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Accident du travail : exigence du critère de soudaineté

Commentaire de C. trav. Mons, 14 octobre 2020, R.G. 2019/AM/351

Mis en ligne le vendredi 28 mai 2021


Cour du travail de Mons, 14 octobre 2020, R.G. 2019/AM/351

Terra Laboris

Dans un arrêt du 14 octobre 2020, la Cour du travail de Mons rappelle qu’un événement soudain peut englober des faits ou des événements s’étalant sur une certaine durée de temps. Il appartient au juge d’apprécier si la durée de l’événement excède la limite de ce qui peut être considéré comme un événement soudain au sens légal. Il s’agit, dans cette affaire, d’un choc émotionnel important d’un agent envoyé en Sicile en mission « Frontex » pour exercer des fonctions administratives lors de débarquements de migrants.

Les faits

Un inspecteur de police a été envoyé, du 27 octobre au 28 novembre 2014, en Sicile. Sa mission intervient dans le cadre de l’opération « Frontex » afin d’effectuer des tâches auxiliaires à l’assistance aux personnes clandestines (auditions, etc.).

Deux ans plus tard, en décembre 2016, il complète une déclaration d’accident du travail, où il fait état d’un choc mental causé par de très nombreux contacts avec des personnes clandestines en grande difficulté. Il fait état de sa stupéfaction, de sa prise de conscience de la misère humaine et de sa perte de repères, ainsi que d’une frayeur liée à la présence de maladies (citant Ebola, la malaria, la dysenterie, la gale, etc.).

Son médecin a appuyé sa déclaration en précisant, dans une attestation, que l’intéressé a été victime d’un choc émotionnel intense ainsi que d’un choc post-traumatique suite au voyage en Sicile pendant la période concernée, ceci ayant entraîné un vitiligo important. L’intéressé souligne, dans une déclaration sur l’honneur, les éléments qui l’ont choqué, étant essentiellement d’entendre les récits (exploitation, torture, corruption) de leur périple, d’avoir constaté qu’ils étaient en guenilles, pieds nus, etc. Il fait également état de son vécu suite à d’autres faits, étant les attentats du 22 mars 2016. La psychologue du stress team de la Police fédérale indique également qu’il a été pris en charge à la suite de ceux-ci et constate qu’il souffre encore à ce moment de lésions psychologiques suite à son voyage en Sicile.

L’accident du travail est refusé par décision du 16 février 2017, au motif que les événements invoqués s’étalent sur une longue durée, qui n’est pas compatible avec la notion d’événement soudain.

Le policier précise ultérieurement que son premier choc émotionnel s’est produit le 31 octobre 2014, lorsqu’il a assisté au premier débarquement de migrants.

L’Etat belge confirme son refus de prendre l’accident en charge.

Une procédure est, ainsi, introduite devant le Tribunal du travail du Hainaut (division Charleroi). Celui-ci statue par jugement du 10 septembre 2019, accueillant la demande contre l’Etat belge – Service public fédéral Intérieur (celle-ci ayant également été dirigée contre la Police fédérale, le tribunal la dit irrecevable contre cette dernière).

Sur le fond, le tribunal admet qu’il y a événement soudain et lésion et désigne un expert judiciaire.

L’Etat belge interjette appel.

La décision de la cour

Dans son rappel des principes, la cour aborde successivement le renvoi fait dans la loi du 3 juillet 1967 au secteur privé, étant les articles 7 et 9 de la loi du 10 avril 1971. Elle reprend ensuite le mécanisme de la preuve et, enfin, la définition de l’événement soudain. Un rappel est fait de divers arrêts de la Cour de cassation, dont la jurisprudence est constante, la cour soulignant que l’exercice habituel et normal de la tâche journalière peut être un événement soudain à la condition que, dans cet exercice, puisse être décelé un élément qui a pu produire la lésion.

Elle fait un renvoi particulier à l’arrêt de la Cour de cassation du 15 avril 2002 (Cass., 15 avril 2002, n° S.01.0079.F), qui a retenu que la perception d’une situation (angoissante) par un travailleur peut constituer un événement soudain dès lors que cette perception repose sur des éléments objectifs.

Elle retient les faits du 31 octobre 2014, étant la vue du débarquement de migrants dans des circonstances difficiles (conditions inhumaines, cadavres dans des sacs, risques de contagion, etc.) et également la crainte dans le chef du policier d’être contaminé par les maladies véhiculées par les migrants et son sentiment d’impuissance, confronté à cette misère, éléments au demeurant non contestés par l’Etat belge.

L’employeur public persiste cependant à considérer qu’il n’y a pas événement soudain au sens légal, dès lors que les faits à l’origine de la lésion et de l’incapacité de travail se sont étendus dans la durée et qu’ils constituent un contexte général non lié à un événement particulier, de sorte que le critère de brièveté est absent.

