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GRAPA : caractère réfragable ou non de la présomption de l’article 6, § 1er, alinéa 3, de la loi du 22 mars 2001

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 4 février 2021, R.G. 2017/AB/666

Mis en ligne le vendredi 29 octobre 2021


Cour du travail de Bruxelles, 4 février 2021, R.G. 2017/AB/666

Terra Laboris

Après avoir interrogé la Cour constitutionnelle, la Cour du travail de Bruxelles a poursuivi l’examen de la question de la preuve de la cohabitation en matière de GRAPA, la loi prévoyant actuellement que la résidence habituelle ressort de l’inscription dans les registres de la population de la commune du lieu de résidence. La question est particulièrement cruciale en cas d’habitat dans une résidence communautaire.

Les faits

Madame S., née en 1945, a sollicité du Service Fédéral des Pensions l’octroi de la garantie de revenus aux personnes âgées. Elle vit dans une unité d’une résidence commune. Vu qu’elle ne fait pas partie d’un ménage commun avec les autres personnes domiciliées à cette adresse et qu’elle a un logement distinct, elle considère pouvoir prétendre au taux isolé majoré, ce qui lui est refusé. Elle introduit un recours contre la décision administrative devant le Tribunal du travail de Louvain, qui, par jugement du 19 juin 2017, annule la décision du SFP.

Celui-ci interjette appel du jugement, faisant valoir qu’en 2013, le législateur a instauré une présomption irréfragable selon laquelle le seul fait que d’autres personnes sont domiciliées à la même adresse a pour effet que le demandeur ne peut prétendre au taux isolé majoré.

Dans un arrêt rendu le 13 décembre 2018, la Cour du travail de Bruxelles a constaté que la plupart des autres régimes de sécurité sociale ou des régimes résiduels prévoient la possibilité de renverser la présomption d’un ménage commun. Elle a interrogé la Cour constitutionnelle par deux questions, portant toutes deux sur l’article 6, § 1er, de la loi du 22 mars 2001 instaurant la garantie de revenus aux personnes âgées tel qu’il a été modifié par la loi du 8 décembre 2013.

Les questions préjudicielles

La première question porte sur la violation par cette disposition des articles 10 et 11 de la Constitution, dans l’interprétation selon laquelle elle établit une présomption irréfragable ou une règle de droit matériel en vertu de laquelle le bénéficiaire de la garantie de revenus peut toujours prétendre uniquement au montant minimum de l’allocation (et non au montant majoré) lorsqu’il est domicilié à une adresse à laquelle une autre personne est également domiciliée alors qu’une telle limitation n’existe pas dans tous les autres ou dans la plupart des autres régimes de la sécurité sociale ou des régimes résiduels.

La deuxième question, posée subsidiairement, porte sur une violation de l’article 23 de la Constitution en ce qu’à partir du 1er janvier 2014, certaines catégories de bénéficiaires ont été privées du droit à une garantie de revenus aux personnes âgées en tant que personnes isolées sur la base du seul fait que d’autres personnes étaient domiciliées à la même adresse sans qu’existe encore la possibilité de démontrer qu’aucune forme de cohabitation de fait ou de ménage de fait ne correspondait à cette domiciliation.

L’arrêt de la Cour constitutionnelle du 23 mai 2019

La Cour constitutionnelle a répondu à ces questions par arrêt du 23 mai 2019 (n° 81/2019).

Elle a conclu à l’absence de violation des trois dispositions constitutionnelles visées. Elle a rappelé que le droit à la garantie de revenus est individualisé, de sorte qu’il n’est pas prévu de montant pour un couple. Le cas échéant, si deux personnes partageant la même résidence principale satisfont aux conditions pour être toutes deux bénéficiaires de la garantie de revenus, elles obtiennent chacune « deux montants de base individuels identiques ».

La Cour a renvoyé à son précédent arrêt du 19 juillet 2018 (n° 103/2018), dans lequel elle a considéré qu’en établissant des montants annuels maximums différents selon que le bénéficiaire de la garantie de revenus cohabite ou non avec une autre personne, la disposition en cause est justifiée par le fait que le bénéficiaire qui cohabite avec une autre personne est présumé retirer un avantage économico-financier du partage de la résidence principale et ne supporte donc plus à lui seul tous les coûts fixes. Avant la modification de la loi du 22 mars 2001 par celle du 8 décembre 2013, la résidence habituelle pouvait également être prouvée « par tout document officiel ou administratif attestant la réalité d’une résidence commune ». A partir du 1er janvier 2014, la résidence habituelle ne peut plus être attestée que par l’inscription dans les registres de la population de la commune du lieu de résidence.

