Terralaboris asbl

Facteur de Bradford et absentéisme

Commentaire de Trib. trav. Brabant Wallon (div. Wavre), 8 octobre 2019, R.G. 17/1.138/A

Mis en ligne le vendredi 29 mai 2020


Tribunal du travail du Brabant Wallon (division Wavre), 8 octobre 2019, R.G. 17/1.138/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 8 octobre 2019, le Tribunal du travail du Brabant Wallon (division Wavre) reprend une critique régulièrement faite au facteur de Bradford, supposé déterminer l’incidence de l’absentéisme sur les perturbations de l’entreprise, et conclut, dans le cas d’un licenciement fondé sur celui-ci, à une discrimination prohibée.

Les faits

Un ouvrier est engagé en qualité de mécanicien dans un garage (entreprise dépendant de la C.P. n° 112). Trois ans plus tard, il est licencié moyennant préavis à prester. Il remet, en cours de préavis, un certificat médical pour une période de deux semaines. Il est alors mis fin au contrat avec effet immédiat, moyennant indemnité correspondant au solde du préavis.

Le motif de la rupture est précisé sur le document C4, étant que « le facteur de Bradford est plus élevé que le double de la moyenne ».

Une demande est adressée à l’entreprise, conformément à la C.C.T. n° 109, aux fins de préciser les motifs concrets du licenciement et, par lettre en réponse, la confirmation du motif est donnée, étant que les absences sont trop nombreuses et qu’elles se sont par ailleurs « accentuées » lors de périodes de grandes vacances, ce qui a un impact sur l’organisation et l’image qualitative de l’entreprise ainsi que sur le travail et la motivation des collègues.

Des précisions sont demandées par l’organisation syndicale du travailleur en ce qui concerne le score Bradford. Des chiffres sont alors donnés par l’entreprise, étant que la moyenne au 30 septembre 2016 serait de 158,41, alors qu’à la même date, le chiffre concernant le travailleur serait de 608.

Une demande complémentaire relative à des arriérés de rémunération est formée par l’organisation syndicale (non-respect du barème). Vu le refus de l’entreprise, une procédure est introduite devant le tribunal du travail.

Dans le cadre de celle-ci, UNIA est intervenu par requête en intervention volontaire.

Objet de la demande

Le travailleur postule, dans le cadre de la procédure judiciaire, des arriérés de rémunération d’une part et, de l’autre, des dommages et intérêts pour discrimination sur la base de son état de santé. A titre subsidiaire, la même somme est réclamée au titre de dommages et intérêts en vertu de la C.C.T. n° 95 et, à titre infiniment subsidiaire, est postulée l’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable.

Le jugement du tribunal

Le tribunal examine d’abord la question des arriérés de rémunération, s’agissant de vérifier le respect des barèmes en vigueur au sein de la C.C.T. n° 112 compétente pour les entreprises de garage (C.C.T. du 19 avril 2014 contenant la classification des fonctions).

Il constate qu’au départ, le travailleur a été classé en catégorie A1 et que celle-ci ne pouvait être retenue, s’agissant de fonctions ne nécessitant aucune formation spécifique et étant essentiellement relatives à des tâches d’exécution.

Par contre – et ceci est par ailleurs mentionné dans le contrat –, l’intéressé était supposé avoir une formation de base (théorique et pratique) et des connaissances mécaniques élaborées, ainsi qu’une responsabilité propre dans l’exécution du travail.

A tout le moins, en conséquence, pour le tribunal, fallait-il dès le départ appliquer une catégorie supérieure. Dans la mesure où les tâches sont précisées à suffisance dans les éléments du dossier, le tribunal retient deux périodes, auxquelles il applique les catégories B1 et B2 successivement. Le calcul effectué par le demandeur s’avère dès lors correct.

Pour ce qui est de la discrimination, le tribunal examine la problématique du « facteur de Bradford ». Il s’agit d’une formule mathématique selon laquelle le taux d’absentéisme des travailleurs peut être mesuré, ainsi que la perturbation de celui-ci sur le fonctionnement de l’entreprise. Selon la formule, le nombre de périodes d’absence est élevé au carré et son résultat est multiplié par le nombre de jours d’absence. Elle met davantage l’accent sur la fréquence de celles-ci plutôt que sur le nombre de jours.

Le tribunal retient que ce serait la fréquence des absences – spécialement de courte durée – qui entraînerait le plus de perturbations, soulignant cependant que ceci n’est pas le moins du monde prouvé.

