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Impossibilité absolue de retour et droit à l’aide sociale

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 13 mai 2015, R.G. 2013/AB/614

Mis en ligne le mardi 27 octobre 2015


Cour du travail de Bruxelles, 13 mai 2015, R.G. n° 2013/AB/614

TERRA LABORIS ASBL

Dans un arrêt du 13 mai 2015, la Cour du travail de Bruxelles se prononce pour l’autonomie de la notion d’impossibilité absolue de retour dans le cadre du droit à l’aide sociale par rapport à la notion d’impossibilité médicale au sens de l’article 9ter de la loi du 15 décembre 1980, reprenant diverses décisions de la Cour de cassation qui ont admis cette impossibilité dans des hypothèses non médicales.

Les faits

Après l’échec d’une procédure d’asile, un ressortissant guinéen introduit une demande d’autorisation de séjour pour motifs médicaux (art. 9ter de la loi du 15 décembre 1980), demande déclarée recevable et suite à laquelle il bénéficie d’une aide financière du CPAS.

La demande est déclarée non fondée par décision de l’Office des étrangers du 30 mai 2012 et un recours est introduit. L’intéressé, qui avait bénéficié d’une attestation d’immatriculation jusque-là, se la voit retirer. Le CPAS décide de limiter l’aide sociale à l’aide médicale urgente.

Un recours est introduit devant les juridictions du travail.

Par jugement du 29 avril 2013, celui-ci est accueilli. Le CPAS interjette appel, essentiellement sur la notion d’impossibilité médicale de retour, faisant grief au tribunal de na pas avoir attendu l’issue de la procédure pendante devant le Conseil du contentieux des étrangers.

Position des parties

Le CPAS fait essentiellement valoir que la décision du Conseil du contentieux des étrangers n’est pas encore rendue et qu’il serait prématuré de se prononcer sur l’existence d’une impossibilité médicale de retour. Le recours n’ayant par ailleurs pas de caractère suspensif, l’intéressé ne peut bénéficier que de l’aide médicale urgente. Il fait également valoir que le tribunal a alloué l’aide sociale pour une période échue.

Quant à l’intéressé, il demande la confirmation du jugement, qui lui a alloué l’aide sociale, reconnaissant cette impossibilité médicale de retour. Il plaide que le recours administratif doit avoir un effet suspensif, soulignant en outre le fait que la décision prise par le médecin de l’Office des étrangers n’est pas conforme au code de déontologie médicale, non plus qu’à la loi du 22 août 2002 sur les droits du patient.

Il se fonde aussi sur l’arrêt rendu par la Cour de Justice le 18 décembre 2014 (C-562/13).

Décision de la cour

La cour fait, dans un arrêt très motivé et très circonstancié, le point sur la notion d’impossibilité médicale de retour.

Elle reprend, en premier lieu, les interventions de la Cour constitutionnelle sur l’article 57, § 2 (alinéa 1er, 1°) de la loi du 8 juillet 1976, qui limite l’aide sociale à l’aide médicale urgente vis-à-vis des étrangers qui séjournent illégalement sur le territoire. Cet article ne peut, sans violer les articles 10 et 11 de la Constitution, s’appliquer à ceux-ci lorsque, pour des raisons médicales, ils sont dans l’impossibilité absolue de donner suite à un ordre de quitter le territoire (et la cour de rappeler qu’il ne peut davantage s’appliquer aux parents en séjour illégal dont un enfant mineur se trouve dans cette même impossibilité eu égard à un handicap lourd).

Sur la question même de l’impossibilité médicale de retour, s’agissant de vérifier l’existence de celle-ci eu égard à un tableau pathologique de dépression sévère avec éléments psychotiques, la cour relève que l’Etat d’origine, étant l’Etat Guinéen, n’alloue aucun budget aux soins de santé mentale. Il n’existerait d’ailleurs qu’un seul psychiatre pour l’ensemble du pays et aucune formation dans le domaine de la santé mentale n’est organisée. Il s’agit des éléments dégagés dans un rapport de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (rapport d’octobre 2010). Est également pointée l’absence de tout système public d’assurance maladie ou de couverture sociale pour les personnes handicapées.

Cet élément étant acquis, la cour examine l’incidence de la décision de refus de séjour sur les droits de l’intéressé à une aide sociale, eu égard à l’argument du CPAS relatif à l’obligation d’attendre l’issue du recours administratif.

La cour ne suit pas le CPAS.

