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Pension de retraite et activité dans deux Etats : conditions du droit national et du Règlement européen n° 1408/71

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Neufchâteau), 28 janvier 2019, R.G. 17/327/A

Mis en ligne le vendredi 7 février 2020


Tribunal du travail de Liège (division Neufchâteau), 28 janvier 2019, R.G. 17/327/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 28 janvier 2019, le Tribunal du travail de Liège (division Neufchâteau) examine à la fois sur le plan du droit national et dans le cadre du Règlement n° 1408/71 les dispositions permettant la prise en compte d’activités principales ou accessoires pour la pension de retraite d’un travailleur ayant eu une carrière mixte (salarié et indépendant) dans deux Etats membres de l’Union et ayant été reconnu en invalidité dans l’un de ceux-ci.

Les faits

Un travailleur indépendant atteint l’âge de la retraite en mars 2012. Il a été affilié à la C.N.A.A.S.T.I. du 1er janvier 1963 au 31 décembre 1968 et, ensuite, du 1er octobre 1979 au 30 décembre 1980 (à une autre caisse pour cette seconde période).

Les cotisations des premières années (jusqu’au quatrième trimestre 1966) n’ont pas été payées. Elles sont prescrites. Pour la seconde période d’affiliation, celle-ci a été reprise pour une activité exercée à titre accessoire, les cotisations étant inférieures au seuil minimum applicable en activité principale.

Entre 1968 et 1980, il a travaillé comme frontalier au Grand-Duché de Luxembourg et a encore de brèves périodes de travailleur salarié en Belgique en 1970 ainsi qu’en 1977 et 1978.

En 1980, il a été victime d’un accident du travail au Luxembourg et une incapacité de travail à plus de 66% a été admise, donnant lieu à l’octroi d’une pension d’invalidité. Cette incapacité a été reconnue par l’I.N.A.M.I., qui, après avoir payé des indemnités dans un premier temps, se les est vu rembourser lorsque le droit a été ouvert au Luxembourg.

A l’occasion de son 65e anniversaire, la pension d’invalidité a été muée en pension de retraite. Celle-ci assimile les périodes de maladie.

La pension salariée belge à laquelle le demandeur peut prétendre en Belgique est également payée (règle de la proportionnelle) et l’I.N.A.S.T.I. a également procédé au calcul et au paiement d’une pension au taux ménage dans le régime des indépendants.

L’intéressé conteste le calcul de sa pension d’indépendant.

La position du demandeur

Le demandeur conteste que certaines périodes n’aient pas été prises en compte, étant la période non couverte par le paiement des cotisations complètes (période reprise comme activité complémentaire) et où il a été en invalidité.

Pour la première, il conteste au motif que les cotisations ont été payées. L’intéressé estime qu’il n’y a pas lieu de faire une distinction entre l’activité exercée à titre principal ou à titre accessoire, ceci n’étant pas prévu à l’article 15 de l’arrêté royal n° 72. Ayant cotisé notamment pour le secteur des pensions, il considère qu’il peut bénéficier des prestations correspondantes.

Pour ce qui est de la prise en compte, par assimilation, de la période entre 1980 et 2012 (pendant laquelle il a été en invalidité), il considère que la reconnaissance de celle-ci s’impose à l’O.N.P. (actuellement Service fédéral des Pensions). Sur le plan juridique, il se fonde sur l’article 48 du Traité, les normes du Règlement européen n° 1408/71, pour ce qui est de la concordance de reconnaissance de l’état d’invalidité, les règles en matière d’assimilation ainsi que le texte de l’article 15 de l’arrêté royal n° 72.

Il fait encore valoir que les règlements de coordination ont pour effet d’éviter le paiement de cotisations sociales à fonds perdus.

