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Demande d’informations en matière de pension : étendue de l’obligation d’information

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 11 mars 2021, R.G. 2017/AB/962 et 2017/AB/963

Mis en ligne le vendredi 29 octobre 2021


Cour du travail de Bruxelles, 11 mars 2021, R.G. 2017/AB/962 et 2017/AB/963

Terra Laboris

Par arrêt du 11 mars 2021, la Cour du travail de Bruxelles retient une faute dans le chef de l’I.N.A.S.T.I. et du S.F.P., dans le cadre de demandes d’estimation de pension faites alors qu’une modification de la réglementation était imminente.

Les faits

Un assuré social ayant une carrière mixte (salarié et indépendant) demande à l’I.N.A.S.T.I. et au S.F.P. (alors O.N.P.) des informations, estimations et calculs quant à sa future pension de retraite, et ce à diverses dates de prise de cours. Ces informations sont demandées à partir de l’année 2010, l’intéressé étant né en 1951.

Des réponses ont été données, tant en ce qui concerne les droits à la pension en qualité de travailleur indépendant que pour celle dans le secteur des salariés. Un échange de correspondance important est intervenu.

En septembre 2014, l’I.N.A.S.T.I. indique à l’intéressé qu’il n’est pas en mesure d’établir le calcul de la pension pour une prise de cours en 2015, signalant cependant que la nouvelle législation n’entraînerait pas de diminution des droits à la pension qui avaient été communiqués. Le montant de la pension d’indépendant au 1er janvier 2015 est donné ultérieurement, étant de l’ordre de 4.300 euros (montant minimum garanti).

Le S.F.P. l’informe que, dans le régime des travailleurs salariés, il bénéficierait d’un montant mensuel de l’ordre de 150 euros, étant le minimum garanti de pension de travailleur salarié pour une carrière mixte, multiplié par 7/45e, le montant annuel étant de l’ordre de 1.800 euros (alors que la législation en vigueur précédemment aurait admis 17/45e).

L’intéressé va introduire un recours devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles contre la décision du S.F.P., qui fixe ses droits à partir d’octobre 2015. Une nouvelle décision administrative intervenant pour une prise de cours en avril 2016 et donnant un montant légèrement supérieur, un second recours est introduit. La pension de retraite est prise en février 2016.

Dans son jugement rendu le 3 octobre 2017, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles dit pour droit que les deux institutions (S.F.P. et I.N.A.S.T.I.) ont manqué à leur devoir d’information et de conseil, l’I.N.A.S.T.I. également à son devoir de réorientation. Elles sont condamnées à payer in solidum 10.000 euros de dommages et intérêts en raison du préjudice moral subi, à majorer des intérêts.

Appel est interjeté par les deux organismes.

Position des parties devant la cour

Position du S.F.P.

Le S.F.P. demande à titre principal la réformation du jugement, contestant avoir manqué à ses obligations, une demande à titre subsidiaire visant l’I.N.A.S.T.I., qui aurait été l’interlocuteur privilégié de l’intéressé et qui, particulièrement vu une information donnée quant à l’impossibilité d’établir le calcul de la pension, devrait voir mettre à sa charge deux tiers de la réparation du préjudice.

Position de l’I.N.A.S.T.I.

L’I.N.A.S.T.I. développe une thèse « à tiroirs », contestant à titre principal un manquement dans son chef, et, à titre subsidiaire, sollicitant de la cour qu’elle dise pour droit qu’il n’a pas engagé sa responsabilité civile, ni à l’égard du demandeur originaire ni envers le S.F.P., et, enfin, à titre infiniment subsidiaire, sollicitant que les dommages et intérêts réclamés pour réparation du dommage moral soient fixés à 1 euro symbolique (cette dernière thèse comportant également l’argument selon lequel la faute éventuelle de l’I.N.A.S.T.I. et celle de l’assuré social ont contribué à causer le dommage).

Position de l’intimé

Quant au demandeur originaire, il développe une position complexe, tendant à rencontrer l’ensemble des hypothèses visées par les parties appelantes. Sa thèse principale se fonde sur le courriel de l’I.N.A.S.T.I. par lequel l’impossibilité de calculer la pension lui a été notifiée, l’Institut ayant également précisé que la notification relative à ses droits interviendrait ultérieurement.

Il considère qu’il y a une décision laissant croire qu’il aurait pu continuer à bénéficier, à partir du 1er janvier 2015, du système de pension tel qu’il existait alors et qu’aucune incidence financière négative ne pouvait intervenir.

La décision de la cour

La cour relève en premier lieu les points non contestés, le litige portant sur les droits de l’intéressé dans le régime des travailleurs salariés, et ce eu égard au montant minimum garanti mixte de pension auquel il peut prétendre. Il a en effet droit à ce montant minimum garanti, dans la mesure où il satisfait aux conditions de l’article 33bis, alinéa 1er, de la loi de redressement du 10 février 1981 relative aux pensions du secteur social et de l’article 9 de l’arrêté royal d’exécution du 28 septembre 2006. Il ne peut par ailleurs prétendre au minimum garanti de pension prévu pour les travailleurs indépendants (la cour renvoyant aux articles 131 et 131bis de la loi du 15 mai 1984 portant mesures d’harmonisation dans les régimes de pension et à l’article 56bis de l’arrêté royal du 22 décembre 1967 portant règlement général relatif à la pension de retraite et de survie des travailleurs indépendants).

