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Refus d’une demande d’asile suivi d’un ordre de quitter le territoire

Commentaire de Cass., 13 décembre 2021, n° S.17.0054.F

Mis en ligne le mardi 14 juin 2022


Cour de cassation, 13 décembre 2021, n° S.17.0054.F

Terra Laboris

Dans un arrêt du 13 décembre 2021, la Cour de cassation interroge la Cour de Justice sur la compatibilité de la règle selon laquelle en cas d’introduction ultérieure d’une demande de séjour pour raisons médicales déclarée recevable (ce qui a entraîné la délivrance d’une autorisation conférant le droit de séjour), il y a retrait implicite de la décision de retour.

Les faits

Le litige oppose Mme M.M.M. au C.P.A.S. de Liège.

Mme M.M.M., de nationalité congolaise, a introduit une demande d’asile en Belgique le 19 août 2014, qui a été rejetée le 24 septembre 2014. Un ordre de quitter le territoire lui a été notifié le 13 octobre 2014.

Mme M.M.M. a introduit, le 19 janvier 2015, une demande d’autorisation de séjour pour raisons médicales qui a été déclarée recevable, en sorte qu’une attestation d’immatriculation lui a été octroyée et que le C.P.A.S. de Liège lui a alloué une aide financière.

Le 20 avril 2016, cette demande a été rejetée et l’attestation d’immatriculation a cessé de lui être octroyée.

Par décisions des 31 mai, 28 juin et 19 juillet 2016, le C.P.A.S. lui a retiré l’aide sociale à partir du 1er mai, a décidé de récupérer 56,69 euros payés depuis le 29 avril 2016, date de la notification à Mme M.M.M de la décision de rejet prise par l’Office des étrangers, et a refusé l’aide sociale après cette dernière date.

Le tribunal du travail a dit ce recours non fondé et a fait droit à la demande reconventionnelle.

L’appel de Mme M.M.M a été rejeté par la cour du travail de Liège par un arrêt du 15 mars 2017.

L’arrêt attaqué

Cet arrêt est reproduit par l’arrêt commenté, publié sur Juportal. Nous nous bornerons donc à un bref résumé de son contenu.

La cour du travail rapelle qu’en vertu de l’article 57, § 2, de la loi du 8 juillet 1976, toute aide sociale autre que l’aide médicale urgente est refusée à l’étranger qui séjourne illégalement dans le royaume.

Pour les demandeurs d’asile, cette disposition précise que l’illégalité du séjour est définie par deux conditions : le rejet de la demande d’asile et la notification d’un ordre de quitter le territoire susceptible d’être qualifié d’exécutoire.

Pour les autres catégories d’étrangers, c’est la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers qui détermine la légalité ou l’illégalité du séjour.

Au regard de sa demande d’asile, Mme M.M.M est en séjour illégal vu l’ordre de quitter le territoire exécutoire du 13 octobre 2014.

Cet ordre n’a pas été annulé par l’émission d’attestations d’immatriculation pendant l’examen de la demande d’autorisation de séjour sur la base de l’article 9ter de la loi du 15 décembre 1980 depuis le moment où elle a été déclarée recevable jusqu’à la décision de rejet. Cette décision a en effet remis le titre initial en vigueur. L’arrêt attaqué se fonde sur l’article 52/3 de la loi du 15 décembre 1980 aux termes duquel en cas de rejet de recours au Conseil du Contentieux des Etrangers, l’ordre de quitter le territoire est prolongé, ce qui implique qu’il n’ait pas été retiré de l’ordonnancement juridique.

La requête en cassation

La requête invoque la violation :

« - (d)es articles 1er et 57, §§ 1er et 2, de la loi du 8 juillet 1976, en refusant le droit à l’aide sociale dont la demanderesse devait bénéficier en vertu de ces dispositions et en appliquant à tort la limitation prévue par l’article 57, § 2, de ladite loi ;

  • (d)es articles 9ter et 52/3 de la loi du 15 décembre 1980, et 7, alinéa 2, et 8 de l’arrêté royal du 17 mai 2007, en ne tenant pas compte de l’autorisation de séjour obtenue en vertu de ces dispositions durant la procédure introduite fondée sur ledit article 9ter ».

Mme M.M.M soutient en substance que :

« En vertu des articles 7, alinéa 2, et 8 de l’arrêté royal du 17 mai 2007 fixant des modalités d’exécution de la loi du 15 septembre 2006 modifiant la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, le demandeur qui a introduit une demande recevable fondée sur l’article 9ter de la loi du 15 décembre 1980 est mis en possession d’une attestation d’immatriculation.

