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Chômage : suppression des compléments d’ancienneté et obligation de standstill

Commentaire de C. trav. Liège (div. Namur), 3 octobre 2019, R.G. 2018/AN/136 et 2018/AN/140

Mis en ligne le lundi 13 avril 2020


C. trav. Liège (div. Namur), 3 octobre 2019, R.G. 2018/AN/136 et 2018/AN/140

Chômage : suppression des compléments d’ancienneté et obligation de standstill

Par arrêt du 3 octobre 2019, la Cour du travail de Liège (division Namur) a conclu à la méconnaissance du principe de standstill et à l’existence d’une inégalité de traitement dans les mesures prises par l’arrêté royal du 30 décembre 2014, modifiant l’article 126 de l’arrêté royal organique du 25 novembre 1991.

Les faits

Dans le courant de l’année 2014, à la suite d’une restructuration, une employée est licenciée et sollicite les allocations de chômage avec complément d’entreprise.

Le régime en cause relève, par application de la C.C.T. n° 17, de la convention collective sectorielle. Dans celle-ci, il est accessible à partir de 58 ans sur la base d’un passé professionnel déterminé.

L’intéressée introduit sa demande auprès de son organisme de paiement. L’examen de celle-ci fait apparaître que son passé professionnel est suffisant et qu’elle peut dès lors bénéficier d’un complément d’ancienneté aux allocations calculées au taux cohabitant (vu qu’elle cohabite avec son conjoint bénéficiaire d’une pension de retraite et avec son frère, qui est également allocataire social).

L’article 126 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991, applicable à sa situation, est modifié par un arrêté royal du 30 décembre 2014. Une des conditions nouvellement posées à l’octroi du complément est d’avoir bénéficié de celui-ci en 2014. Le montant journalier des allocations (revu) lui est communiqué. Elle ne bénéficie plus, suite à la modification du texte, du complément d’ancienneté après une année d’octroi des allocations au taux de cohabitant (seuls pouvant encore y prétendre les chômeurs ayant effectivement bénéficié de ce complément d’ancienneté au moins un jour en 2014, ce qui n’est pas son cas).

Une procédure est introduite en mai 2015 devant le Tribunal du travail de Liège (division Dinant), au motif de la violation du principe de standstill. Elle vise à la fois l’organisme de paiement et l’ONEm.

L’intéressée est pensionnée le 1er mai 2018.

Les décisions du tribunal

Par un premier jugement du 8 septembre 2017, le tribunal a rejeté une argumentation de la partie demanderesse relative à l’urgence invoquée pour la consultation du Conseil d’Etat. Le tribunal a rouvert les débats pour ce qui est du principe du standstill.

Dans un second jugement, rendu le 22 juin 2018, le tribunal a écarté, sur avis du Ministère public, le nouvel article 126, alinéa 1er, 9°, de l’arrêté royal organique en raison non d’une question de standstill mais de discrimination fondée sur les articles 10 et 11 de la Constitution. A l’appui de sa conclusion, il a rappelé d’abord le principe relatif aux conditions d’application de la loi nouvelle (celle-ci s’appliquant aux situations naissant à partir de son entrée en vigueur, mais également aux effets futurs des situations nées sous l’empire de la loi antérieure, se produisant ou se prolongeant sous l’empire de la loi nouvelle, pour autant que cette application ne porte pas atteinte à des droits déjà irrévocablement acquis).

Le tribunal a ensuite fait valoir, sur la base de deux décisions de la Cour constitutionnelle (C. const., 26 avril 2006, n° 58/2006 et C. const., 21 décembre 2017, n° 150/2017), qu’il appartient au législateur de régler la question de l’entrée en vigueur d’une loi nouvelle et de décider, s’il échet, de mesures transitoires, la date d’entrée en vigueur qui établirait une différence non susceptible de justification raisonnable n’étant pas conforme aux articles 10 et 11 de la Constitution. Par ailleurs, il a également rappelé le principe de confiance légitime, auquel il ne peut être porté atteinte sans motif impérieux d’intérêt général, et ce toujours eu égard à la condition du régime transitoire.

Il a conclu que le complément d’ancienneté a été supprimé en portant atteinte à ce principe de confiance légitime de manière excessive, à l’égard de personnes qui, comme l’intéressée, ont introduit leur demande avant le 1er janvier 2015 mais ne se trouvaient pas encore en deuxième période d’indemnisation exigeant douze mois préalables pour bénéficier du complément d’ancienneté en cause. Les justifications d’un traitement différencié entre le chômeur qui adresse sa demande fin 2013 et un autre qui le fait début 2014 ne sont pas établies, le tribunal considérant qu’il eut fallu une mesure transitoire. Il a dès lors condamné l’organisme de paiement à verser ces compléments d’ancienneté.

