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Recours devant le C.C.E. contre un ordre de quitter le territoire : contrôle par les juridictions sociales du caractère suspensif du recours

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 8 février 2017, R.G. 2015/AB/860 et 2016/AB/585

Mis en ligne le jeudi 15 juin 2017


Cour du travail de Bruxelles, 8 février 2017, R.G. 2015/AB/860 et 2016/AB/585

Terra Laboris

Dans arrêt rendu le 8 février 2017, la Cour du travail de Bruxelles confirme sa jurisprudence, tirée de l’arrêt ABDIDA de la Cour de Justice, précisant les conditions dans lesquelles un recours contre un ordre de quitter le territoire peut se voir conférer un caractère suspensif, entraînant le droit à une aide sociale.

Les faits

Des ressortissants albanais, en Belgique depuis plusieurs années, ont été déboutés d’une procédure d’asile. Suite à la naissance d’un cinquième enfant, en mars 2016, ils introduisent une demande d’autorisation de séjour basée sur l’article 9ter, et ce au motif de l’état de santé de celui-ci. L’avis du médecin-conseiller de l’Office des Etrangers est négatif, le diagnostic annoncé (pneumopathie) n’étant pas confirmé et aucune contre-indication n’existant en ce qui concerne les déplacements. Il est également conclu à la disponibilité des soins et du suivi dans le pays d’origine.

Un recours en suspension et en annulation de l’ordre de quitter le territoire délivré est introduit auprès du Conseil du Contentieux des Etrangers. Trois mois plus tard, Fedasil met fin à l’aide matérielle qu’il octroyait sur le plan de l’hébergement. Une demande d’aide sociale est alors introduite auprès du C.P.A.S., qui entreprend des démarches auprès de Fedasil, l’Agence les invitant à se présenter pour un hébergement dans un centre ouvert de retour, ce qu’ils refusent.

La décision subséquente du C.P.A.S. est un refus d’aide sociale financière, vu d’une part l’illégalité du séjour et, d’autre part, le refus d’aide matérielle.

De nouvelles demandes sont introduites et sont successivement rejetées. Un recours est formé devant le tribunal du travail, qui le considère non fondé. Il s’agit de la dernière demande d’aide sociale financière formée en décembre 2015, refusée par le C.P.A.S.

Appel du jugement est interjeté, les appelants demandant la condamnation du C.P.A.S. à leur verser une aide équivalente au revenu d’intégration au taux « famille à charge ». Deux périodes successives sont visées.

La décision de la cour

La cour examine le litige à partir de la Directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier. Cette directive définit ce qu’il faut entendre par « décision de retour », et la cour considère que le refus de séjour avec ordre de quitter le territoire est une telle décision.

Elle en vient à la jurisprudence ABDIDA (C.J.U.E., 18 décembre 2014, C-562/13), où la Cour de Justice a considéré que le recours prévu par la Directive ne doit pas « nécessairement » avoir un effet suspensif.

La Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne et la Directive elle-même ont cependant amené la Cour à préciser que le droit européen s’oppose à une législation nationale qui ne confère pas un effet suspensif à un recours exercé contre une décision qui ordonne à un ressortissant de pays tiers atteint d’une grave maladie de quitter le territoire d’un Etat membre lorsque l’exécution de celle-ci est susceptible de l’exposer à un risque sérieux de détérioration grave et irréversible de son état de santé. Il y a dès lors lieu de conférer au recours un caractère suspensif si, faute de soins adéquats dans le pays d’origine, le demandeur est susceptible d’être exposé à un risque sérieux de détérioration grave et irréversible de son état de santé.

La cour considère ensuite qu’en application de l’article 47 de la Charte des Droits fondamentaux, le caractère suspensif ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable. Le critère est que le grief en lien avec le risque soit sérieux. C’est l’enseignement de la Cour européenne des Droits de l’Homme dans son arrêt GEBREMEDHIN, auquel l’arrêt ABDIDA se réfère (Cr.E.D.H., 26 avril 2007, GEBREMEDHIN c/ FRANCE, Req. n° 25.389/05, § 53).

Se pose, en conséquence, la vérification de l’existence d’un grief défendable en lien avec un risque sérieux de détérioration grave et irréversible de l’état de santé. Ce risque vise en l’occurrence l’enfant.

La cour reprend encore des éléments de droit, puisés dans sa propre jurisprudence, ainsi que dans des arrêts de la Cour de cassation, sur la notion de grief défendable et sur les conséquences du caractère suspensif du recours, étant que l’intéressé ne peut être refoulé et qu’en conséquence, la limitation du droit à l’aide sociale des étrangers en séjour illégal telle que prévue à l’article 57, § 2, de la loi du 8 juillet 1976 ne lui est pas applicable.

En l’espèce, un dossier médical circonstancié est produit et, pour la cour, il en ressort que les soins dans l’Etat étranger ne sont pas suffisamment garantis, un risque sérieux de détérioration grave et irréversible de l’état de santé de l’enfant pouvant malgré tout être craint. Elle retient l’existence d’un grief défendable au sens de la jurisprudence de la Cour européenne. En conséquence, le recours doit avoir un caractère suspensif et elle conclut à l’octroi d’une aide sociale équivalente au revenu d’intégration sociale (taux « charge de famille »).

Intérêt de la décision

Les dispositions de droit européen sont généralement invoquées, lors de l’examen du caractère suspensif qui peut être accordé à un recours formé par un étranger contre un ordre de quitter le territoire, et ce devant le Conseil du Contentieux des Etrangers. Ce recours en lui-même n’a pas ce caractère, mais la jurisprudence de la Cour de Justice a admis qu’en application des principes dégagés par la Directive 2008/115/CE, les juridictions sociales peuvent faire droit à une demande d’aide sociale lorsque, le recours étant pendant, l’exécution de la décision de quitter le territoire est susceptible d’exposer le ressortissant du pays tiers à un risque sérieux de détérioration grave et irréversible de son état de santé.

L’intérêt de l’arrêt de la cour du travail annoté est qu’en sus, il fait le lien avec la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme, celle-ci ayant au demeurant été invoquée dans l’arrêt ABDIDA du 18 décembre 2014 de la Cour de Justice. Ce qui doit être examiné par le juge est un grief défendable, l’admission par le tribunal du caractère suspensif du recours ne supposant pas que soit établie à ce stade qu’il y aura une issue favorable.


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