Elle considère que l’impossibilité absolue de retour est une notion autonome du critère médical qui intervient dans le cadre de la demande d’autorisation de séjour. Son fondement est différent, la notion ayant une finalité spécifique au regard des exigences du droit international. Il y a lieu ici de tenir compte de l’examen d’un droit subjectif à l’aide sociale et non de la perspective d’une décision de séjour discrétionnaire. Son fondement n’est pas l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme – dont la cour souligne d’ailleurs que dans son arrêt n° 80/99 (qui a conclu à l’illégalité de l’application de l’article 57, § 2 en cas d’impossibilité médicale de retour), la Cour constitutionnelle ne s’y est pas référée.

La cour du travail renvoie, à divers arrêts de la Cour de cassation (dont Cass., 7 juin 2004, R.G. S.03.0008.N), dans lesquels la Cour suprême a admis que le fondement de cette impossibilité vise toutes les hypothèses où pour des circonstances indépendantes de sa volonté, l’étranger est empêché de retourner dans son pays d’origine, la Cour renvoyant notamment à un cas où les autorités de ce pays d’origine avaient refusé de délivrer les documents nécessaires au rapatriement. C’est donc l’impossibilité de retour qui est déterminante en matière d’aide sociale et non uniquement les circonstances médicales à l’origine de cette impossibilité.

La cour renvoie encore aux travaux du Conseil de l’Europe ainsi qu’à ceux du Comité d’experts chargés du contrôle de l’application de la Charte sociale européenne, selon lesquels les étrangers en séjour irrégulier ne peuvent tant qu’ils sont sur le territoire être laissés sans protection sociale et, si les Etats sont libres d’exercer leurs prérogatives en matière de séjour, ils sont tenus d’être moins rigoureux à l’égard des étrangers en séjour irrégulier présentant une vulnérabilité particulière – et la cour de viser ici spécifiquement les problèmes mentaux.

Les juridictions du travail ne peuvent dès lors se retrancher derrière une décision administrative en matière de séjour, ce qui reviendrait à méconnaitre les engagements de la Belgique en matière de droit international et notamment de la Charte sociale européenne.

La cour souligne encore une question de formalisme, étant que la procédure en matière de séjour offre une protection administrative et juridictionnelle beaucoup plus limitée que lors de l’examen d’une aide sociale.

Enfin, sur le caractère suspensif du recours introduit contre le refus de séjour – que la cour dit examiner à titre surabondant –, la cour renvoie à l’arrêt ABDIDA du 18 décembre 2014 de la Cour de Justice (C-562/13), dont elle considère qu’il s’en déduit qu’un recours suspensif doit être garanti si, faute de soins adéquats, la décision de refoulement dans le pays d’origine est susceptible d’exposer l’intéressé à un risque sérieux de détérioration grave et irréversible de son état de santé.

Elle renvoie encore à l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme dont elle rappelle que, selon la jurisprudence de la Cour européenne elle-même, cette disposition garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant d’y exercer les droits et libertés de la Convention tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Le recours exigé par l’article 13 doit être un recours « effectif » en pratique comme en droit et cette effectivité ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable.

Il y a dès lors des griefs sérieux, invoqués par l’intéressé, et un risque identique de détérioration gave et irréversible de son état de santé eu égard à l’absence de possibilité effective de suivi psychiatrique en Guinée.

Elle constate encore que l’intéressé n’est pas susceptible d’être refoulé au moment où elle statue et que, en application de la jurisprudence ABDIDA, le juge national doit interpréter le droit national dans toute la mesure du possible à la lumière du texte et de la finalité de la Directive 2008/115.

Elle confirme, en conséquence le jugement, ayant admis le caractère suspensif du recours.

Intérêt de la décision

Cet arrêt est important.

Il souligne clairement la distinction à opérer entre la notion de droit administratif d’impossibilité médicale de retour pouvant autoriser le séjour sur pied de l’article 9ter de la loi du 15 décembre 1980 et les conditions de l’examen du droit à l’aide sociale de l’étranger en séjour irrégulier qui s’est vu notifier un ordre de quitter le territoire.

La cour y affirme clairement que les juridictions du travail ne peuvent se retrancher derrière une décision administrative en matière de séjour et dégage les contours de la notion d’autonomie de l’impossibilité de retour en matière d’aide sociale, celle-ci pouvant exister non seulement pour des raisons médicales mais également dans toute autre hypothèse où l’étranger est empêché de retourner dans son pays d’origine pour des raisons indépendantes de sa volonté.

La cour a plus particulièrement renvoyé à la décision du Comité des ministres du Conseil de l’Europe du 19 janvier 2000, qui a recommandé aux Etats de reconnaître pour les personnes en situation d’extrême précarité un droit individuel, universel et justiciable à la satisfaction des besoins matériels élémentaires, et ce pour les nationaux et les étrangers, quel que soit, pour ces derniers, leur statut au regard du droit des étrangers.


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