Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 12 novembre 2020, R.G. 14/415.719/A
Mis en ligne le lundi 14 juin 2021
Tribunal du travail de Liège (division Liège), 12 novembre 2020, R.G. 14/415.719/A
Terra Laboris
Dans un jugement du 12 novembre 2020, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) rappelle d’une part les règles de prescription d’une demande en justice et d’autre part les conditions dans lesquelles un travailleur peut avoir la qualité de personnel de direction ou de confiance.
Les faits
Un employé est engagé en 2009 par une société de commercialisation de produits de téléphonie/télévision/internet.
Un litige oppose les parties en 2013, litige qui va aboutir au licenciement de l’employé pour motif grave. Ce motif grave est contesté devant le tribunal du travail.
En cours d’instance, l’employé introduit une demande de réparation pour harcèlement et, à titre subsidiaire, une indemnité pour licenciement discriminatoire (sur la base de l’état de santé). Il considère également que le licenciement est abusif et réclame le paiement d’heures supplémentaires pour un montant important.
Le jugement du tribunal
Le tribunal va conclure à l’absence de motif grave, les griefs reprochés (essentiellement des vols, appropriations frauduleuses et comportements malhonnêtes) étant rejetés.
Ayant été saisi en cours d’instance d’une demande d’indemnité de protection sur pied de l’article 32tredecies de la loi du 4 août 1996 ainsi que d’une indemnité pour licenciement discriminatoire fondée sur l’article 18 de la loi du 10 mai 2007, le tribunal est amené à rappeler les règles de prescription en la matière.
Il renvoie à l’article 15 de la loi du 3 juillet 1978 et à l’article 26 du titre préliminaire du Code d’instruction criminelle, ainsi qu’à l’arrêt de la Cour de cassation du 11 mars 1993 (Cass., 11 mars 1993, n° 9505 et 9506), selon lequel l’acte introductif d’instance interrompt la prescription pour tous les chefs de demande qui y figurent spécifiquement ainsi que pour ceux qui y sont virtuellement compris.
Cette jurisprudence a été suivie d’un autre arrêt, en date du 7 mai 2001 (Cass., 7 mai 2001, n° S.00.0047.N), qui a précisé que l’interruption de la prescription de la demande virtuellement comprise dans la citation introductive requiert que l’objet de celle-ci soit virtuellement compris dans l’objet de la demande introduite par la citation.
Il en découle que toutes les actions qui peuvent naître du contrat de travail ne sont pas interrompues par un acte introductif d’instance. Pour ce, il faut, mais il suffit, que l’objet de la demande originaire vise, sinon explicitement du moins implicitement, celui de la demande nouvelle ou additionnelle.
Le tribunal constate que le dispositif de la requête ne mentionne pas de chef de demande relatif à un harcèlement. L’indemnité de protection a – à l’inverse des dommages et intérêts réparant le préjudice subi du fait d’un harcèlement – un caractère strictement civil. Dès lors, la prescription est soumise à l’article 15 de la loi du 3 juillet 1978.
En l’espèce, dans la requête introductive, le demandeur s’était implicitement réservé le droit de réclamer une indemnisation de ce chef, mais le tribunal constate qu’il n’a pas invoqué une éventuelle protection. Il rappelle qu’il ne suffit pas de changer la base de sa demande pour bénéficier, ipso facto, d’une prescription allongée.
Surabondamment, le tribunal rappelle que, les faits étant antérieurs à l’entrée en vigueur des lois des 28 février et 28 mars 2014, le texte prévoyait à l’époque que la protection contre le licenciement était garantie au travailleur qui avait déposé plainte entre les mains de la police, du ministère public ou du conseiller en prévention, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
Il rejette également la demande introduite pour licenciement discriminatoire, qui a été formée plusieurs années après le licenciement et à laquelle il n’est nullement fait référence dans l’acte introductif d’instance.
De même, il déboute le demandeur de sa demande d’indemnisation pour licenciement abusif, constatant que la société rapporte la preuve de certains comportements qui, s’ils n’ont pas le caractère de gravité requis par l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978, n’en restent pas moins critiquables. Le licenciement n’est pas fautif.
Sur la question des heures supplémentaires, le tribunal reprend la thèse de la société, étant que l’intéressé appartenait au personnel de confiance, qu’il ne rapporte pas la preuve d’heures supplémentaires, heures qu’il a, au demeurant, prestées – si tel est le cas – de sa propre initiative, sans demande ni accord de l’employeur. La société renvoie à l’arrêté royal du 10 février 1965, plaidant que le travailleur n’était pas soumis aux limites journalières et hebdomadaires de travail établies par ou en vertu de la loi du 16 mars 1971.
Les principes à appliquer pour le tribunal sont que (i) les dispositions en matière de durée du travail sont d’ordre public et que toute clause du contrat ou d’un règlement de travail contraire serait nulle, (ii) le juge n’est en aucune façon lié par la qualification directe que les parties ont donnée à leur relation de travail, de telle sorte qu’il faut examiner le contenu réel des fonctions, et (iii) les travailleurs investis d’un poste de direction ou de confiance au sens de l’arrêté royal du 10 février 1965 sont les personnes qui exercent une autorité effective et ont la responsabilité de l’ensemble ou d’une sous-division importante de l’entreprise. Ces fonctions sont énumérées dans le texte et le tribunal relève que cette liste n’a pas été adaptée à l’évolution générale du travail et de la vie de l’entreprise.