Elle constate que la demande de l’intéressé est de se voir octroyer le montant minimum garanti mixte de pension sur la base de la réglementation en vigueur avant que n’intervienne l’arrêté royal du 9 décembre 2014 qui a modifié l’article 9, alinéa 2, de l’arrêté royal du 28 septembre 2006 ci-dessus. Selon le nouveau texte, pour les pensions qui prennent cours effectivement et pour la première fois au 1er janvier 2015, la pension minimum garantie mixte n’est accordée que pour les années civiles retenues dans le calcul de la pension (après application des dispositions relatives à l’unité de carrière) comportant chacune au moins cinquante-deux jours équivalents temps plein. La cour constate que la réforme entraîne en conséquence une diminution substantielle du montant de la pension minimum garantie. En l’occurrence, c’est une fraction de 7/45e qui est applicable et non plus 17/45e, comme précédemment.

Les estimations avaient été données dans le cadre de l’ancienne législation et la cour se penche, en conséquence, sur la valeur d’une demande d’estimation ainsi que sur l’estimation elle-même. Reprenant la réglementation applicable (étant les articles 1er, § 1er, 3°, de l’arrêté royal du 12 juin 2006 et 5, §§ 2 et 3, de celui du 26 avril 2007), elle relève que ces estimations ne peuvent que tenir compte de la législation applicable et de la carrière professionnelle accomplie au moment où les renseignements sont donnés et qu’elles ne peuvent tenir compte de modifications législatives qui interviendraient entre la date de cette information et la prise de cours effective de la pension.

Reste cependant à savoir si une faute n’a pas été commise par les deux institutions de sécurité sociale, susceptible d’entraîner leur responsabilité sur pied de l’article 1382 du Code civil. Ce que l’assuré social reproche est de ne pas avoir été averti de l’imminence d’une modification susceptible d’influencer défavorablement le calcul de sa pension.

Renvoyant aux articles 3 et 4 de la Charte de l’assuré social, mis en œuvre dans le secteur à l’article 21quinquies de l’arrêté royal du 21 décembre 1967 (travailleurs salariés) et à l’article 200 de celui du 22 décembre 1967 (travailleurs indépendants), la cour rappelle que l’objectif est de permettre aux assurés sociaux de mieux faire valoir leurs droits à l’égard de l’institution, s’agissant d’éviter que le manque d’information juridique suffisante ait pour effet de les priver de certains droits. L’information doit pour la cour non seulement être donnée sur demande écrite, mais également d’initiative lorsqu’elle est générale, ce qui couvre les modifications de la réglementation ou lorsqu’elle est utile pour le maintien des droits de l’assuré.

En délivrant à cinq mois d’intervalle deux estimations de pension contenant un calcul différent et sans fournir d’explication ni attirer l’attention de l’intéressé sur les conséquences concrètes d’une réforme réglementaire connue (dont, pour la cour, le S.F.P. paraît anticiper l’entrée en vigueur), il y a manquement aux obligations de la Charte. Par ailleurs, l’I.N.A.S.T.I., qui a endossé le rôle d’interlocuteur privilégié depuis le début des demandes de l’intéressé, a également manqué à son devoir d’information.

La cour en vient à la réparation du préjudice, pour lequel il y a lieu de comparer la situation effectivement connue par l’assuré social avec celle qui aurait été la sienne sans la faute, c’est-à-dire s’il avait été informé correctement. Le préjudice subi n’est pas la différence entre la prestation annoncée et celle qui est accordée. Il n’est pas davantage la perte d’une chance au sens strict mais s’analyse plutôt comme une attente qui n’a pas été concrétisée. C’est un dommage moral issu d’une déception. La cour note cependant les « velléités persistantes » dans le chef de l’intéressé quant à la prise de pension anticipative, velléités reflétées dans ses nombreuses demandes, et en conclut qu’il subsiste une incertitude réelle quant au choix qu’aurait pu effectuer l’intéressé s’il avait été valablement informé.

La cour réforme en conséquence le jugement quant au quantum des dommages et intérêts (ramenés à 2.500 euros).

Intérêt de la décision

L’étendue de l’obligation d’information des institutions de sécurité sociale est au cœur du litige, la spécificité de celui-ci résidant d’une part dans l’imminence d’une modification réglementaire attendue, vu les modifications en cours dans le régime des pensions, et d’autre part dans les obligations des institutions de sécurité sociale dans une telle hypothèse.

Lorsque l’information est générale (hypothèse qui couvre les modifications de réglementation), elle doit être donnée d’initiative, de même lorsqu’elle est utile pour le maintien des droits des assurés sociaux. La cour renvoie à cet égard au Rapport établi au nom de la Commission des affaires sociales à propos du projet de loi et à la proposition de loi du 11 avril 1995 visant à instituer la Charte de l’assuré social (Doc. parl., sess. 1996-1997, n° 907/5, pp. 14 et 17).

Elle précise encore avec la doctrine (J. ANDRE, « Fout, schade en gemeenrechtelijk schadeherstel in de sociale zekerheid », Chron. D. S., 2006, p. 501) qu’il s’agit d’éviter que l’assuré soit privé de certains droits, vu un manque d’information juridique suffisante.


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