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Rapport d’un détective privé : écartement en cas de non-respect de l’obligation d’information à la personne qui fait l’objet de l’observation

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 1er octobre 2021, R.G. 2020/AL/237

Mis en ligne le vendredi 29 avril 2022


Cour du travail de Liège (division Liège), 1er octobre 2021, R.G. 2020/AL/237

Terra Laboris

Dans un arrêt du 1er octobre 2021, la Cour du travail de Liège (division Liège) confirme, comme l’avait fait le tribunal, l’écartement d’un rapport de détective privé qui n’a pas respecté les obligations de la loi du 8 décembre 1992 en matière d’information de la collecte des données à la personne concernée.

Les faits

Un ouvrier communal a été victime d’un accident du travail le 28 novembre 2016 (brusque mouvement de recul rendu obligatoire afin d’éviter d’être brûlé par de l’huile chaude). Il s’en est suivi des douleurs au genou droit ainsi qu’au dos, celui-ci étant fragilisé par une hernie discale préexistante.

Le MEDEX décide de clôturer sans séquelles à la date du 1er avril 2018, l’incapacité temporaire s’étant étendue depuis l’accident jusqu’au 31 mars.

Une contestation ayant surgi, suite à cette décision, l’intéressé a introduit un recours devant le Tribunal du travail de Liège, recours dans lequel l’assureur de la commune a fait une intervention volontaire. La compagnie d’assurances a, en effet, mandaté un détective privé aux fins de faire une enquête et entend déposer les conclusions de celle-ci au débat, de même que les commentaires de son médecin-conseil.

Dans son jugement, le tribunal du travail écarte ce rapport ainsi qu’une clé USB déposée par l’assureur, enjoignant tant à l’employeur public qu’à la compagnie d’assurances de ne plus en faire état dans le cadre de la procédure. Un expert a été désigné.

Appel a aussitôt été interjeté par la commune et la compagnie d’assurances, qui sollicitent la réformation du jugement ainsi que l’autorisation de produire les documents litigieux.

Position des parties devant la cour

Pour la commune, il y a eu violation de l’article 774 du Code judiciaire, le tribunal soulevant d’office que l’autorisation pour l’exercice de l’activité de détective privé n’était pas déposée par l’auteur du rapport d’enquête. Elle fait valoir en outre que, pour être pris en compte en justice, le rapport doit être rédigé par un détective agréé et que le jugement ne pouvait soulever d’office que l’assureur n’aurait pas respecté ses obligations d’information et de collecte des données, le premier juge ayant fait valoir que des tiers auraient été informés avant l’intéressé lui-même, ce qui ne reposerait sur aucun élément du dossier. En outre, le juge ne pouvait conclure du dossier que le demandeur aurait été totalement privé de son droit à l’éventuelle rectification des données, alors que ceci lui avait été expressément signalé dans un courrier.

La commune conteste également que les données recueillies soient des données prohibées (état de santé), relevant notamment que la jurisprudence admet la production d’images filmées ne contenant aucune information relative à l’état de santé, même si leur examen permet par déduction de se faire une opinion générale sur les plaintes de la victime. Enfin, elle considère que la collecte a été limitée à ce qui était nécessaire aux objectifs poursuivis, étant d’éclairer le juge sur un litige en matière de sécurité sociale.

Quant au demandeur originaire, intimé, il demande la confirmation du jugement en ce qu’il a conclu à l’absence de dépôt de la carte d’accréditation du détective, qui eut permis de prouver la réalité et la qualité de celui-ci, au temps écoulé entre le rapport lui-même et les informations sur la procédure d’observation et de collecte, ainsi enfin qu’au fait qu’il devait pouvoir vérifier si les images collectées ne se rapportaient pas directement à son état de santé, le but de l’assureur étant d’écarter l’application de la loi sur les accidents du travail, situation qui n’est pas un des cas d’exception visés à l’article 9, point 2., du R.G.P.D.

La décision de la cour

La cour se prononce uniquement sur la question de l’écartement ou non des éléments litigieux.

Elle aborde en premier lieu la question du respect de l’article 774 du Code judiciaire, relatif aux droits de la défense, qui impose au juge d’ordonner une réouverture des débats avant de rejeter une demande sur une exception que les parties n’avaient pas invoquée, considérant qu’elle doit dès lors examiner les moyens soulevés dans le cadre du débat contradictoire. La cour constate que le détective privé figure sur une liste des détectives autorisés émanant du SPF Intérieur, ce qui ne permet pas de retenir la conclusion du premier juge sur ce point.

Pour ce qui est du respect de la loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée à l’égard du traitement de données à caractère personnel, la cour examine le respect de l’obligation d’information qu’elle contient, ainsi que l’interdiction figurant à son article 7 de procéder à un traitement de données à caractère personnel relatives à la santé. Celui-ci est interdit, sauf notamment lorsqu’il est nécessaire à la réalisation d’une finalité fixée par ou en vertu de la loi en vue de l’application de la sécurité sociale.