La cour poursuit, en conséquence, sur la notion de soudaineté et sur le stress professionnel dû aux conditions de travail. Dans un arrêt du 13 octobre 2003 (Cass., 13 octobre 2003, n° S.02.0048.F), la Cour de cassation a admis qu’un stress professionnel dû aux conditions de travail inhérentes à la fonction peut constituer l’événement soudain, ainsi la situation de stress consécutive à une réunion à l’issue de laquelle le travailleur s’est trouvé en état de choc. La cour souligne que, dans le cas du stress, la soudaineté, qui est le critère de distinction entre l’accident du travail et la maladie professionnelle, est plus malaisée à apprécier, vu la complexité de ce genre de situation, contrairement à l’événement soudain qui a une origine dynamique. Plusieurs facteurs peuvent intervenir (la cour renvoyant à diverses décisions de fond, dont un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 11 février 2019 (R.G. 2016/AB/1.132) et un autre de la Cour du travail de Liège du 26 avril 2013 (R.G. 2012/AL/333). Elle rappelle également que la soudaineté est une notion à contenu variable, devenant relative dans de très nombreuses hypothèses, là où l’événement soudain est complexe ou prolongé et est inhérent aux conditions de travail.

Dans son arrêt du 28 avril 2008 (Cass., 28 avril 2008, n° S.07.0079.N), la Cour de cassation a jugé, concernant le critère de soudaineté, qu’il ne peut se réduire à l’exigence d’une totale instantanéité et qu’il peut englober des faits ou des événements qui s’étalent sur une certaine durée de temps. C’est au juge du fond d’apprécier si la durée de l’événement excède la limite admissible. A cet égard, même si la lésion est apparue de manière évolutive au cours d’un événement non instantané, le juge peut retenir l’existence d’un événement soudain.

Pour le stress, comme pour toute situation qui perdure et qui est inhérente à la fonction et aux responsabilités exercées, il peut y avoir événement soudain à la condition que soit apportée la preuve d’un élément particulier susceptible d’avoir produit la lésion.

En l’espèce, le choc émotionnel est retenu lorsque l’intéressé a débuté sa mission et le fait est situé à la date du 31 octobre 2014, à la vue du premier débarquement de migrants. La circonstance que ce choc ait perduré pendant tout le séjour est sans incidence et, par ailleurs, qu’il soit constitué de plusieurs facteurs (éléments choquants tels que la stupéfaction de l’intéressé, sa prise de conscience de la misère humaine, sa frayeur liée à la présence de maladies, etc.) est sans incidence, l’événement soudain pouvant être multiforme.

La cour rappelle que l’événement soudain peut non seulement être un événement en lui-même mais aussi un élément, un fait, une circonstance (ainsi des conditions pénibles de prestation, des conditions atmosphériques, etc.), une action, un état (un état de tension, de nervosité, un choc psychologique ou émotionnel).

La cour précise en outre que, si la lésion n’a été révélée qu’après les attentats de Bruxelles, ceci n’affecte pas la réalité de l’existence de l’événement soudain, la lésion ne devant pas nécessairement être concomitante à l’élément épinglé. En outre, la lésion est établie (stress post-traumatique et vitiligo). La présomption de causalité doit dès lors jouer.

Le tribunal a confié une mission à l’expert et la cour conclut au non-fondement de l’appel.

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la Cour du travail de Mons est une application stricte de la jurisprudence de la Cour de cassation, qui a enseigné dans plusieurs décisions que l’exercice habituel et normal de la tâche journalière peut être un événement soudain à la condition que, dans celui-ci, puisse être décelé un élément qui a pu produire la lésion.

Plus particulièrement, dans son arrêt du 15 avril 2002, la Cour a admis que l’émotion liée à la vision de collègues et du désordre consécutif à un hold-up survenu quelques heures avant la prise de fonction du travailleur, étant sa perception de la situation, peut constituer l’événement soudain, dans la mesure où elle repose sur des éléments objectifs. Médicalement, il était établi, dans ce dossier, que les éléments extérieurs (désordre, destruction, etc.), par le sentiment d’angoisse qu’ils ont inspiré, ont pu provoquer le stress et entraîner la pathologie psychiatrique constatée chez l’intéressé.

La Cour du travail de Mons fait une stricte application de ces principes sur la situation de stress consécutive à un événement professionnel, dont elle souligne la jurisprudence de la Cour de cassation dans son arrêt du 13 octobre 2003, relative à une situation de stress consécutive à une réunion à l’issue de laquelle le travailleur s’était estimé en état de choc.

Mais c’est surtout le très important arrêt de la Cour de cassation du 28 avril 2008 qui est rappelé. Dans cet arrêt de principe, la Cour a estimé, sur le caractère de soudaineté de l’événement soudain, qu’il ne peut se réduire à une exigence d’instantanéité et qu’il peut englober des faits ou des événements s’étalant sur une certaine durée de temps. Elle a considéré qu’il appartient au juge du fond d’apprécier si la durée d’un événement soudain excède la limite de ce qui peut être considéré comme admissible. En outre, cet arrêt a fait le lien entre la durée que peut avoir l’événement soudain et la durée dans laquelle la lésion est apparue. Dans la mesure où il ne doit pas y avoir concomitance entre les deux, l’aspect évolutif d’une lésion n’est pas de nature à écarter l’événement soudain.

Une situation de stress, telle que celle vécue dans l’espèce commentée, peut donc aboutir à la reconnaissance de l’accident du travail, dans la mesure où a été apportée la preuve d’un élément particulier qui a pu produire la lésion.


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