La décision du tribunal

Le tribunal rappelle, dans l’examen de la prééminence des règles de droit européen, que l’article 48 du T.F.U.E. a été étendu aux non-salariés avec le Traité de Lisbonne (entré en vigueur le 1er décembre 2009). Le Règlement (CEE) n° 1408/71 contient un système complet de règles de conflit destinées à déterminer la législation applicable aux personnes qui entrent dans son champ d’application. A côté de celui-ci, existent (et ont été maintenues) des conventions bilatérales de sécurité sociale, le Règlement se substituant aux conventions existantes liant deux (ou plusieurs) Etats membres, mais une série d’instruments internationaux restant en vigueur. Il en est ainsi d’un Echange de lettres intervenu en 1968 entre la Belgique et le Grand-Duché de Luxembourg à propos des travailleurs indépendants, mention restée inscrite à l’annexe III du Règlement jusque fin 1995.

Les règles mises en place par le Règlement portent à la fois sur la totalisation des périodes et la proratisation des prestations. Dans ce corps de règles, il y a lieu de prendre en compte les dispositions de l’Echange de lettres entre la Belgique et le Luxembourg, qui prévoit de prendre en considération l’activité de travailleurs salariés exercée à titre principal au Luxembourg pour qualifier de complémentaire l’activité d’indépendant exercée en même temps en Belgique.

Sur le plan national, le tribunal rappelle les règles de calcul de la pension de retraite des travailleurs, étant la prise en compte de la carrière professionnelle, des revenus promérités (avec coefficient d’indexation ou calcul forfaitaire) et la prise en compte de la situation familiale.

Pour ce qui est de la preuve de l’activité professionnelle (qui doit être établie par le travailleur indépendant), le tribunal rappelle qu’à partir de 1957, c’est le paiement des cotisations qui est pris en compte, eu égard à la législation applicable à l’époque, et, à partir de 1968, s’y est substitué l’arrêté royal n° 38, qui impose également comme règle le paiement des cotisations dues.

Reprenant le texte de l’article 15 (§§ 1er et 3) de l’arrêté royal n° 72, il relève que les cotisations ne font toutefois preuve de l’activité professionnelle en qualité de travailleur indépendant qu’à la condition qu’elles aient été payées en principal et accessoires et pour autant que leur montant n’ait pas été établi eu égard à l’exercice d’une autre activité professionnelle (ou situation assimilée), notamment.

Le tribunal rencontre la position du demandeur, rappelant que, contrairement à ce qu’il invoque, il y a une distinction entre les professions principales et les professions complémentaires, celles-ci figurant à l’article 12 de l’arrêté royal n° 38.

Son § 1er vise les indépendants considérés comme exerçant leur activité à titre principal ou qui doivent cotiser vu le montant de leurs revenus comme s’ils étaient dans cette situation. Le § 2 concerne ceux qui exercent à titre complémentaire, le texte concernant ceux qui, en dehors de l’activité donnant lieu à l’assujettissement à l’arrêté royal n° 38, exercent habituellement en ordre principal une autre activité professionnelle. Le terme « habituel et en ordre principal » est explicité dans l’arrêté royal du 19 décembre 1967 portant Règlement général en application de l’arrêté royal n° 38. Il en découle que le travailleur indépendant est, dans l’hypothèse de l’exercice d’une activité complémentaire, redevable de cotisations sociales inférieures aux cotisations minimales dues pour une activité principale et que, par le paiement de ses cotisations, il ne se constitue pas de droits sociaux dans les secteurs de la sécurité sociale (maladie et invalidité, prestations familiales et pensions, notamment). Les cotisations versées contribuent à l’équilibre du régime des travailleurs indépendants et reposent sur le principe de la solidarité.

Le tribunal rappelle également les règles d’assimilation (article 28, § 2, de l’arrêté royal du 22 décembre 1967).

A la lumière de ce cadre réglementaire, il vérifie si, en droit interne, le demandeur peut prétendre à une pension de retraite.

Pour la période couverte par les cotisations réduites, il conclut qu’il n’y a pas ouverture d’un droit à des prestations de pension.