Cependant, la problématique peut être examinée à la lumière de la Directive n° 2003/88/CE du 4 novembre 2003 concernant certains aménagements du temps de travail. Dans sa version initiale (étant la première Directive n° 93/104 du 23 novembre 1993), une exception était déjà prévue pour le personnel de direction. La notion, telle que reprise dans l’arrêté royal du 10 février 1965, doit faire l’objet d’une interprétation stricte, voire restrictive. Les critères généralement admis en jurisprudence sont (i) la place du travailleur dans la hiérarchie et l’organigramme, (ii) le descriptif et le contenu des fonctions, (iii) le nombre de personnes placées sous ses ordres, (iv) l’importance de la rémunération et (v) l’existence d’une mention dans le contrat de travail quant à l’absence d’horaires de travail.
Vu les éléments relatifs aux conditions de prestation, le tribunal retient qu’en l’espèce, le demandeur avait la qualité de personne de confiance.
Reste dès lors à vérifier s’il peut prétendre à une rémunération pour des heures supplémentaires. La conséquence de l’appartenance au personnel investi d’un poste de direction ou de confiance est que le travailleur n’effectue en effet pas d’heures supplémentaires au sens de la loi du 16 mars 1971. Aucun sursalaire ne peut dès lors être réclamé. Il est néanmoins admis que, dans certaines hypothèses, le travailleur peut prétendre à la rémunération des heures « supplémentaires » prestées (mais sans supplément) si cette obligation ressort d’une autre source de droit (contrat, usage ou équité). L’équité peut justifier le paiement de ces heures lorsque la rémunération est modique et n’est ainsi destinée qu’à couvrir un salaire « normal ». Le fondement du droit à ces heures supplémentaires est l’obligation contractuelle de payer la rémunération convenue ainsi que les articles 1134 et 1135 du Code civil.
Si la rémunération est sans commune mesure avec ce que la fonction exige (heures de travail notamment), le principe d’exécution de bonne foi de la convention est violé et le travailleur peut prétendre à une indemnisation. Ainsi, le caractère modeste de la rémunération peut indiquer que seule une variabilité limitée des prestations est contractuellement couverte. A l’inverse, une rémunération suffisamment élevée peut indiquer qu’une plus grande variabilité a été admise.
Examinant les éléments de l’espèce, le tribunal conclut à l’absence de droit au paiement d’heures supplémentaires, aucune base ne pouvant être invoquée, que ce soit le contrat, l’usage ou l’équité.
Intérêt de la décision
Les questions relatives à la prescription de la demande nouvelle ainsi qu’au droit pour un membre du personnel de direction ou de confiance à des heures supplémentaires sont délicates.
Sur la première, le tribunal rappelle les règles strictes dégagées en matière de prescription dans la jurisprudence de la Cour de cassation, étant que l’acte introductif d’instance interrompt la prescription pour tous les chefs de demande qui y figurent spécifiquement et pour ceux qui y sont virtuellement compris. Pour être virtuellement compris, il faut que l’objet de la demande nouvelle soit virtuellement compris dans celui de la demande introduite par la citation. L’introduction d’une action pouvant naître du contrat de travail n’a dès lors pas pour effet d’interrompre la prescription de toute action qui pourrait naître de celui-ci. Pour ce, l’objet de la demande originaire doit permettre d’inclure explicitement, ou du moins implicitement, celui de la demande nouvelle ou additionnelle.
Sur le second point, le tribunal rappelle les critères admis en jurisprudence afin de déterminer si un travailleur a la qualité de personne de direction ou de confiance. La liste des types de personnel repris dans l’arrêté royal du 10 février 1965 n’ayant jamais été adaptée et pouvant dès lors paraître obsolète, la question s’est posée de savoir si elle pouvait être élargie, s’agissant d’une exception à une règle d’ordre public. Il est bien sûr acquis que, s’agissant d’une telle exception, son application doit faire l’objet d’une interprétation stricte, et le tribunal ajoute « voire restrictive », renvoyant à un arrêt de la Cour du travail de Mons du 23 mars 2004 (C. trav. Mons, 23 mars 2004, J.T.T., 2004, p. 429).
Il admet, cependant, et avec un très large courant de jurisprudence, que cette qualité peut être dégagée à partir de plusieurs critères, critères qu’il a énumérés : place du travailleur dans la hiérarchie et dans l’organigramme, descriptif et contenu des fonctions, nombre de personnes placées sous les ordres du travailleur et exercice de l’autorité sur celles-ci, importance de la rémunération et mention dans le contrat de travail en ce qui concerne l’absence d’horaires.
Quant au droit, pour une personne de confiance, au paiement de la rémunération pour heures supplémentaires (rémunération elle-même hors supplément), c’est sur une autre base que la loi du 16 mars 1971 que celle-ci peut être accordée, le tribunal retenant que peuvent être invoqués une base contractuelle, l’usage et l’équité, s’agissant, dans l’appréciation du juge, de faire la balance entre l’importance de la rémunération et celle des prestations exigées.