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A.M.I. : perte de plus de deux tiers de la capacité de gain et marché du travail effectif

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 11 octobre 2021, R.G. 2020/AL/465

Mis en ligne le vendredi 8 avril 2022


Cour du travail de Liège (division Liège), 11 octobre 2021, R.G. 2020/AL/465

Terra Laboris

Dans un arrêt du 11 octobre 2021, la Cour du travail de Liège (division Liège) reprend l’enseignement de la Cour de cassation quant aux lésions et troubles fonctionnels à prendre en compte dans l’évaluation de l’incapacité de travail de plus de 66% au sens de cette législation.

Les faits

Un assuré social est reconnu incapable de travailler par son organisme assureur A.M.I. depuis mai 2015. Il souffre essentiellement de problèmes de dos, de douleurs à l’épaule et d’une faiblesse du poignet gauche. Il a été ouvrier ardoisier-couvreur-zingueur pendant environ quarante ans.

En janvier 2017, il est mis fin à son incapacité, la mutuelle estimant qu’il est apte à des travaux moyens à légers et donnant comme exemple le gardiennage.

Un recours est introduit devant le Tribunal du travail de Liège (division Huy), qui désigne un expert. Après un examen circonstancié des lésions ainsi que de la carrière professionnelle de l’intéressé et des possibilités restantes, l’expert conclut qu’il y avait bien une incapacité supérieure à 66%, mais ce à partir d’une date ultérieure (juillet 2018 et non janvier 2017), eu égard à une pathologie nouvelle. Cette date est celle de la séance d’expertise.

L’avis de l’expert a été entériné par un jugement du 2 octobre 2010, jugement dont appel.

Position des parties devant la cour

La mutuelle estime que la « pathologie nouvelle » n’est pas un élément médical neuf et qu’il n’y a pas eu d’aggravation majeure de la pathologie initiale.

Quant à l’intéressé, qui interjette un appel incident, il considère que les éléments ayant justifié la reconnaissance de l’incapacité de travail étaient déjà présents au moment où la mutuelle a mis fin à celle-ci.

Avis du ministère public

Le ministère public relève le « caractère peu commun » du rapport, puisqu’il admet l’incapacité à partir de la séance d’expertise. Il estime par ailleurs qu’affecter l’intéressé à du travail léger est illusoire. Il demande la confirmation du jugement pour la période qui a été reconnue et sa réformation pour la période antérieure.

La décision de la cour

La cour reprend l’article 100, § 1er, alinéa 1er, de la loi coordonnée du 14 juillet 1994, qui définit l’incapacité de travail, rappelant qu’il faut, pour être indemnisé, répondre à trois conditions, étant (i) que l’intéressé a cessé toute activité, (ii) que cette cessation est la conséquence directe du début ou de l’aggravation de lésions ou de troubles fonctionnels et (iii) que ceux-ci entraînent une réduction de deux tiers au moins de la capacité de gain.

La cour donne sa définition de la notion de « lésions » ou « troubles fonctionnels », étant qu’il s’agit de toute atteinte physique ou psychique qui diminue la capacité de gain. Peu importe que celle-ci soit visible moyennant le recours à l’imagerie médicale ou qu’elle soit imputable à un organe ou à une cause en particulier. Peu importe également que les troubles soient réfractaires à tout traitement et variables dans le temps. Il est également indifférent qu’il s’agisse de troubles du comportement, inhérents à la personnalité (8e feuillet).

Dans l’appréciation de l’incapacité, il faut tenir compte de toutes (la cour souligne) les pathologies, quelle que soit leur origine et indépendamment de leur indemnisation éventuelle. Il est renvoyé à l’arrêt de la Cour de cassation du 1er octobre 1990 (Cass., 1er octobre 1990, n° 7145), selon lequel, pour l’évaluation de l’incapacité de travail, il y a lieu de déterminer la réduction de la capacité de gain en fonction de l’ensemble des lésions et des troubles fonctionnels dont est victime le bénéficiaire au moment de l’interruption de travail et pas uniquement en fonction de nouvelles lésions ou troubles fonctionnels ou de l’aggravation de lésions ou de troubles qui ont entraîné l’interruption de travail.

Appliquant ces principes à l’espèce, la cour reprend l’ensemble des pathologies qui avaient été mises en exergue par l’expert judiciaire. Elle constate que, depuis plusieurs années, la situation n’a pas évolué favorablement et qu’en outre, en décembre 2020, de nouvelles complications sont intervenues. Plus particulièrement pour une douleur scapulaire relevée par le médecin-traitant, la cour retient que celle-ci était présente lors de la prise de décision de fin d’incapacité et qu’elle doit être prise en compte. Il est indifférent qu’elle ait été présente de longue date, tout comme il est sans importance qu’elle se soit aggravée ou non.

