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Une conversation téléphonique avec l’employeur peut-elle être enregistrée ?

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 7 juin 2021, R.G. 20/1.119/A

Mis en ligne le lundi 31 janvier 2022


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 7 juin 2021, R.G. 20/1.119/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 7 juin 2021, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) conclut à la prise en compte, dans le cadre de l’examen du motif du licenciement au sens de la C.C.T. n° 109, d’une conversation téléphonique enregistrée à l’insu de l’employeur, dans la mesure où elle a eu lieu sur le lieu de travail, pendant les heures de travail, entre parties liées par un contrat de travail et qu’elle ne concerne que la relation de travail.

Les faits

Une employée vendeuse est licenciée après plus de trois ans, moyennant une indemnité compensatoire de préavis. Quelques jours plus tard, deux collègues le sont également. Dans sa réponse à la demande de communication des motifs de licenciement, la société fait valoir des problèmes de conduite (état d’esprit négatif, manque de conscience professionnelle, qualité du travail médiocre, non-respect des horaires, etc.).

Une procédure est introduite, l’employée contestant les motifs. Ses collègues font de même.

Position des parties devant le tribunal

La demanderesse voit le motif réel de son licenciement dans son refus d’effectuer encore des heures supplémentaires (les deux autres collègues étant dans la même situation).

L’employeur conteste le motif, considérant que les intéressées provoquaient une mauvaise ambiance de travail. Il introduit par ailleurs une demande reconventionnelle, demandant le remboursement de chaussures prises dans le magasin sans en avoir payé le prix.

Le jugement du tribunal

Le tribunal joint les trois causes en application de l’article 30 du Code judiciaire.

Sur les motifs devant être communiqués, le jugement rappelle que les formules vagues, impersonnelles et stéréotypées sont exclues, renvoyant à un arrêt de la Cour du travail de Liège (C. trav. Liège, div. Namur, 26 septembre 2017, J.T.T., 2018, p. 25).

En l’espèce, les motifs communiqués sont pour la demanderesse fallacieux et elle réclame condamnation de la société à l’amende civile. Pour le tribunal, cependant, à ce stade, il ne doit pas vérifier l’exactitude des motifs ni le lien causal entre ceux-ci et le licenciement (ce qui sera fait plus tard), il doit vérifier la transmission des motifs. Il rappelle ceux qui ont été communiqués et les considère suffisamment concrets pour permettre à l’employée d’en vérifier la réalité ainsi que le caractère raisonnable du licenciement.

Sur l’indemnité elle-même, après un rappel des principes, en ce compris de la charge de la preuve, le tribunal est saisi de questions spécifiques relatives à la recevabilité des preuves avancées.

Il s’agit d’une part d’un enregistrement audio et d’autre part d’attestations.

La société demande en effet l’écartement d’un enregistrement audio, étant une conversation qui a eu lieu le jour du licenciement d’une collègue. Cet enregistrement est intervenu à l’insu du gérant (qui était l’interlocuteur). Pour la société, il s’agit d’une preuve illégale et déloyale, qui entache sa fiabilité et porte atteinte au droit à un procès équitable.

Pour la demanderesse, il n’y a pas d’intention frauduleuse ou d’intention de nuire, cet enregistrement pouvant être utilisé à des fins probatoires, l’étant d’ailleurs également dans l’action relative à une des collègues concernées.

Le tribunal aborde, en conséquence, la question en droit, étant qu’en cas de preuve dont la régularité est contestée, il doit d’abord vérifier si la preuve est irrégulière, illégale, voire déloyale et, si oui, si la preuve irrégulière peut être prise en considération.

Il renvoie à la doctrine de D. MOUGENOT (D. MOUGENOT, « Le point sur la jurisprudence Antigone en matière civile, J.T., 2017/4, p. 69) à propos des preuves illégales. Celles-ci sont recueillies sans violation de la loi mais à l’insu de la partie concernée, de manière clandestine ou sournoise, l’auteur citant un enregistrement d’une conversation téléphonique par l’un des interlocuteurs à l’insu de l’autre, ou encore un constat fait par un détective ou un huissier qui se ferait passer pour un client. Pour cette doctrine autorisée, le principe de loyauté est sous-jacent dans toute la matière des preuves, même s’il ne peut s’appuyer sur un fondement légal précis.

La société invoquant l’article 8 de la C.E.D.H., qui protège la vie privée et familiale, ainsi que le domicile et la correspondance, le tribunal renvoie à l’arrêt de la Cour de cassation du 9 septembre 2008 (Cass., 9 septembre 2008, P.08.0276.N), qui a jugé que le fait d’enregistrer une conversation à laquelle on participe soi-même n’est pas illicite même si cet enregistrement est fait à l’insu des autres participants. Il peut y avoir une violation de l’article 8, mais ce sur la base des éléments de fait de la cause, ce que le juge doit vérifier en fonction de l’attente raisonnable du respect de la vie privée.

