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Défaut d’information dans le chef de l’Etat belge permettant aux personnes handicapées de faire valoir leurs droits : responsabilité civile

Commentaire de Trib. trav. fr. Bruxelles, 11 octobre 2017, R.G. 16/7.748/A

Mis en ligne le mardi 13 février 2018


Tribunal du travail francophone de Bruxelles, 11 octobre 2017, R.G. 16/7.748/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 11 octobre 2017, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles condamne l’Etat belge, sur pied de l’article 1382 du Code civil, au motif qu’il a manqué à son obligation d’informer d’initiative une personne handicapée quant aux conditions de maintien de ses droits aux prestations dans ce secteur.

Les faits

Une révision d’office est entamée en décembre 2015, donnant lieu à une décision qui supprime l’allocation de remplacement de revenus et l’allocation d’intégration. Pour l’Etat belge, la personne est de nationalité marocaine et ne remplit dès lors pas l’ensemble des conditions d’octroi.

Le recours introduit devant le tribunal du travail en vue de l’annulation de la décision porte sur la période relative à la date d’effet de celle-ci jusqu’à l’inscription effective de l’intéressée au registre de la population. La demanderesse postule à titre principal la condamnation au paiement des prestations à partir de la date en cause et, à titre subsidiaire, la réparation du préjudice subi (en nature ou par équivalent). Pour la période postérieure à l’inscription effective au registre, les allocations sont demandées, ainsi que les avantages sociaux et fiscaux.

L’intéressée fait valoir que, de nationalité marocaine, elle était inscrite au registre des étrangers depuis mars 2011, les démarches accomplies auprès de l’administration communale pour l’inscription au registre de la population ayant été accomplies en septembre 2016. Une allocation de remplacement de revenus de catégorie C ainsi qu’une allocation d’intégration de catégorie 2 lui étaient allouées depuis juin 2011.

Suite à la décision de l’Etat belge de supprimer celles-ci, elle a dépendu du C.P.A.S.

Après son inscription au registre de la population (devenue effective en février 2017), les allocations ont été réallouées, avec effet au 1er mars 2017.

La décision du tribunal

Le tribunal est essentiellement saisi de la période de juin 2016 à février 2017, eu égard à la condition de nationalité de l’intéressée, qui ne répond à aucune des hypothèses visées à cet égard, étant que, notamment, elle ne démontre pas avoir travaillé en Belgique, à savoir d’y avoir eu la qualité de « travailleur » au sens de l’article 65 de l’Accord euro-méditerranéen du 26 juin 1996 établissant une association entre les Communautés européennes et les Etats membres d’une part et le Royaume du Maroc d’autre part.

Pour le tribunal, il faut dès lors confirmer la décision.

Cependant, se pose la question de la réparation du préjudice subi, dans la mesure où la demanderesse estime que l’Etat, en tant qu’institution de sécurité sociale, a manqué à son obligation d’information et de conseil (articles 3, 4 et 6 de la Charte de l’assuré social), étant qu’il ne l’a pas informée de la possibilité qu’elle avait de remplir, par une simple formalité, la condition de nationalité exigée. Elle fait valoir l’existence d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité, qui lui permet de postuler la réparation de son dommage en nature ou, à titre subsidiaire, par équivalent.

Le tribunal reprend, en conséquence, les principes civilistes de la responsabilité, la question la plus délicate étant l’existence d’une faute dans le chef de l’Etat. Il rappelle la jurisprudence de la Cour de cassation (dont Cass., 3 octobre 1994, n° C.93.0243.F), selon laquelle la transgression matérielle d’une disposition légale ou réglementaire constitue en soi une faute qui entraîne la responsabilité civile de son auteur, pourvu que cette transgression soit commise librement et consciemment.

Les obligations en matière d’information utile au sens de la Charte ont été précisées par un arrêté royal du 22 mai 2003, étant qu’il s’agit de tous les renseignements qui, dans le domaine concerné par la demande d’allocations, éclairent la situation personnelle de la personne handicapée. Ces informations doivent notamment porter sur les conditions d’ouverture du droit.

La Cour de cassation a par ailleurs estimé que cette obligation d’information n’est pas subordonnée à la condition que l’assuré social ait préalablement fait une demande par écrit (le tribunal rappelant l’arrêt de la Cour de cassation du 23 novembre 2009, n° S.07.0115.F).

Il souligne également que, dans la jurisprudence, l’article 4 de la Charte est compris comme imposant aux organismes de sécurité sociale un comportement actif et proactif : ils doivent faire en sorte que les assurés sociaux puissent obtenir les prestations sociales auxquelles ils ont légalement droit.

En l’espèce, il s’avère que, depuis 2014, l’Etat belge a revu sa pratique administrative à propos de la condition de nationalité. Or, l’Etat belge ne pouvait ignorer d’une part qu’une personne étrangère pouvait voir son droit aux allocations ouvert par une inscription au registre de la population (arrêté royal du 17 juin 2006, article 1er, alinéa 1er, 3°) et que l’insuffisance de l’inscription au registre des étrangers a été rappelée à diverses reprises par la Cour de cassation (dont Cass., 16 juin 2014, n° S.11.0074.F).

La décision en cause a été prise à l’occasion d’une révision d’office et le tribunal relève que, lors de celle-ci, l’Etat belge n’a pas pu ne pas relever le problème de la nationalité. En omettant d’informer la demanderesse des démarches à faire pour obtenir son inscription au registre de la population, il a manqué à son obligation d’information. Le tribunal fait également valoir qu’il s’agit d’une mise en œuvre du principe de précaution.

Par ailleurs, le fait d’attendre 5 mois avant de notifier la décision de suppression du droit est déloyal, l’intéressée n’ayant pas la moindre chance de régulariser la situation. Il rappelle encore que, depuis 2011, époque à laquelle elle a commencé à bénéficier des prestations dans le secteur, la condition de nationalité n’a jamais été soulevée.

Le tribunal poursuit en retenant l’existence d’un dommage et un lien de causalité, étant que, si l’Etat n’avait pas manqué à son devoir d’information et de conseil, la partie demanderesse aurait pu procéder à la régularisation immédiatement.

Le tribunal condamne dès lors à la réparation en nature, qui est le mode normal de réparation du dommage (principe encore rappelé par la Cour de cassation du 3 avril 2007, n° S.16.0039.N).

Intérêt de la décision

Ce jugement du Tribunal du travail francophone de Bruxelles est un modèle d’application des principes de la Charte de l’assuré social à une hypothèse claire. Il s’agit en l’occurrence d’une modification par l’Etat belge de sa pratique, étant que, jusque 2014, il admettait qu’un ressortissant marocain, algérien ou tunisien remplissait la condition de nationalité s’il démontrait une inscription régulière à une mutualité en régime « soins de santé » (une telle personne étant assimilée à un travailleur). La notion de travailleur faisait ainsi l’objet d’une interprétation large au sens de la réglementation européenne. Depuis fin 2014, l’inscription au registre de la population a été exigée pour les ressortissants de ces trois pays et l’Etat belge n’a pas procédé à une révision d’office des dossiers aux fins de permettre aux personnes concernées de faire valoir leurs droits. C’est à l’occasion d’une révision pour un autre motif que la question est en l’occurrence apparue et que la décision a été prise. Pour le tribunal, bien qu’au courant du changement de sa position depuis 2014, l’Etat belge a ainsi commis une faute, engageant sa responsabilité au sens de l’article 1382 du Code civil.


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