Terralaboris asbl

Supplément d’allocations familiales pour famille monoparentale

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 15 juillet 2021, R.G. 2020/AB/434

Mis en ligne le vendredi 8 avril 2022


Cour du travail de Bruxelles, 15 juillet 2021, R.G. 2020/AB/434

Terra Laboris

Dans un arrêt du 15 juillet 2021, la Cour du travail de Bruxelles rappelle que la notion de cohabitation est transversale en sécurité sociale et que l’approche dans les matières de chômage et de minimex est transposable à celle des allocations familiales. Le fait de régler principalement en commun les questions ménagères suppose dès lors l’existence d’un avantage économique et financier ainsi qu’un partage des tâches ménagères.

Les faits

Une mère de famille avec trois enfants à charge et bénéficiant du revenu d’intégration sociale (C.P.A.S. de Bruxelles) a perçu des allocations familiales au taux majoré pour famille monoparentale. Celles-ci étaient dans un premier temps payées par IRISCARE et, à partir du 1er novembre 2014, par BRUSSELS FAMILY. Ayant eu un troisième enfant en 2019, elle a bénéficié de la majoration également, pour celui-ci, en rang 3. En mai 2019, BRUSSELS FAMILY a transmis à IRISCARE un brevet d’attributaire pour les deux premiers enfants et IRISCARE est devenue compétents pour l’ensemble (transfert en vertu de la circulaire FAMIFED CO 1422 du 11 décembre 2018). IRISCARE payant les allocations du troisième enfant, FAMIFED devenait compétent pour les deux premiers, et ce en vertu de l’Ordonnance bruxelloise du 14 mars 2019 modifiant la loi générale relative aux allocations familiales.

La cellule fraude d’IRISCARE avait entre-temps transmis à BRUSSELS FAMILY un rapport en vertu duquel la mère cohabiterait avec le père des enfants depuis le 7 septembre 2014. Une décision fut alors notifiée au motif d’un ménage de fait, l’institution précisant que, par « formation d’un ménage de fait », il faut entendre la domiciliation à la même adresse de deux personnes qui ne sont pas parentes ou alliées jusqu’au troisième degré inclus. La base légale était l’article 41 de la loi, le remboursement de l’indu devant intervenir par retenues de 100% de chaque prestation mensuelle d’allocations, conformément à l’article 1410, § 4, du Code judiciaire. BRUSSELS FAMILY retint dès lors un montant de l’ordre de 350 euros par mois à partir de mai 2019 et informa la mère qu’elle n’était plus compétente pour payer les prestations familiales à partir du 31 mai 2019. Le brevet d’attributaire transmis le 10 mai 2019 par BRUSSELS FAMILY à IRISCARE (concernant les deux premiers enfants) reprenait le montant de l’indu.

La mère introduisit un recours devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles contre la décision (en réalité deux décisions) de BRUSSELS FAMILY. Vu la contestation, BRUSSELS FAMILY demanda à IRISCARE de suspendre les retenues, de telle sorte qu’à l’époque, seules deux mensualités ne furent pas payées (mai et juin 2019).

IRISCARE fut appelée en intervention forcée dans la procédure introduite contre BRUSSELS FAMILY.

Le tribunal statua par jugement du 3 juin 2020 et rejeta la demande.

La décision de la cour

La cour reprend longuement le cadre légal relatif au supplément d’allocations pour famille monoparentale, à la notion de « ménage de fait » ainsi qu’au régime probatoire et à la prescription.

La notion de « ménage de fait » est reprise à l’article 56bis, § 2, de la loi. Cette disposition prévoit la majoration de l’allocation mensuelle d’un supplément variable selon le rang. L’objectif de celui-ci est de soutenir principalement les familles monoparentales les plus nécessiteuses dans le cadre de la lutte contre la pauvreté. L’article 56bis, § 2, contient une présomption selon laquelle la cohabitation de l’auteur survivant avec une personne autre qu’un parent ou allié jusqu’au troisième degré inclus fait présumer l’existence d’un tel ménage de fait. Cette présomption est réfragable. La cour rappelle que ce texte est issu de la loi du 12 août 2000, qui a remplacé la notion de « ménage formé avec une personne de l’autre sexe », et ce afin de supprimer les discriminations fondées sur le genre. Est ainsi abandonnée la référence ancienne à la relation sexuelle entre les membres du ménage, l’accent étant mis, selon les travaux préparatoires (Doc. parl., ch., sess. 1999-2000, n° 50-0756/015), sur le lien économique qui les unit. Il est renvoyé dans ces travaux préparatoires (id., n° 50-0756/001, p. 44) à la jurisprudence existante en matière sociale. Il s’agit dès lors de la cohabitation entre personnes qui ne sont ni conjoints ni parents ou alliées jusqu’au troisième degré inclus, qui règlent d’un commun accord leurs problèmes ménagers en mettant, même partiellement, en commun leurs ressources respectives.

La cour reprend l’exigence d’un projet commun, qui n’implique pas nécessairement le fait de vivre maritalement mais qui peut se traduire par le fait de faire ensemble la cuisine, la lessive, le repassage et le nettoyage, mais également des achats de toute nature.

Cette notion a ainsi été précisée dans un arrêt de la Cour de cassation du 18 février 2008 (Cass., 18 février 2008, n° S.07.0041.F), selon lequel la mise en commun – même partielle – des ressources des membres du ménage, qu’elles soient financières ou autres, est prise en compte. La Cour y a ajouté que la circonstance que l’un des cohabitants ne bénéficie pas de revenus n’exclut pas l’existence d’un ménage de fait. Pour la cour du travail, il s’agit d’une hypothèse particulière de la cohabitation (renvoyant à C. const., 4 février 2021, n° 17/2021, B.7).

