Commentaire de C. trav. Bruxelles, 12 octobre 2020, R.G. 2017/AB/1.114
Mis en ligne le vendredi 14 mai 2021
Cour du travail de Bruxelles, 12 octobre 2020, R.G. 2017/AB/1.114
Terra Laboris
Dans un arrêt du 12 octobre 2020, la Cour du travail de Bruxelles assoit sa jurisprudence (partagée par celle de la Cour du travail de Liège) selon laquelle, à défaut d’avoir respecté l’article 5 de la loi du 12 avril 1965, qui impose la signature d’une quittance, l’employeur qui a payé la rémunération de la main à la main n’est pas autorisé à apporter la preuve contraire, la présomption légale ayant un caractère irréfragable.
Les faits
Une société du secteur Horeca change de propriétaire en 2014. Il est alors décidé de procéder à des travaux de réaménagement d’un établissement, ce qui en suppose la fermeture. Le nouvel administrateur délégué remet à la serveuse qui y est occupée (et qui logeait d’ailleurs dans l’immeuble avec sa famille) un document par lequel était « confirmée » la fermeture annuelle de l’établissement, ceci supposant sa mise en congé annuel pendant les quinze jours qui suivaient.
Elle se voit ensuite notifier un préavis de sept semaines et quarante jours, à prester à l’issue de cette période de fermeture.
Elle tâche d’entamer la prestation du préavis à la date convenue, mais les lieux sont inaccessibles. Elle fait dès lors un courrier recommandé constatant la chose et demandant la position de la société dans les quarante-huit heures, signalant qu’à défaut, elle prendrait acte de la rupture du contrat.
Aucune réponse n’est réservée à ce document. En conséquence, la rupture est dénoncée aux torts de la société. Trois jours plus tard, la société elle-même constate un abandon de travail. Une semaine plus tard encore, elle lui notifie la rupture du contrat pour motif grave sans préavis ni indemnité.
Via son organisation syndicale, l’intéressée postule alors sa rémunération à partir de la reprise du travail jusqu’à la date de fin de la période couverte par l’indemnité de rupture. La société s’y refuse.
Un rappel sera adressé infructueusement et une procédure est en fin de compte introduite devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles.
Par jugement du 15 septembre 2017, la société est condamnée à payer diverses sommes, le tribunal validant notamment le constat d’acte équipollent à rupture et faisant droit à l’argumentation de l’intéressée selon laquelle elle n’avait pas touché la totalité de sa rémunération reprise sur les fiches de paie. Le tribunal a par ailleurs accordé des dommages et intérêts pour la période de deux semaines de congé imposée lors de ce qui fut présenté comme la fermeture annuelle de l’entreprise.
Appel est interjeté par la société, qui sollicite que l’ouvrière soit déboutée de toutes ses demandes.
La décision de la cour
La première question examinée est celle relative aux arriérés de rémunération. La travailleuse constate ne pas avoir reçu le montant net de la rémunération figurant sur les fiches de paie, tandis que la société affirme avoir payé ces montants. Les parties sont d’accord pour admettre que la rémunération a toujours été payée de la main à la main.
La cour examine, en conséquence, les principes applicables lorsque les parties procèdent de la sorte. Elle reprend un principe général, étant que, conformément à l’article 1315, alinéa 2, du Code civil, il appartient à la partie qui se prétend libérée de prouver le paiement dont elle se prévaut.
Un mode de preuve spécifique est admis en contrat de travail, étant la preuve par témoin (et, par conséquent, par toutes autres voies de droit), à défaut d’écrit, quelle que soit la valeur du litige. Cependant, et la loi du 12 avril 1965 sur la protection de la rémunération et le Code pénal social actuellement apportent un tempérament à ce mode de preuve autorisé par la loi du 3 juillet 1978. La loi du 12 avril 1965 prévoit l’obligation de délivrer une quittance. Il s’agit de l’article 5, § 1er, 2e alinéa, de la loi. Lors de l’introduction du Code pénal social, l’article 10 de la loi du 6 juin 2010 a ajouté dans la loi du 12 avril 1965 un article 47bis, selon lequel la rémunération est considérée comme n’étant pas payée lorsqu’elle l’a été en violation des dispositions des articles 4 à 6 de la loi.