Elle rappelle que, s’il est interdit au détective de collecter des informations relatives à l’état de santé, le simple fait de montrer comment une personne se déplace en rue ou le fait qu’elle exercerait une activité parallèle n’est pas une donnée telle, ces faits n’étant pas couverts par le secret médical et pouvant être perçus par n’importe qui. C’est par déduction que l’on peut établir un rapport avec l’état de santé de la personne (la cour renvoyant à la doctrine de V. NEUPREZ et F. LAMBRECHT, « Les détectives et le droit social », Ors., 2013, p. 9).

Renvoi est également fait à la jurisprudence, dont un arrêt de la Cour du travail de Liège du 13 septembre 2017 (C. trav. Liège, div. Neufchâteau, 13 septembre 2017, R.G. 2016/AU/33), qui a rappelé l’importance de l’information au sens de la loi. Un très long extrait de cette décision est repris, soulignant le caractère capital de l’information légale, et ce avant l’utilisation en justice du rapport, la personne protégée devant pouvoir avoir accès à celui-ci et s’opposer à tout traitement de données recueillies. La cour y avait souligné qu’il s’agit là d’une question de principe particulièrement importante lorsque le mode de preuve est utilisé dans des litiges relatifs à l’indemnisation d’un accident du travail, qui présentent un lien étroit avec la santé des travailleurs, et ce quand bien même les données personnelles relatées dans le rapport et les images de l’intéressé sur la voie publique auraient été susceptibles d’être constatées par toute autre personne qui l’aurait croisé.

La cour reprend ensuite l’Exposé des motifs de la loi du 11 décembre 1998, qui a transposé la Directive n° 95/46/CE du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données. Celui-ci a repris l’exigence de l’article 2 de cette Directive, selon lequel la communication des données doit avoir lieu dès l’enregistrement de celles-ci ou, si une communication à un tiers est envisagée, au plus tard lors de la première communication. C’est dès l’enregistrement (CD, clé USB ou impression des photos) que le détective doit communiquer les informations en cause. Et la cour de rappeler ici que le médecin-conseil de l’assurance n’est pas son préposé et qu’il doit être considéré comme un tiers, ce qui a été relevé également dans un autre arrêt de la juridiction (C. trav. Liège, div. Liège, 18 août 2020, R.G. 2019/AL/302).

Cette procédure n’a nullement été respectée en l’espèce, la collecte ayant eu lieu le 7 août 2017, les éléments ayant ensuite été transmis au médecin-conseil (dont la cour relève qu’il est également le médecin-conseil de la commune employeur) et qui a, dans un rapport du 8 février 2018, conclu à une consolidation sans I.P.P. avec retour à l’état antérieur. Ce n’est enfin que le 11 février 2019 que l’assureur a écrit à l’intéressé, l’informant de la collecte de prises de vue suite à une procédure d’observation.

La cour rejoint dès lors la position du premier juge. Elle conclut à la violation de l’article 9 de la loi du 8 décembre 1992 ainsi qu’au non-respect du principe du procès équitable. Elle note encore à cet égard que le médecin-conseil qui a visualisé les enregistrements et donné la position de l’employeur et de la commune sera vraisemblablement celui qui interviendrait dans le cours de l’expertise.

Surabondamment, elle énonce que la communication à l’expert de ces éléments n’est pas nécessaire pour lui permettre de mener à bien sa mission.

Le jugement est dès lors confirmé et la cause renvoyée devant le tribunal afin que la mesure d’expertise soit diligentée.

Intérêt de la décision

La jurisprudence en la matière est bien acquise quant à l’obligation de respect strict des conditions prévues par la loi du 8 décembre 1992 (la question du respect de celles encadrant la profession de détective n’étant en l’espèce pas discutée).

La cour ne s’est pas prononcée sur le volet « vie privée », n’abordant qu’incidemment la question de l’autorisation d’utiliser en justice des éléments relevant de la vie privée, pour se concentrer sur la question du respect de la loi du 8 décembre 1992.

Elle a notamment renvoyé à une décision de la même juridiction du 18 août 2020 (C. trav. Liège, div. Liège, 18 août 2020, R.G. 2019/AL/302 – précédemment commenté), dont l’enseignement est capital. Celle-ci y a relevé notamment que, dans l’examen de la proportionnalité de la surveillance, étant de savoir si elle n’est pas excessive et respecte les droits de l’intéressée, il était fait valoir en l’espèce une violation de l’article 4, 3°, de la loi du 8 décembre 1992, l’entourage de la personne surveillée ayant également été exposé. Même si les photos avaient été prises sur la voie publique, la communication du rapport et des photos avant toute transmission à des tiers aurait permis à l’intéressée d’en demander l’écartement ou encore de flouter les visages des personnes qui l’accompagnaient.

La spécificité de l’espèce tranchée dans l’arrêt du 1er octobre 2021 réside dans une violation flagrante du droit à un procès équitable, les informations, qui ne seront communiquées à la victime qu’un an et demi après avoir été prises, ayant entre-temps et très rapidement été transmises au médecin-conseil de l’assureur, qui se trouve également être le médecin-conseil de l’employeur… C’est d’ailleurs sur la base de cette communication illégale que la décision de guérison sans séquelles avait d’ores et déjà été prise, ce que n’a pas manqué de relever la cour.

Relevons enfin que celle-ci a précisé à cet égard que le médecin-conseil d’une assurance n’est pas son préposé et doit être considéré comme un tiers.


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