Commentaire de Trib. trav. Brabant wallon (div. Wavre), 9 avril 2019, R.G. n° 14/1.137/A
Mis en ligne le vendredi 27 décembre 2019
Tribunal du travail du Brabant wallon (division Wavre), 9 avril 2019, R.G. n° 14/1.137/A
Terra Laboris
Dans un jugement du 9 avril 2019, le Tribunal du travail du Brabant wallon (div. Wavre), rappelle qu’aucune réglementation particulière n’existe en ce qui concerne la preuve par géolocalisation des activités du travailleur et qu’il faut renvoyer, pour celle-ci, aux principes généraux et essentiellement à l’article 8 de la CEDH et à l’article 22 de la Constitution.
Les faits
Une employée est engagée dans le cadre d’un contrat à durée indéterminée avec la fonction de « account manager », s’agissant d’activités de prospection et de vente de produits de beauté et accessoires essentiellement.
Un territoire lui est attribué et des obligations spécifiques sont mises à sa charge dans le cadre du suivi des visites (obligation de visites régulières, rapports de visites journaliers). Une clause de non concurrence figure dans le contrat et des commissions sont prévues sur les ventes.
En cours de contrat, elle se voit chargée d’autres fonctions en plus, étant la formation de personnel nouvellement engagé, ainsi que de traductions.
Pendant une période d’incapacité de travail, il lui est demandé de restituer la voiture de société ainsi que son GSM. Il lui est également annoncé que son secteur sera confié à une autre travailleuse.
Les parties signent ensuite un addendum au contrat de travail, réduisant les prestations hebdomadaires ainsi que les conditions rémunératoires. Une partie de son secteur lui est retirée.
Au fil du temps, des clients lui sont retirés, pour être attribués à d’autres employées.
L’intéressée finit par déposer une plainte en harcèlement moral et tombera en incapacité de travail. Elle est licenciée le 2e jour de cette incapcité, et ce pour motif grave.
Le motif tient en plusieurs manquements contractuels (falsification des rapports, non respect des « moments d’appel », falsification de l’agenda, maintien illégitime de produits de démonstration et non-respect des heures de travail).
L’intéressée introduit une procédure devant le Tribunal du travail du Brabant wallon (div. Wavre), procédure qui donnera lieu à un jugement par défaut rendu le 30 juin 2014 et ordonnant une réouverture des débats.
Une ordonnance de mise en état ayant été prononcée, la procédure est contradictoirement menée dans le cadre de celle-ci.
Un deuxième jugement est prononcé le 19 décembre 2017 ordonnant une nouvelle réouverture des débats, s’agissant de traduire certaines pièces en français et de produire des documents (facturiers, plans d’attribution des bonus et listing des clients).
L’affaire revient devant le tribunal qui, par le jugement annoté, vide sa saisine.
La décision du tribunal
Pour ce qui est du motif grave, il reprend longuement les griefs tels qu’énoncés dans la lettre recommandée envoyée à l’employée. Il s’agit de divers griefs listés, suivant le type de manquements auxquels ils se rapportent.
Le tribunal retient de ces faits qu’il ne prendra en compte que ceux intervenus dans les trois jours précédant la rupture. Il estime que l’employeur n’établit pas de manière crédible n’avoir eu connaissance des faits antérieurs et prétendus litigieux qu’à cette date. Au contraire, il considère que tous les éléments étaient en sa possession précédemment.
Se pose, à propos de certains griefs invoqués, un problème de légalité de la preuve, s’agissant du système de géolocalisation (« track and trace ») dont le véhicule de la société était équipé.
Le tribunal rappelle que la régularité d’une preuve en matière de licenciement du chef de motif grave est contrôlée minutieusement par les juridictions du travail, s’agissant notamment de respecter le droit à la protection de la vie privée. Vient, ainsi, l’examen de la CCT n° 68 du CNT ainsi que les dispositions de la loi du 8 décembre 1992.
Dans la mesure où n’existe pas de législation spécifique quant à l’emploi d’un système de géolocalisation, il faut se référer aux principes généraux figurant à l’article 8 de la CEDH et à l’article 22 de la Constitution. Le tribunal renvoie, pour ce, à un arrêt de la Cour du travail de Mons du 14 novembre 2017 (C. trav. Mons, 14 novembre 2017, R.G. n° 2017/AM/3). Il faut dès lors que le système soit conforme aux principes de finalité, de proportionnalité, de transparence et de recevabilité au sens de la loi du 8 décembre 1992.