Elle a considéré que l’instauration d’une présomption légale « qui est irréfragable dans l’interprétation du juge a quo » relève du large pouvoir d’appréciation dont le législateur dispose dans les matières socio-économiques et que le principe d’égalité et de non-discrimination ne le contraint pas de prévoir le même régime de preuve pour tous les régimes de sécurité sociale ou régimes résiduels. En outre, elle a jugé que l’instauration de la présomption ne saurait être réputée avoir considérablement réduit le niveau de protection offert avant le 1er janvier 2014.

L’arrêt de la cour du travail du 4 février 2021

L’affaire est revenue devant la cour du travail, qui a rendu son arrêt visant sa saisine le 4 février 2021. Elle y a rappelé les extraits de l’arrêt de la Cour constitutionnelle ci-dessus, tout en relevant que la Cour ne s’est pas véritablement prononcée sur la question de savoir laquelle des deux interprétations possibles était la bonne, à savoir s’il s’agit d’une présomption réfragable ou irréfragable.

La cour du travail se livre, dès lors, à un nouvel examen de la question, remontant jusqu’aux travaux préparatoires de la loi du 22 mars 2001. Elle constate par ailleurs que le SFP ne peut trouver dans la loi du 8 décembre 2013 un appui à sa thèse selon laquelle la présomption est devenue irréfragable, la modification du texte pouvant s’expliquer par une approche nouvelle du concept de cohabitation (la cour renvoyant à la page 3 du projet de loi). Elle expose également les nouvelles règles, étant actuellement superflu de rechercher par d’autres voies que l’inscription dans les registres de la population s’il y a ou non cohabitation. Le texte actuel prévoit bel et bien une présomption, mais reste à déterminer si celle-ci a un caractère réfragable ou non.

La cour renvoie aux articles 1349, 1350 et 1352, alinéa 1er, du Code civil (ancien), ainsi qu’au second alinéa de cette dernière disposition, relatif, celui-ci, à la présomption irréfragable et conclut que les conditions qui visent le caractère irréfragable d’une présomption ne sont pas rencontrées en l’espèce. La cour conclut par ailleurs qu’il ne ressort d’aucun texte que le législateur aurait entendu s’écarter de la règle.

En l’occurrence, elle constate que l’intéressée a établi par un plan très détaillé que la résidence où elle occupe un espace est divisée en entités distinctes réservées à ses résidents. Il ressort des éléments de fait, dont des mesures d’instruction, qu’elle vit séparément (chambre à coucher, séjour, cuisine, etc.). Il ne peut dès lors être conclu à l’existence d’une « cohabitation » ou d’un « ménage de fait » ou encore de « cohabitation de fait ». Il s’agit en réalité d’une forme de « co-housing », dans laquelle chaque occupant vit de manière indépendante.

Il y a dès lors lieu de confirmer le jugement, celui-ci ayant réformé la décision administrative.

Intérêt de la décision

C’est cette affaire qui a donné lieu à l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 23 mai 2019, les questions ayant été posées à la Cour par une première décision de la cour du travail du 13 décembre 2018.

Le litige vise en effet la portée de la modification législative intervenue par la loi du 8 décembre 2013, qui a modifié l’article 6, § 1er, de la loi du 22 mars 2001. La cour du travail a rappelé que, ni dans les travaux préparatoires ni dans le rapport de la Commission des affaires sociales, il n’existe d’indication quant à la portée de la modification légale, qui a supprimé la possibilité d’établir le séjour à la même adresse à partir d’autres éléments administratifs.

La cour se voyait dès lors confrontée à deux interprétations possibles, ce qui l’a amenée à interroger la Cour constitutionnelle. Celle-ci n’a pas tranché, s’étant bornée à énoncer que « l’instauration d’une présomption légale, qui est irréfragable dans l’interprétation du juge a quo (…) ». La cour du travail a dès lors dû se positionner quant à la portée de la présomption légale eu égard aux principes généraux. Elle s’est référée pour ce aux dispositions pertinentes de l’ancien Code civil et a conclu qu’il ne ressort d’aucun texte que la présomption ne pourrait pas être renversée.

L’on ne peut que se féliciter de cette conclusion, dans la mesure où une autre interprétation aurait heurté de front les solutions actuellement admises dans d’autres secteurs de la sécurité sociale dans les formes de communauté de vie où, en fin de compte, les conditions légales d’une cohabitation ne sont pas présentes, s’agissant généralement d’habitats groupés. Dans l’hypothèse de personnes âgées, la forme d’habitat à laquelle il est ainsi recouru ne modifie dans les faits rien à la forme isolée de vie.


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