La délivrance d’une attestation d’immatriculation indique que le demandeur est autorisé à séjourner, fût-ce de manière temporaire et précaire.

Elle implique dès lors le retrait implicite de l’ordre de quitter le territoire antérieur.

(…)

L’arrêt n’a pu, dès lors, se fonder sur cet ordre de quitter le territoire pour décider que la demanderesse se trouve en séjour illégal durant la période litigieuse du 1er mai au 2 novembre 2016 et ne peut, en application de l’article 57, § 2, de la loi du 8 juillet 1976, obtenir une aide sociale autre que l’aide médicale urgente ».

Les conclusions du ministère public

Les conclusions sont publiées sur Juportal avec l’arrêt commenté. Nous nous bornerons à un bref résumé.

La question soulevée a trait à la portée à donner à l’ordre de quitter le territoire que l’article 52/3 de la loi du 15 décembre 1980 impose de délivrer au terme d’une demande d’asile rejetée, singulièrement de son caractère exécutoire.

Les conclusions rappellent les hésitations de la doctrine et de la jurisprudence sur la question si le droit à l’aide sociale doit être maintenu pendant la durée du recours au Conseil d’Etat contre le rejet d’une demande d’asile, ce qui a donné lieu à la loi du 15 juillet 1996 qui a remplacé dans l’article 57, § 2, de la loi du 8 juillet 1976 organique des C.P.A.S. le terme « définitif » par le terme « exécutoire ». La Cour d’arbitrage a, par son arrêt du 22 avril 1998 (n°43/98), décidé que cette modification violait les articles 10 et 11 de la Constitution, la Cour ayant dans cet arrêt précisé la portée de cette annulation.

Les conclusions attirent ensuite l’attention sur les modifications de l’article 52/3 de la loi du 15 décembre 1980 et leurs conséquences.

Ainsi, l’arrêt de la Cour de cassation du 13 mars 2017 (Pas., 2017, n° 175 – avec les conclusions du Ministère public, arrêt également publié sur Terra Laboris avec une note) est rendu dans une affaire tout à fait similaire mais son enseignement, étant que la délivrance d’une attestation d’immatriculation implique le retrait implicite de l’ordre de quitter le territoire antérieur, ne peut être transposé à la présente affaire dès lors que l’article 52/3 de la loi du 15 décembre 1980 a été modifié par la loi du 8 mai 2013.

Il y a une doctrine et des décisions administratives dans le sens du retrait implicite (références citées en notes 19 et 20). Contrairement à ce que soutient le C.P.A.S., l’arrêt de la Cour de cassation du 23 avril 2014 (Pas., n° 296) n’est pas pertinent en l’espèce dès lors qu’il ne concerne pas la procédure d’autorisation pour raison médicale.

Les conclusions relèvent alors que la question doit encore être appréhendée au regard du droit européen « et en particulier de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, dite directive « retour ». Elle vise à fixer des règles claires, transparentes et équitables afin de définir une politique de retour efficace, constituant un élément indispensable d’une politique migratoire bien gérée, ainsi qu’à mettre en place une politique efficace d’éloignement et de rapatriement dans le respect intégral des droits fondamentaux ainsi que de la dignité des personnes concernées (…). Elle s’applique aux ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier sur le territoire d’un État membre (…).

La directive définit en son article 3 la « décision de retour » comme une décision ou un acte de nature administrative ou judiciaire déclarant illégal le séjour d’un ressortissant d’un pays tiers et imposant ou énonçant une obligation de retour ».

Selon l’arrêt de la Cour de Justice GNANDI (Aff. n° C-181/16), un ordre de quitter le territoire est une décision de retour que, en vertu de l’article 6, § 1er, de la directive, les Etats membres doivent en règle prendre à l’encontre de tout ressortissant de pays tiers en séjour illégal. Mais ils peuvent décider de conférer un droit de séjour notamment pour des motifs humanitaires. Dans ce cas, aucune décision de retour n’est prise et, si elle a déjà été prise, elle doit être annulée ou suspendue.

Les conclusions reproduisent les considérants 75 et 76 de l’arrêt de la Cour de Justice du 15 février 2016 (Aff. n° C-601/15) dont une partie de la doctrine déduit qu’en cas d’interruption de la procédure de retour, celle-ci doit ensuite être poursuivie au stade où elle a été interrompue alors que d’autres auteurs considèrent que cet arrêt n’est pas transposable à l’hypothèse d’une demande de régularisation médicale déclarée recevable (références notes 35 et 36). Certains arrêts du Conseil du Contentieux des Etrangers se sont prononcés en ce sens (références 38 et 39) mais le Conseil d’Etat a rendu un arrêt en sens contraire le 23 mai 2017 (note 40).