Il renvoie également – et très longuement - à un arrêt rendu par la Cour du travail de Liège le 8 novembre 2017 (C. trav. Liège, 8 novembre 2017, R.G. n° 2016/AL/772) soulignant l’importance particulière du droit à l’information, à l’accès et à la rectification des données personnelles dans le chef de la personne qui fait l’objet d’un traitement de données. Il rappelle également l’existence de sanctions pénales en cas de non-respect de la loi.
La partie défenderesse demandant l’application des arrêts Antigone et Manon rendus par la Cour de cassation, le tribunal se rallie à la jurisprudence qui a admis qu’il n’y a pas lieu de faire application de ceux-ci en matière civile, ces décisions devant rester limitées aux matières pénales ou assimilées à la matière pénale telles que les sanctions administratives.
Il souligne que l’arrêt de la Cour de cassation, rendu ultérieurement en date du 10 novembre 2008 (Cass., 10 novembre 2008, R.G. n° S.06.0029.F) a confirmé les limites de la jurisprudence Antigone, qui exige que, lorsqu’une partie entend produire en justice une lettre qui ne lui est pas destinée, il lui appartient, en cas de contestation, de faire la preuve qu’elle est régulièrement entrée en sa possession. Le système « track and trace » étant intervenu en contravention avec la loi du 8 décembre 1992, les rapports produits sur cette base sont écartés.
Ceci vaut pour une première catégorie de fautes, étant celles relatives à la falsification des rapports journaliers.
Pour ce qui est des autres griefs, le tribunal conclut qu’ils sont insuffisamment étayés.
Le droit à une indemnité compensatoire de préavis est dès lors admis.
Dans le calcul de la rémunération de base, si existent des avantages rémunératoires et que la valeur réelle de ceux-ci ne peut être déterminée avec précision, le tribunal rappelle que le juge doit tenter de s’approcher autant que possible de la valeur réelle en tenant compte des éléments concrets de la cause. Ceci pour l’évaluation du véhicule, admis à usage privé.
Se pose, ensuite, la question de savoir si l’intéressée peut prétendre à une indemnité d’éviction. Le tribunal reprend à cet égard la jurisprudence et la doctrine, qui ont balisé les contours de ce statut. Il souligne notamment que si, parmi l’ensemble de ses tâches, un travailleur effectue des prestations techniques, des études préalables, s’il donne des conseils techniques, ceci n’exclut pas la qualification de représentant de commerce.
Vu l’existence d’une clause de non concurrence, l’apport de clientèle est présumé et le tribunal se fonde également sur l’obligation de fournir des rapports de visite journaliers, obligation qui atteste à suffisance de la visite de clients.
Enfin, se pose la question, du droit de l’intéressée à une indemnité de protection pour harcèlement moral. Elle a déposé plainte le 21 février 2014 et été licenciée le 25 février. L’employeur considère que cette indemnité n’est pas due au motif qu’il a été informé après le licenciement. Le tribunal rappelle que même si la loi ne contient pas de mentions particulières quant au début de la période de protection, il est clair que le législateur a voulu accorder le bénéfice de celle-ci dès le dépôt de la plainte. Il reprend des décisions de jurisprudence ayant confirmé le maintien de la protection et la présomption de harcèlement, à défaut pour l’employeur de renverser celle-ci.
Il fait droit à cette demande également.
Intérêt de la décision
Ce beau jugement – très fouillé – reprend quelques questions d’intérêt récurrentes.
Ainsi, il fait le rappel du débat relatif à la régularité de la preuve en cas de géolocalisation du travailleur, question sur laquelle il rappelle un arrêt important de la Cour du travail de Mons, qui a considéré qu’il y a lieu de renvoyer aux principes généraux, en l’absence de législation particulière relative à ce mode de contrôle des travailleurs.
Il prend également position sur la non application de la jurisprudence Antigone et Manon dans les matières civiles, celle-ci devant rester cantonnée aux matières pénales ou comportant des sanctions pénales, la jurisprudence étant divisée sur la question (voir notamment Trib. trav. Hainaut (div. Binche), 12 février 2019, R.G. 13/3156/A – précédemment commenté).
Ensuite, pour ce qui est du statut de représentant de commerce, revendiqué, alors que l’engagement est intervenu pour des fonctions d’employée, avec une qualification très différente, le tribunal en revient également aux principes de protection du représentant et rappelle ce qu’il y a lieu d’entendre par prospection et visites, ainsi que par clientèle.
Enfin, le dernier point d’intérêt est certes le début de la protection en cas de plainte pour harcèlement. Il s’agit du dépôt de celle-ci, et ce même si l’employeur n’a pas eu connaissance de celui-ci. Il sera tenu d’établir le motif du licenciement, motif qui ne peut être lié avec la plainte déposée.