En l’espèce, le tribunal retient que la conversation a eu lieu sur le lieu du travail, pendant les heures de travail, entre les parties liées par un contrat de travail et que le contenu de celle-ci ne concerne que les relations de travail.

Les faits concernent également les autres travailleuses licenciées, de la même manière, et ce pour des motifs communs.

En conséquence, le tribunal estime qu’il n’y a pas d’atteinte à la vie privée. Il renvoie ici à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 16 novembre 2020 (C. trav. Bruxelles, 16 novembre 2020, R.G. 2018/AB/640).

Sur le caractère déloyal de la collecte de la preuve, le tribunal suit la société, étant qu’enregistrer la conversation de l’employeur à son insu manque au principe de loyauté. Cependant, il faut examiner, toujours en tenant compte de la jurisprudence de la Cour de cassation, si la preuve irrégulièrement obtenue peut être prise en considération.

Il rappelle pour ce l’arrêt ANTIGONE (Cass., 14 octobre 2003, n° P.03.0762.N) et en tire comme enseignement que l’admissibilité d’une preuve irrégulièrement obtenue est le principe, mais que trois exceptions à celle-ci sont admises, étant (i) si cette irrégularité viole une règle prescrite à peine de nullité, (ii) si elle entache la fiabilité de la preuve ou (iii) si l’usage de la preuve est contraire au droit à un procès équitable. C’est ici la doctrine de S. GILSON, F. LAMBINET et H. PREUMONT qui est citée (S. GILSON, F. LAMBINET et H. PREUMONT, « La preuve en droit du travail : évolutions et questions particulières », Ors., 2020/10, p. 25).

L’arrêt MANON sur le pouvoir du juge est également repris dans le jugement (Cass., 2 mars 2005, n° P.04.1644.F) : pour décider qu’il y a lieu d’admettre des éléments irrégulièrement produits, celui-ci peut prendre en considération notamment la circonstance que l’illicéité commise est sans commune mesure avec la gravité de l’infraction dont l’acte irrégulier a permis la constatation ou que cette irrégularité est sans incidence sur le droit ou la liberté protégés par la norme transgressée.

De nombreuses références sont également faites à la doctrine et la jurisprudence suite à ces arrêts. La jurisprudence ci-dessus a en effet été appliquée en matière civile (Cass., 10 mars 2008, n° P.08.0276.N), le tribunal revenant également sur le débat y relatif (matière de sécurité sociale et infraction sanctionnée pénalement). En contrat de travail, subsiste une controverse quant aux critères d’exclusion.

Le tribunal passe dès lors à l’examen des trois points ci-dessus. Il conclut que le cas ne concerne pas de formalités prescrites à peine de nullité et que la fiabilité de la preuve n’est pas entachée. Quant à l’atteinte au droit à un procès équitable, l’examen passe par la proportionnalité entre la gravité de l’irrégularité commise pour obtenir une preuve et la gravité du manquement établi par celle-ci.

En l’espèce, le principe de loyauté doit être mis en balance avec le manquement que la preuve doit établir, soit que le licenciement a été notifié sur base de motifs fallacieux. Ce procédé doit être en l’espèce considéré comme proportionné au but recherché.

L’enregistrement est dès lors pris en compte.

Enfin, sur les attestations produites, le tribunal les apprécie en fait et considère qu’elles sont contradictoires, les travailleuses ayant signé des attestations pour l’employeur étant toujours sous l’autorité juridique de celui-ci et celles qui ont témoigné pour les demanderesses pouvant avoir des reproches à formuler à l’égard de leur ancien employeur. Elles sont dès lors examinées avec circonspection et prudence, le tribunal renvoyant à un jugement du Tribunal du travail de Bruxelles du 29 septembre 2017 (Trib. trav. Bruxelles, 29 septembre 2017, R.G. 16/1.525/A – précédemment commenté).

En conclusion, l’appréciation du tribunal par rapport au motif allégué par l’employeur est que ceux-ci ne sont pas démontrés et que, de ce fait, le licenciement n’est pas valable. Au contraire, existe un faisceau d’indices convergents qui permettent d’établir les motifs réels, ceux-ci étant liés à la question du refus d’heures supplémentaires. Pour le tribunal, il s’agit plus d’une mesure de représailles et le licenciement est manifestement déraisonnable. La société est condamnée au paiement de dix-sept semaines de rémunération.

