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Réduction des cotisations sociales et légitime confiance des employeurs dans les instructions de l’O.N.S.S.

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 23 novembre 2020, R.G. 18/3.400/A

Mis en ligne le jeudi 27 mai 2021


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 23 novembre 2020, R.G. 18/3.400/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 23 novembre 2020, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) annule une décision de l’O.N.S.S. ayant fait application rétroactive de nouvelles instructions administratives privant une société du bénéfice de la réduction des cotisations sociales, dans la mesure où elle ne répond plus aux conditions légales nouvellement posées.

Les faits

Une société conteste une décision de l’O.N.S.S. lui refusant les réductions de cotisations groupes-cibles « premiers engagements ». Cette demande est relative à dix trimestres (années 2016 et 2017 et les deux premiers trimestres de 2018). L’O.N.S.S. considère qu’il y a une seule unité technique d’exploitation avec une autre société. Le montant des cotisations dues par la société est de près de 26.000 euros.

En justice, la société demande le remboursement de cette somme, qui a été payée.

Dans le cours de la procédure, l’O.N.S.S. introduit une demande reconventionnelle, en vue d’étendre la demande de paiement aux trimestres futurs.

Les jugements du tribunal du travail

Le jugement du 18 novembre 2019

Le tribunal du travail a rendu un premier jugement le 18 novembre 2019, dans lequel il prononce une réouverture des débats. Il est demandé aux parties de s’expliquer suite à un arrêt rendu par la Cour de cassation en date du 11 septembre 2017, que l’O.N.S.S. considère comme un revirement de jurisprudence.

Le jugement du 23 novembre 2020

Dans ce jugement, le tribunal procède d’abord au rappel de la position des parties et, ensuite, tranche sur la base des éléments qui lui ont été donnés suite à la réouverture des débats.

La position des parties

La société plaide, notamment, qu’il y a violation du principe de bonne administration. Celui-ci implique la confiance légitime et la sécurité juridique, principes qui n’ont pas été respectés, dans la mesure où, dans ses instructions administratives, jusqu’au troisième trimestre de l’année 2017, l’O.N.S.S. faisait référence, comme critère d’occupation, aux quatre trimestres précédant le nouvel engagement.

Un arrêt a été rendu par la Cour de cassation le 11 septembre 2017, suite auquel les instructions ont été modifiées en vue de prendre en compte les douze mois précédant l’engagement (et non plus les quatre trimestres).

La société expose que, sur la base des instructions de l’O.N.S.S., elle avait introduit une demande de réduction en toute confiance, dans la mesure où elle remplissait les conditions prévues. Cependant, pour deux engagements intervenus en 2016 (mars et septembre), vu les instructions telles que modifiées à partir du quatrième trimestre 2017, la société n’était plus dans les conditions légales. Celle-ci plaide que des informations erronées lui ont été données et qu’il y a une erreur suite à l’application rétroactive d’une jurisprudence postérieure aux engagements intervenus. Subsidiairement, la société met la responsabilité de l’O.N.S.S. en cause sur pied de l’article 1382 du Code civil, son dommage étant l’équivalent des cotisations dues.

L’O.N.S.S. déclare qu’il s’est contenté d’adapter ses instructions administratives vu l’arrêt de la Cour de cassation du 11 septembre 2017. Il conclut que la société ne remplit pas les conditions légales pour bénéficier de la réduction des cotisations.

Position du tribunal

Le tribunal rappelle ce qu’il faut entendre par « principes généraux de droit administratif », dont il est question dans le débat. Ceux-ci ont un caractère supplétif et prétorien et ne peuvent prévaloir sur une disposition législative contraire. Parmi les principes de bonne administration, figure celui de la sécurité juridique. Le citoyen doit pouvoir faire confiance à ce qu’il ne peut concevoir autrement que comme une règle fixe de conduite et d’administration. De même, les services publics doivent honorer les prévisions qu’ils ont fait naître dans leur chef.

Ce principe ne peut cependant être invoqué contra legem, étant que, si l’administration a adopté une attitude ne respectant pas la règle légale, ceci ne peut néanmoins justifier qu’il soit fait obstacle à l’application de la loi. L’administré doit pouvoir se fier à ce qui ne peut être raisonnablement considéré par lui autrement que comme une pratique constante de l’autorité, et le tribunal de rappeler que trois conditions doivent être réunies pour que le principe de confiance légitime soit en cause, étant que doivent exister (i) une erreur de l’administration, (ii) une attente légitime suscitée à la suite de celle-ci et (iii) l’absence d’un motif grave permettant de revenir sur cette reconnaissance.

La question est de savoir si l’administration peut revenir, avec effet rétroactif sur une erreur qu’elle a commise. La cour rappelle la doctrine de J.-F. NEVEN et de D. DE ROY (J.-F. NEVEN et D. DE ROY, « Les principes de bonne administration et responsabilités de l’O.N.S.S. », La sécurité sociale des travailleurs salariés, Larcier, 2010, pp. 507 et s.), qui enseigne que la violation du principe de confiance peut être à l’origine d’un dommage réparable, à la condition que celui-ci ait une consistance spécifique, distincte de la perte des avantages en cause. Le tribunal cite encore un arrêt de la Cour du travail de Liège (C. trav. Liège, div. Namur, 24 août 2018, R.G. 2017/AN/153), qui a visé comme tel la prise de cours des intérêts ou la prise de cours de la prescription.