Celui-ci interjette appel.

La décision de la cour

Reprenant, en premier, l’avis de l’avocat général selon lequel le recul se limitant à la suppression du complément d’ancienneté ne serait pas significatif et serait dès lors proportionné, la cour en vient à sa propre analyse. Elle reprend l’évolution du texte et fait des développements particulièrement complets sur le principe de standstill, dans l’enseignement de la Cour constitutionnelle, de la Cour de cassation, ainsi que dans la jurisprudence de la Cour du travail de Liège.

Appliquant la méthodologie habituelle, elle retient que le processus du contrôle judiciaire doit se faire en trois étapes, étant de vérifier si un recul significatif éventuel serait concrètement constaté, s’il obéit à un motif d’intérêt général et s’il est approprié et nécessaire au regard de ce motif. Le dernier critère concerne le degré de proportionnalité.

Pour ce qui est de l’ampleur du recul par l’effet de la norme nouvelle, la cour rejoint la conclusion du premier juge, étant que l’arrêté royal du 30 décembre 2014 a entraîné une suppression du droit sans la moindre mesure compensatoire. Le recul est dès lors significatif.

Quant à la légitimité de la mesure, les motifs budgétaires sont, pour la cour, concrètement compris et favorables à l’intérêt général.

Enfin, sur le degré de proportionnalité de la mesure, dès lors que la régression manifeste, imprévue et préjudiciable du degré de protection sociale est constatée, la cour en conclut que, si elle est justifiée par un motif d’intérêt général, est appropriée et nécessaire, elle a des effets disproportionnés pour les travailleurs dans la situation de l’intéressée, et ce eu égard à son statut, en regard de sa situation sociale, du principe de confiance légitime, ainsi que de celui de sécurité juridique et d’égalité de traitement. Chacun de ces postes est dûment documenté.

En ce qui concerne la légitime confiance, la cour retient en outre la discordance entre la situation de la travailleuse et la motivation de l’urgence de la réforme. Des exceptions ont été prévues lors de la modification du texte, mais la cour déplore qu’il n’y eut aucun avertissement ni exception, tant pour les employeurs que pour les travailleurs qui se sont engagés en 2014 pour un régime de chômage avec complément d’entreprise. Leur légitime confiance a dès lors été trompée.

Sur le plan de la sécurité juridique, la cour suit l’argumentation de l’intéressée, qui a renvoyé aux décisions de la Cour constitutionnelle ci-dessus, eu égard à la nécessité de mesures transitoires lorsqu’il est porté atteinte aux attentes légitimes d’une catégorie déterminée de justiciables (en dehors de l’existence d’un motif impérieux d’intérêt général).

Enfin, il y a inégalité de traitement, l’auteur de la norme ayant, pour la cour, contrarié lui-même son objectif d’avertissement et les effets induits n’étant corrigés par aucune mesure transitoire ou autre.

La cour rappelle que l’organisme de paiement a à juste titre souligné que le seul débiteur des allocations est l’ONEm, lui-même assumant une mission de paiement en exécution des décisions de cet Office. C’est dès lors lui qui est la seule institution débitrice des allocations et compléments demandés.

Intérêt de la décision

C’est une nouvelle fois le standstill qui est au cœur de l’examen effectué par la cour du travail.

Il s’agit ici de la modification de l’article 126 de l’arrêté royal organique par un arrêté royal du 30 décembre 2014 (entré en vigueur le 1er janvier 2015), qui a revu les conditions d’octroi des compléments d’ancienneté. Cet arrêté royal prévoyait comme condition (entre autres) la perception du complément en décembre 2014 (initialement). Cette exigence a été revue par un nouvel arrêté du 23 septembre 2015 pour viser actuellement toute l’année 2014.

La cour a rappelé à diverses reprises que, vu les conséquences préjudiciables de la nouvelle réglementation, il y avait lieu de prévoir des mesures transitoires, ainsi que l’a rappelé la Cour constitutionnelle dans ses arrêts.

L’absence de telles mesures transitoires a dès lors pour effet d’entamer le principe de la sécurité juridique ainsi que celui de la confiance légitime.

La cour a pointé plus particulièrement l’absence d’avertissement aux employeurs et aux travailleurs, qui continuaient, en 2014, à prévoir des mesures dans le cadre de l’ancienne réglementation, alors que des mesures socialement préjudiciables aux travailleurs étaient en voie d’adoption et qu’elles allaient nécessairement affecter ces derniers dans leurs droits.


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