Il prend un exemple, étant l’hypothèse d’une personne absente un jour tous les mois. Ce facteur de Bradford donne, dans ce cas, 11 x 11 x 11 = 1331. Par contre, une personne malade pendant quinze jours ouvrables à trois reprises a un facteur de 3 x 3 x 45 = 405. Le tribunal souligne que ce dernier résultat est moins du tiers du facteur précédent, alors que la durée des absences est quatre fois supérieure.

Dans la mesure où certaines absences ne sont par ailleurs pas prises en compte (absence programmée, chômage économique, absence collective, ainsi les intempéries dans certains secteurs), puisqu’elles n’entraînent aucune désorganisation, subsistent deux hypothèses essentielles, étant les absences non récurrentes au cours d’une même année civile (congés de maternité, de paternité, d’adoption et congé parental d’accueil) ou les absences potentiellement récurrentes au cours de celles-ci (impossibilité de commencer ou de poursuivre le travail, événements familiaux, raisons impérieuses et incapacité de travail résultant d’une maladie ou d’un accident).

Renvoyant à des recherches effectuées sur l’absentéisme au travail, le tribunal retient que tous les résultats fournis par les différents moteurs de recherche ne portent que sur l’absentéisme en raison de maladie et que, par ailleurs, aucune analyse n’a été effectuée sur l’impact des autres causes d’absentéisme. Il est manifeste dès lors que le facteur de Bradford est utilisé uniquement pour cette seule hypothèse. Le tribunal renvoie également à un rapport relatif à l’absentéisme en Belgique en 2016, qui confirme le critère retenu pour ce facteur de Bradford, étant la nuisance provoquée par l’absentéisme de courte durée pour cause de maladie.

Examinant par ailleurs les critères de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination, le tribunal rappelle qu’il peut s’agir, dans les hypothèses de licenciement pour un critère protégé, d’une discrimination directe ou indirecte. Le motif du licenciement en l’espèce n’est pas contesté, ayant été confirmé à la fois sur le C4 et dans la lettre de l’entreprise, de telle sorte qu’il est la conséquence directe des absences elles-mêmes. Dans la mesure où le facteur de Bradford concerne les absences pour maladie, il y a licenciement pour un critère protégé. L’exigence de la loi selon laquelle est visé l’état de santé actuel ou futur est rencontrée, étant incontestable que l’entreprise s’est prémunie de l’état de santé futur de l’intéressé.

L’employeur n’établit pas, vu ce constat, que la mesure est objectivement justifiée par un but légitime et que les moyens de réaliser ce but sont appropriés et nécessaires.

L’indemnité forfaitaire de l’article 18, § 2, 2°, de la loi du 10 mai 2007 est dès lors due.

Intérêt de la décision

Le facteur de Bradford est régulièrement invoqué pour évaluer l’absentéisme des travailleurs.

Outre les références figurant dans le jugement, l’on peut renvoyer à une étude du Centre d’Education Populaire André Genot (« Discrimination de travailleurs sur base de leur état de santé : méfiez-vous du facteur Bradford », Cellule lutte contre les discrimination, août 2015). Cette étude rappelle qu’il est régulièrement recouru à ce facteur Bradford, tant dans le secteur public que dans le secteur privé, marchand ou non marchand. Elle souligne que ce facteur n’a pas de valeur légale et a régulièrement été rejeté en jurisprudence. Le principe en matière de discrimination en cas de licenciement dû à l’état de santé reste constant, l’employeur devant apporter la preuve requise par la loi du 10 mai 2007.

Cette étude reprend également la méthode de calcul de ce facteur, qui résulte d’une formule mathématique (nombre de jours d’absence sur l’année multiplié par la fréquence au carré) dont la logique échappe.

Le tribunal a démontré dans son jugement que ce facteur est biaisé, dans la mesure où il aboutit à tripler (du seul effet de la formule mathématique) le résultat de la formule en cas d’absence un jour par mois (soit onze jours d’absence par an) par rapport à trois périodes d’absence de quinze jours. Cette deuxième hypothèse aboutit à un tiers du résultat de la première hypothèse, alors que la durée des absences est quatre fois plus élevée.

Cette méthode abstraite d’évaluation de l’absentéisme (et de ses effets sur l’organisation de l’entreprise) est, dès lors, à juste titre, écartée par les juridictions du travail – sauf à l’employeur d’établir, indépendamment de la référence à cette formule, l’existence de motifs légaux de licenciement.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be