Les conclusions se réfèrent encore aux recommandations émises par la Commission européenne pour la mise en œuvre de la directive retour qu’elles reproduisent. « Ce texte confirme l’option laissée aux Etats membres de choisir, en cas d’octroi d’un titre de séjour, entre l’annulation ou la simple suspension de la décision de retour antérieure. Et il paraît limiter le champ d’application de l’arrêt de la Cour de justice du 15 février 2016 aux seules hypothèses de procédure de retour suspendues par une demande de protection internationale, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. »

Compte tenu des difficultés d’interprétation de la directive retour, Mme l’Avocat général Bénédicte INGHELS propose à la Cour de cassation de poser à la Cour de Justice une question préjudicielle, qu’elle suggère de libeller comme suit :

« Les articles 6 et 8 de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier s’opposent-ils à une interprétation du droit interne selon laquelle la délivrance d’une attestation d’immatriculation, conférant un droit de séjour pendant l’examen d’une demande d’autorisation de séjour pour raison médicale, demande considérée comme recevable, et indiquant que le ressortissant de pays tiers est autorisé à séjourner, fût-ce de manière temporaire et précaire, pendant l’examen de cette demande, implique le retrait implicite de la décision de retour précédemment adoptée dans le contexte d’une procédure d’asile, avec laquelle cette attestation d’immatriculation serait incompatible ? ».

L’arrêt commenté

La Cour relève que « Le moyen soutient que la délivrance d’une attestation d’immatriculation à celui qui demande le séjour pour raisons médicales sur la base de l’article 9ter de la loi du 15 décembre 1980 indique que ce demandeur est autorisé à séjourner, fût-ce de manière temporaire et précaire, et implique, dès lors, le retrait implicite de l’ordre de quitter le territoire antérieur »

Elle reproduit les articles 6, § 1er, et 4 et 8, § 1er, de la directive « retour » ; rappelle l’arrêt de la Cour de Justice GNANDI exposé dans les conclusions du Parquet et qui analyse l’ordre de quitter le territoire notifié par l’Office des étrangers de Belgique comme une décision de retour au sens de l’article 3, point 4, de cette directive et reproduit une partie de l’arrêt n° C-601/15 du 15 février 2016, également analysé dans les conclusions du ministère public.

Elle conclut que, le moyen supposant l’interprétation des articles 6 et 8 de la directive 2008/115/CE, il y a lieu de poser à la Cour de Justice la question préjudicielle suivante :

« Les articles 6 et 8 de la directive 2008/115/CE du 16 décembre 2008 du Parlement européen et du Conseil relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier s’opposent-ils à la règle de droit interne selon laquelle la délivrance d’une autorisation conférant un droit de séjour dans le cadre de l’examen d’une demande d’autorisation de séjour pour des raisons médicales, considérée comme recevable compte tenu des critères ci-dessus précisés, indique que le ressortissant de pays tiers est autorisé à séjourner, fût-ce de manière temporaire et précaire, pendant l’examen de cette demande et que cette délivrance implique, dès lors, le retrait implicite de la décision de retour précédemment adoptée dans le contexte d’une procédure d’asile, avec laquelle elle est incompatible ? ».

L’intérêt de la décision commentée

La décision est rendue par une chambre composée de présidents de section et conseillers francophones et néerlandophones, ce qui donne déjà une indication de l’importance de cette affaire.

Les conclusions du Parquet contiennent, pour le droit interne des références utiles sur l’évolution de l’article 52/3 de la loi du 15 décembre 1980, rappelant la volonté du législateur d’imposer, par la loi du 15 juillet 1996, la solution selon laquelle le recours au Conseil d’Etat n’ouvrait pas le droit au séjour et donc à l’aide sociale pendant son examen, loi jugée contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution par la Cour d’arbitrage. Elles rappellent également l’évolution ultérieure de cet article 52/3 et fournissent des références aux décisions du Conseil d’Etat et du Conseil du Contentieux des Etrangers.

Ces conclusions sont également précieuses pour le droit européen et plus particulièrement la directive 2008/115/CE.

On remarquera enfin que la question préjudicielle posée par l’arrêt commenté n’est pas totalement identique à celle suggérée par le ministère public.


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