La jurisprudence a alors été partagée, comme le rappelle la cour, quant à la question de savoir si l’employeur pouvait prouver le paiement par toutes voies de droit à défaut de s’être fait remettre une quittance signée par le travailleur.
La cour reprend également la doctrine de S. TOUSSAINT (S. TOUSSAINT, « Le paiement de la rémunération », La protection de la rémunération. 50 ans d’application de la loi du 12 avril 1965, Anthémis, 2016, pp. 96 et 97) et de A. DEGROS (A. DEGROS, La protection de la rémunération, Wolters Kluwer – Entreprise & droit social, 2016, pp. 44 et s.). Les auteurs ont dégagé la thèse selon laquelle l’absence de quittance est assimilée à une absence pure et simple de paiement, thèse qui a comme conséquence que l’employeur n’est plus autorisé à démontrer le paiement de la rémunération de la main à la main par d’autres moyens de preuve lorsqu’il est en défaut de produire celle-ci.
Cette position doctrinale a été confirmée en jurisprudence, la cour renvoyant à des décisions des cours du travail de Liège et de Bruxelles (C. trav. Liège, 13 janvier 2016, R.G. 2015/AL/162 et C. trav. Bruxelles, 26 février 2020, R.G. 2017/AB/476, C. trav. Bruxelles, 9 octobre 2019, R.G. 2017/AB/1.072 et C. trav. Bruxelles, 6 février 2019, R.G. 2017/AB/230).
Elle confirme se rallier à cette jurisprudence, également suivie par le premier juge, au motif que toute autre interprétation de l’article 47bis de la loi du 12 avril 1965 serait de nature à en violer sinon les termes, à tout le moins l’objectif, en le privant de tout effet utile.
Le jugement est dès lors confirmé sur ce point, puisqu’il a fait droit à la demande de la travailleuse.
La cour réserve ensuite quelques développements à l’obligation imposée à la travailleuse de prendre ses congés annuels pendant la « fermeture annuelle de l’établissement ». En l’espèce, il ne s’agissait pas d’une fermeture collective de l’entreprise mais d’une fermeture qui n’affectait que l’intéressée et sur laquelle elle avait marqué individuellement son accord pour la considérer comme une période de vacances annuelles. Le jugement ayant fait droit à la demande de dommages et intérêts, il est confirmé.
Enfin, reprenant les principes en matière d’acte équipollent à rupture, la cour souligne que ceux-ci sont applicables, peu importe que la modification décidée ou imposée ne soit pas définitive mais uniquement temporaire. C’est la jurisprudence de la Cour de cassation dans divers arrêts (dont Cass., 30 novembre 1998, n° S.97.0146.N). La cour rappelle que le juge du fait exerce une appréciation souveraine sur la question de savoir si la partie qui a manqué à ses obligations a exprimé ou non la volonté de rompre. Tel est bien le cas en l’espèce, eu égard aux éléments de fait et à l’absence de réaction de la société quant au sort de la travailleuse.
Le jugement est également confirmé sur ce point.
Intérêt de la décision
Cette décision de la Cour du travail de Bruxelles confirme le courant de jurisprudence selon lequel la présomption de l’article 47bis de la loi du 12 avril 1965 a un caractère irréfragable, partant d’une interprétation téléologique du texte.
La jurisprudence a en effet été partagée sur la question de la preuve du paiement de la rémunération de la main à la main, à défaut de quittance signée par le travailleur. Il est de plus admis qu’il y a actuellement en la matière une présomption irréfragable. La Cour du travail de Liège s’est déjà rendue à cette manière de voir et la Cour du travail de Bruxelles également. Plusieurs arrêts ont été rendus par chacune confirmant celui-ci.
La cour rappelle que, dans l’arrêt rendu le 6 février 2019, il a été précisé que l’article 47bis de la loi du 12 avril 1965 s’analyse soit en une présomption irréfragable, soit en une fiction. Dans un cas comme dans l’autre, la rémunération payée en violation de l’article 5 de la loi du 12 avril 1965 en ce qu’elle a été payée de la main à la main sans quittance est considérée comme n’ayant pas été payée, sans que l’employeur puisse prouver le contraire.