Pour la période où il y a eu reconnaissance en invalidité au Luxembourg, il n’a plus payé de cotisations en Belgique. N’étant pas considéré comme indépendant les trimestres précédant l’accident, il ne peut dès lors bénéficier de l’assimilation maladie. Aucun droit n’est ouvert d’ailleurs à une indemnité à ce titre en régime indépendants. Reste la reconnaissance de l’état d’invalidité en régime salariés, pour laquelle le tribunal conclut que celle-ci n’ouvre pas un droit à une pension de retraite dans le régime des indépendants, le problème de l’assimilation maladie en tant que salarié supposant que soient réunies les deux conditions de l’article 34 de l’arrêté royal du 21 décembre 1967.

Sur le plan du droit européen, le tribunal rencontre l’argument du demandeur selon lequel les cotisations ne peuvent être versées à fonds perdus. Celui-ci invoquant un arrêt LARSY, le tribunal renvoie pour sa part à un arrêt ultérieur (HERVEIN), dans lequel la Cour a insisté sur le fait que les dispositions du Traité relatives à la libre circulation des personnes visent à faciliter pour les ressortissants des Etats membres l’exercice d’activités professionnelles de toute nature sur l’ensemble du territoire de la Communauté et s’opposent à des réglementations nationales qui pourraient défavoriser ces ressortissants lorsqu’ils souhaitent étendre leurs activités hors du territoire d’un seul Etat membre. Le Traité ne garantit pas (considérant n° 51) à un travailleur que l’extension de ses activités dans plus d’un Etat membre ou leur transfert dans un autre Etat membre soit neutre en matière de sécurité sociale. Compte tenu des disparités des législations de sécurité sociale dans les Etats membres, une telle extension ou un tel transfert peuvent, selon les cas, être plus ou moins avantageux ou désavantageux pour le travailleur sur le plan de la protection sociale.

En outre, le tribunal relève que la situation tranchée dans l’affaire LARSY (exercice de deux activités indépendantes en France et en Belgique pour lesquelles des cotisations sont payées dans les deux pays) n’est pas transposable.

Enfin, pour l’assimilation de la période d’invalidité, il renvoie aux règles de concordance de reconnaissance d’invalidité entre les différents pays. En l’espèce, l’invalidité reconnue au Luxembourg a été acceptée par la Belgique mais, au moment de l’accident, le Règlement n° 1408/71 n’était pas encore applicable aux indépendants, de sorte que le demandeur ne peut solliciter la reconnaissance de son invalidité en régime des salariés au régime des indépendants. En outre, faudrait-il qu’il remplisse les conditions d’assimilation selon la législation nationale.

Le tribunal conclut dès lors au rejet de la demande.

Intérêt de la décision

Les faits de la cause tranchée par le Tribunal du travail de Liège étaient, comme l’on peut le voir, relativement complexes, eu égard non seulement à la carrière dans deux Etats membres, mais également à l’existence de deux statuts (indépendant et salarié) et, enfin, à la question de l’assimilation d’une invalidité admise dans un Etat membre et l’incidence de celle-ci sur les droits à la pension de retraite dans un autre régime dans un autre Etat.

A l’époque, le Règlement n° 1408/71 du Conseil du 14 juin 1971 a été étendu aux travailleurs non salariés par le Règlement n° 1390/81. En vertu de son article 2, il n’ouvre cependant aucun droit pour la période antérieure à sa date d’entrée en vigueur, qui est le 1er juillet 1982.

Le tribunal rappelle encore que les règles de coordination ne portent pas atteinte à la compétence des Etats membres pour aménager leurs systèmes de sécurité sociale, notamment les règles d’affiliation au régime national ainsi que les conditions d’octroi des différentes prestations. Il s’agit d’une coordination de règles et non d’une harmonisation.

L’affaire aborde également un point spécifique, étant le maintien de dispositions dérogatoires pour les travailleurs indépendants ayant presté en Belgique et au Luxembourg, pour lesquels un Echange de lettres des 10 et 12 juin 1968 entre les deux pays est resté en vigueur jusqu’au 31 décembre 1995. Il constitue une exception à la règle de l’article 6, a), du Règlement 1408/71, qui prévoit que le Règlement se substitue aux conventions de sécurité sociale bilatérales.


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