin) et considère qu’il s’agit d’une décision grave. L’accord du fils de l’intéressée ne permet pas d’atténuer la gravité de ce manquement, la cour retenant l’état de trouble dans lequel celui-ci se trouvait et la circonstance qu’il pensait que cette décision avait reçu l’aval de l’équipe pluridisciplinaire.

Est encore reproché à l’intéressée le fait de ne pas avoir laissé de traces écrites dans la feuille de soins infirmiers, élément qui aggrave le principal fait reproché. Il y a, pour la cour, une rupture de confiance justifiant le licenciement pour motif grave, l’intéressée – infirmière chevronnée – sachant qu’elle devait respecter scrupuleusement les prescriptions médicales.

Intérêt de la décision

La cour du travail a fait dans cet arrêt une appréciation en fait de la gravité du manquement et l’on retiendra particulièrement les circonstances qu’elle a évoquées, dont la circonstance aggravante de ne pas avoir laissé une confirmation écrite de la décision prise.

L’intérêt premier de cet arrêt nous semble cependant résider dans le point de départ du délai pour donner congé, la cour ayant ici retenu – comme généralement en jurisprudence – que lorsque la compétence pour donner congé appartient à un organe collectif (conseil d’administration, comité de direction, et en l’espèce Conseil de l’action sociale), la connaissance n’est acquise que lors de la réunion officielle de cet organe qui doit statuer sur la décision de donner congé. La circonstance que certains de ses membres aient pu avoir une connaissance de divers éléments de fait auparavant est sans incidence, de même que le fait que d’autres personnes que l’organe habilité à licencier aient pu être informées de la totalité des éléments en cause.

Le point de départ est l’audition elle-même – dont la cour a pris soin de relever qu’elle que rien n’indique qu’elle s’est tenue aux fins de postposer artificiellement celui-ci ;

L’affaire présente un second intérêt – sans doute non perçu lorsqu’elle a été plaidée et jugée – étant que le législateur vient enfin de légiférer en ce qui concerne le licenciement des travailleurs contractuels du secteur public.

La loi sur la question, loi sur la motivation des licenciements et des licenciements manifestement déraisonnables des travailleurs contractuels du secteur public, a été votée le 13 mars dernier et a paru au Moniteur belge le 20 mars.

Si celle-ci n’est pas applicable lorsque les travailleurs contractuels sont licenciés pour motif grave (article 2, paragraphe 2, 4°, 2e alinéa) non plus qu’aux travailleurs qui font l’objet d’un licenciement pour lequel employeur doit suivre une procédure spéciale fixée par ou en vertu d’une norme législative, le texte prévoit explicitement dans son article 3 que l’employeur qui envisage de licencier un travailleur pour des motifs liés à sa personne ou à son comportement l’invite à être préalablement entendu et recueille ses explications concernant les faits et les motifs de la décision envisagée, préalablement communiqués au travailleur moyennant un délai suffisant pour préparer son audition ou formuler ses observations écrites.

Le licenciement qui interviendra après l’audition préalable devra, dans le congé notifié, reprendre les motifs concrets de celui-ci. L’omission d’audition préalable est sanctionnée du paiement d’une indemnité correspondant à deux semaines de rémunération, la notification du congé restant valable.

La suite du texte concerne la sanction d’un licenciement manifestement déraisonnable et ne doit pas être rappelé ici.

Les travailleurs sous contrat de travail, prestant pour un employeur qui ne relève pas du champ d’application de la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires, trouvent ainsi une protection dans un cadre légal, que la jurisprudence a depuis tout un temps appelé de ses vœux, vu la jurisprudence de la Cour de cassation et de la Cour constitutionnelle.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be