Par ailleurs, pour ce qui concerne le marché du travail, renvoyant à l’avis de M. l’avocat général, la cour souligne que l’état de santé tel qu’attesté doit être mis en rapport avec le marché du travail effectif (la cour souligne) de l’intéressé. Elle s’interroge dès lors sur les professions que pourrait encore exercer une personne de même condition et de même formation (renvoyant à sa formation professionnelle) et qui resteraient toujours accessibles en raison des limitations physiques.

Constatant que le demandeur a travaillé toute sa vie comme ouvrier couvreur en toiture et que c’est son seul domaine de compétence (outre pour les travaux manuels ne nécessitant pas de qualification), la cour juge « concrètement inconcevable » qu’il exerce encore un tel emploi, conclusion qui rejoint, selon elle, la position de la mutuelle, puisque cette dernière n’envisageait qu’un travail adapté, la capacité étant réduite à des travaux moyens et légers et avec des contre-indications supplémentaires (pas d’hyper-sollicitation des cervicales, ni d’agenouillement, non plus que de travail en hauteur), d’où l’exemple donné de la possibilité d’exercer des travaux de gardiennage.

Pour la cour, « se réinventer en agent de gardiennage constitue une réorientation radicale », celle-ci supposant une formation (l’arrêt renvoyant à la loi du 2 octobre 2017 réglementant la sécurité privée et particulière, ainsi qu’à l’arrêté royal du 23 mai 2018 d’exécution). Vu les aptitudes techniques et relationnelles différentes du métier de couvreur, cette profession n’appartient pas à celles qu’une personne de même condition et de même formation pourrait exercer. Elargir de telle manière le marché du travail excède les exigences de l’article 100, § 1er, de la loi, la cour soulignant qu’il en va particulièrement ainsi lorsqu’il s’agit d’un homme de cinquante-sept ans (à l’époque) et dont les facultés d’adaptation connaissaient déjà une certaine régression.

Sur la base des éléments du dossier, la cour conclut que l’intéressé a droit aux indemnités depuis le début de la période litigieuse.

Intérêt de la décision

Le cœur du débat est bien sûr la question de déterminer les professions qu’une personne de même condition et de même formation que le demandeur a ou aurait pu exercer du fait de sa formation professionnelle, s’agissant de définir lesquelles resteraient encore accessibles en raison des limitations physiques du travailleur.

L’arrêt de la Cour de cassation du 1er octobre 1990 (statuant dans le cadre de l’article 56, alinéa 1er, de la loi du 9 août 1963 instituant et organisant un régime d’assurance obligatoire contre la maladie et l’invalidité) avait jugé qu’il ressort de cette disposition, telle que modifiée par l’arrêté royal n° 22 du 23 mars 1982, que l’incapacité de travail ne peut être reconnue lorsque, au moment de l’interruption de l’activité, l’état de santé du travailleur ne s’est pas aggravé lorsqu’on le compare à son état de santé au début de son activité. Pour la Cour, il ne s’ensuit pas que, lorsque l’interruption de l’activité est bien la conséquence directe d’une aggravation de cet état de santé, la réduction de la capacité de gain ne doit pas être déterminée en fonction de l’ensemble des lésions et des troubles fonctionnels du bénéficiaire au moment de l’interruption de travail mais uniquement en fonction des nouvelles lésions ou des nouveaux troubles fonctionnels ou de l’aggravation qui ont eu pour conséquence directe l’interruption de l’activité. L’enseignement de cet arrêt est déterminant pour l’interprétation de la disposition.

La cour aborde par ailleurs la question du marché effectif du travail encore accessible à l’assuré social, question sur laquelle il peut utilement être renvoyé à un jugement du Tribunal du travail francophone de Bruxelles du 8 juillet 2016 (Trib. trav. fr. Bruxelles, 8 juillet 2016, R.G. 14/12.834/A). Ce jugement s’est essentiellement attaché à rechercher si le demandeur disposait d’une capacité de gain préexistante. Il a également rappelé la jurisprudence de la Cour de cassation ci-dessus, appliquant son enseignement et décidant que la réduction de la capacité de gain s’évalue en fonction de l’ensemble des lésions et des troubles fonctionnels dont le demandeur était victime au moment de l’interruption de travail et non uniquement en fonction des nouvelles lésions ou troubles fonctionnels ou de leur aggravation qui ont entraîné celle-ci. Il s’agissait en l’espèce d’un travailleur n’ayant comme parcours professionnel qu’un contrat d’apprentissage pour la profession de peintre en bâtiment, période suite à laquelle il n’eut plus d’occupation professionnelle.

L’on notera encore que, dans l’espèce commentée, la cour du travail s’est attachée à examiner concrètement la profession de substitution proposée (gardiennage) en soulignant les exigences techniques, relationnelles et professionnelles de chacun des deux métiers comparés.


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