En l’espèce, il s’agit d’appliquer l’article 344 de la loi-programme du 24 décembre 2002, qui accorde les réductions en cause pour un travailleur nouvellement engagé, à la condition qu’il remplace un travailleur qui était actif dans la même unité technique d’exploitation au cours des quatre trimestres précédant l’engagement. Jusqu’au troisième trimestre de l’année 2017, la notion de quatre trimestres était appliquée et reprise telle quelle dans les instructions administratives, celles-ci étant cependant modifiées suite à l’arrêt de la Cour de cassation du 11 septembre 2017, étant actuellement fait référence à l’occupation au cours des douze mois jour pour jour précédant l’engagement.

Au moment de la demande, seuls les quatre trimestres de l’année 2015 devaient être pris en compte, la demande ayant été introduite en vue de bénéficier de la réduction à partir du premier trimestre 2016. La situation est différente pour l’entreprise si l’on doit tenir compte des engagements dans les douze mois précédant l’engagement du nouveau travailleur.

Le tribunal relève que ce qui est en cause est l’application rétroactive de ce mode de calcul, étant que l’O.N.S.S. l’a appliqué aux demandes en cours, qui avaient été introduites sur la base des instructions antérieures.

Renvoyant notamment à un arrêt du 29 avril 2013 (ainsi qu’à trois arrêts précédents des 1er février 2010 – n° S.09.0017.N –, 12 novembre 2007 – n° S.06.0108.N – et 30 octobre 2006 – S.05.0085.N), le tribunal relève que, dans ses arrêts précédents, la Cour de cassation a toujours retenu la référence à une occupation au cours des douze mois civils précédant l’engagement. Il n’y a dès lors pas de revirement de jurisprudence. C’est l’O.N.S.S. qui n’a pas clairement mentionné la période de référence dans ses instructions. La société a dès lors été trompée dans sa confiance légitime, ne s’agissant pas d’une règle légale qui a changé.

Le tribunal fait grief à l’O.N.S.S. d’avoir procédé à une application rétroactive des règles nouvelles qu’elle comptait appliquer, ce qui a porté atteinte aux attentes légitimes des employeurs, qui n’auraient sans doute pas procédé à des engagements aux conditions nouvelles. La réduction des cotisations groupes-cibles « premiers engagements » est un incitant majeur pour les employeurs. Il ajoute que les secrétariats sociaux ont appliqué la règle des douze mois pour les demandes introduites à partir du quatrième trimestre 2017 et c’est ce qui aurait également dû être fait.

La décision de l’O.N.S.S. est dès lors annulée, en application de l’article 159 de la Constitution (le tribunal renvoyant à P. JOASSART, « De la nature administrative des décisions de l’O.N.S.S. et de ses conséquences », La sécurité sociale des travailleurs salariés. Assujettissement, cotisations, sanctions, Larcier, 2010, p. 500).

Le tribunal examine dès lors la demande et conclut que les conditions pour bénéficier de la réduction étaient remplies.

Intérêt de la décision

La question de la réduction des cotisations sociales organisée par la loi-programme du 24 décembre 2002 est très régulièrement abordée en jurisprudence pour ce qui est de la notion d’unité technique d’exploitation. La Cour de cassation a encore été saisie de la question récemment (voir Cass., 9 décembre 2019, n° S.19.0017.N – précédemment commenté).

La question de la période à prendre en compte pour le calcul du personnel occupé fait cependant peu souvent l’objet de litiges. Le tribunal sanctionne, dans le jugement commenté, l’application rétroactive d’une autre interprétation de la règle. Or, la jurisprudence constante de la Cour de cassation interprète la notion de « quatre trimestres » comme étant les douze mois précédant l’engagement. L’on peut à cet égard relever son arrêt du 29 avril 2013 (Cass., 29 avril 2013, n° S.12.0096.N). Celui-ci enseigne en effet que, pour l’application de l’article 344 de la loi-programme (I) du 24 décembre 2002 autorisant l’octroi temporaire d’une réduction groupes-cibles des cotisations de sécurité sociale, il faut examiner à la lumière des critères socio-économiques s’il y a unité technique d’exploitation. Il faut vérifier si l’entité qui occupe le travailleur nouvellement engagé a des liens sociaux et économiques avec celle qui, au cours des douze mois précédant le nouvel engagement, a occupé un travailleur qui est remplacé par le nouveau. La circonstance qu’un travailleur licencié est engagé quelques mois plus tard par un autre employeur n’empêche pas qu’il y a lieu de prendre ce travailleur en compte lors de l’examen de l’éventuelle existence du lien social recherché.

Le jugement renvoie également à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 13 avril 2016 (C. trav. Bruxelles, 13 avril 2016, R.G. 2014/AB/558). Celle-ci y a décidé que les conditions de la réduction des cotisations de sécurité sociale pour engagement de nouveaux travailleurs doivent s’apprécier au niveau d’une même unité technique d’exploitation. Il faut examiner si l’entité qui occupe le travailleur nouvellement engagé a des liens sociaux et économiques avec l’entité qui, au cours des 12 mois précédant ce nouvel engagement, a occupé un travailleur qui est remplacé par celui-ci.

L’on ne peut dès lors, à propos de l’arrêt du 11 septembre 2017, considérer qu’il s’agit d’un revirement de jurisprudence.


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