Intérêt de la décision

C’est sans conteste la régularité de la collecte de la preuve qui est au cœur de l’affaire tranchée par le tribunal du travail.

Les arrêts ANTIGONE et MANON ont été rendus en matière pénale et s’est longuement posée la question de l’application de cette jurisprudence en matière sociale.

Il a été admis – et le tribunal le rappelle brièvement – que cette application pouvait intervenir en sécurité sociale et l’arrêt de la Cour de cassation du 10 mars 2008 est à juste titre rappelé.

Dans cet arrêt, la Cour suprême avait considéré que – sauf en cas de violation d’une formalité prescrite à peine de nullité –, la preuve illicitement recueillie ne peut être écartée que si son obtention est entachée d’un vice qui est préjudiciable à sa crédibilité ou qui porte atteinte au droit à un procès équitable. La Cour de cassation avait indiqué les circonstances à prendre en compte (ajoutant « notamment ») par le juge du fond dans cette appréciation, étant le caractère purement formel de l’irrégularité, sa conséquence sur le droit ou la liberté protégés par la règle violée, la circonstance que l’autorité compétente pour la recherche, l’instruction et la poursuite des infractions a commis ou n’a pas commis l’irrégularité intentionnellement, la circonstance que la gravité de l’infraction excède manifestement celle de l’irrégularité, le fait que la preuve illicitement recueillie porte uniquement sur un élément matériel de l’infraction et le fait que l’irrégularité qui a procédé ou contribué à établir l’infraction est hors de proportion avec la gravité de celle-ci.

Il s’agissait d’une affaire ONEm.

Par contre, pour ce qui est de l’application en droit du travail, la question est plus débattue. Il s’agit généralement d’admettre (ou non) des communications électroniques enregistrées par l’employeur ou obtenues par celui-ci.

L’on peut à cet égard se référer à deux arrêts rendus respectivement par la Cour du travail de Liège et celle de Bruxelles.

Dans un arrêt du 13 septembre 2017 (C. trav. Liège, div. Neufchâteau, 13 septembre 2017, R.G. 2016/AU/32), la Cour du travail du travail de Liège (division Neufchâteau) a considéré que l’employeur qui, sans prouver que le travailleur n’avait pas l’autorisation d’utiliser sa messagerie professionnelle à des fins privées, se livre délibérément, et sans que soit justifié aucun des critères enseignés par la jurisprudence ANTIGONE, à une investigation soutenue d’une série de courriels personnels échangés par l’intéressé avec son conjoint pour constater la relation existant entre partenaires, non autrement justifiée que par sa volonté de trouver des motifs de rupture enfreint le droit de l’intéressé au respect de sa vie privée. Eu égard aux critères de l’article 8.2 C.E.D.H., la gravité de cette transgression volontaire du droit au respect de la vie privée interdit que la preuve ainsi produite soit admissible, en raison de la balance à faire entre la liberté d’appréciation que peut avoir un travailleur sur les mérites d’un supérieur hiérarchique et l’exercice que fait celui-ci de son autorité patronale.

Pour la Cour du travail de Bruxelles, dans un arrêt du 4 août 2016 (C. trav. Bruxelles, 4 août 2016, R.G. 2014/AB/763), la sanction de l’irrégularité de la preuve est son inadmissibilité. L’employeur ne peut être autorisé à porter atteinte au droit fondamental à la protection de la vie privée et à violer des dispositions sanctionnées pénalement et qui encadrent le contrôle des données de communications électroniques à l’effet d’établir un motif grave, même non-constitutif d’une infraction pénale. L’arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne du 17 décembre 2015 qui a conclu à l’obligation pour le juge national d’écarter les éléments de preuve obtenus de manière irrégulière a une portée qui va au-delà de la seule sphère fiscale et déborde également sur la jurisprudence ANTIGONE, vu qu’il réaffirme le principe de la stricte légalité de la preuve et l’écartement de la preuve recueillie irrégulièrement.

Enfin, comme rappelé par le Tribunal du travail de Liège dans son jugement du 7 juin 2021, il a été jugé par le même tribunal (autrement composé - Trib. trav. Liège, div. Verviers, 11 septembre 2019, R.G. 18/483/A) que la jurisprudence MANON ne s’appliquant qu’en matière pénale, un motif grave ne peut être prouvé à l’aide d’un dispositif de caméra-surveillance installé en violation de l’obligation d’information préalable (avec renvoi à Trib. trav. Liège, 6 mars 2003, R.G. 358/225 et C. trav. Bruxelles, 15 juin 2006, J.T.T., 2006, p. 392).


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