La notion étant définie au départ de celle de cohabitation, la cour du travail expose ensuite qu’il faut s’accorder avec l’évolution des contours de ce dernier concept, notamment en matière de droit à l’intégration sociale et de chômage. Elle reprend les évolutions intervenues, dont les arrêts de cassation en cette dernière matière (Cass., 9 octobre 2017, n° S.16.0084.N et Cass., 22 janvier 2018, n° S.17.0024.F, notamment), soulignant que, dans les deux conditions cumulatives exigées pour qu’il y ait cohabitation (habitation sous le même toit et le règlement principalement en commun des questions ménagères), il faut sous-diviser la seconde composante en deux branches cumulatives, étant un avantage économique et financier ainsi qu’un partage des tâches ménagères. La notion d’« avantage économique et financier » fait l’objet d’un renvoi à la Cour constitutionnelle dans son arrêt du 4 février 2021 (ci-dessus), qui a défini l’avantage économico-financier en ce que, grâce au fait qu’il vit sous le même toit que son partenaire de vie, l’allocataire social supporte moins de charges financières, partage certains frais ou bénéficie de certains avantages matériels, engendrant, de manière concrète et non hypothétique, une économie de dépenses.

La cour du travail ajoute que cette approche est transposable à la matière des allocations familiales (renvoyant pour ce à C. trav. Liège, div. Liège, 11 mai 2020, R.G. 2018/AL/282).

Elle en vient ensuite à la charge de la preuve, soulignant que, pour ce qui est du droit au taux majoré pour famille monoparentale, c’est en principe à celui qui le revendique qu’il appartient d’établir qu’il en remplit les conditions. Par contre, pour ce qui est de l’indu, la charge de la preuve du droit à répétition repose sur l’institution de sécurité sociale. Celle-ci doit, ainsi, apporter la preuve du paiement des suppléments et celle de l’indu, qui passe par la preuve de ce que les conditions légales n’étaient pas réunies pour son octroi. L’existence du ménage de fait doit alors être établie par la caisse, qui doit démontrer à la fois la vie sous le même toit et le règlement en commun des questions ménagères, tenant ici compte de la présomption de l’article 56bis, § 2, ci-dessus, qui pourrait, selon la cour, dispenser l’organisme d’allocations familiales de cette démonstration dès lors que serait établie la vie sous le même toit.

Ceci entraîne que, sauf preuve contraire (la cour souligne), la présomption légale de l’existence d’un ménage de fait opérerait dès l’instant où serait établi le fait juridique d’une vie sous le même toit et que cette présomption s’étendrait à la condition du règlement en commun des charges ménagères. La jurisprudence récente en a déduit qu’il appartient ainsi à l’assuré social d’établir qu’il n’y a pas règlement en commun des questions ménagères et celui-ci supporte le risque lié à la charge de la preuve, de sorte que le doute ne lui profite pas (C. trav. Mons, 11 avril 2019, R.G. 2018/AM/135 et C. trav. Liège, div. Liège, 11 mai 2020, R.G. 2018/AL/282).

Enfin, sur la prescription, la cour reprend les deux délais de l’article 120bis L.G.A.F., étant le délai de trois ans (qui peut être interrompu par les modes habituels de droit civil ainsi que par la réclamation des paiements indus notifiée par lettre recommandée) et celui de cinq ans en cas de manœuvres frauduleuses ou de déclarations fausses ou sciemment incomplètes. Le délai prend cours à la date à laquelle l’institution a connaissance de la fraude, du dol ou des manœuvres frauduleuses de l’assuré social.

En l’espèce, la cour va longuement analyser les éléments de fait, permettant de déduire qu’il y a ou non cohabitation. Vu l’évolution des relations entre les parties, elle distingue trois périodes, concluant qu’il n’est pas établi qu’il y ait eu vie sous le même toit jusque décembre 2017, ce qui, par contre, est avéré à partir de janvier 2018 (domiciliation). Il y a en conséquence droit à récupération pour cette période.

Intérêt de la décision

La notion de « cohabitation » a été définie distinctement dans la matière des allocations familiales par rapport aux autres secteurs de la sécurité sociale, la loi du 12 août 2000 ayant remplacé la notion de « ménage formé avec une personne de l’autre sexe » par « ménage de fait ». Il s’est agi à ce moment d’abandonner la référence à la relation sexuelle entre membres du ménage et de mettre l’accent sur le lien économique qui les unit, le législateur de l’époque renvoyant à la jurisprudence existante en matière sociale.

L’évolution de la notion de cohabitation dans les matières du chômage et du revenu d’intégration sociale est connue et l’intérêt de cet arrêt de la Cour du travail de Bruxelles est de souligner que l’approche actuelle dans ces matières est transposable aux allocations familiales.

La cour renvoie longuement ici à l’arrêt de la Cour du travail de Liège du 11 mai 2020 (précédemment commenté), qui a également jugé que la cohabitation est une notion transversale et que l’on peut en définir les contours en se référant à la jurisprudence récente de la Cour de cassation dans ces matières, où celle-ci a précisé la notion de « règlement en commun des questions ménagères », comme on le sait.

Dans cet arrêt de la Cour du travail de Liège, il a été précisé qu’il ne suffit donc pas qu’il y ait un avantage économique et financier, mais qu’il faut en outre qu’il y ait un règlement en commun, avec une mise en commun éventuelle des ressources financières des tâches, des activités et des autres questions ménagères. L’on ne peut dès lors se limiter à constater que les intéressés partagent les principales pièces de vie et les frais d’un même logement et qu’ils règlent en commun les seules questions relatives au loyer et frais de celui-ci, ce qui évidemment entraîne déjà un avantage économique et financier, mais ce critère ne suffit pas.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be